Le Patent Trolling : une pratique récente ?

Le Patent Trolling : une pratique récente ?

Chapitre 3 – Environnement propice au développement des trolls

Si l’on s’en réfère à l’histoire, les trolls n’ont véritablement prospéré qu’à deux reprises : à la fin du 19ème et au début du 21ème siècle, aux Etats-Unis. L’on peut donc raisonnablement penser que l’environnement, politique, juridique et économique joue un rôle capital dans l’existence et le développement des trolls. Un tel état de fait veut donc qu’on examine ces conditions environnementales. La première section sera consacrée à l’étude de l’environnement juridique du 19ème siècle alors que la seconde s’intéressera aux circonstances actuelles.

Section 1

Le Patent Trolling : une pratique récente ?

Sous son apparence récente, la pratique du patent trolling remonte, certes sous une forme quelque peu différente, au 19ème siècle. L’analyse éclairante de G. N. Magliocca77 nous replonge en 1860, décennie durant laquelle nombre de plaidoyers pour une protection accrue de la propriété intellectuelle furent rédigés78.

En réponse aux revendications de plus en plus insistantes d’inventeurs d’innovations incrémentales, le droit américain des brevets fut finalement adapté en 1870. La modification qui nous intéresse particulièrement ici est celle apportée par l’article 71 du Patent Act de 187079 : seront dorénavant protégés non seulement les new and original shape[s] or configuration of any article of manufacture mais également les new, useful, and original shape[s] […]. L’on aperçoit au premier coup d’œil le problème que l’usage d’un adjectif tel qu’ « utile » dans un texte légal pose au regard de la sécurité juridique et, plus spécifiquement, de la procédure d’attribution des brevets. Alors que la nouveauté et le caractère original s’apprécient relativement aisément et objectivement, l’utilité est bien plus difficile à estimer. De plus, que peut-on qualifier d’utile ? Une caractéristique ornementale ou esthétique est-elle utile ?

L’Office américain des brevets (USPTO) fut inondé de nouvelles demandes et, déjà à l’époque, le sentiment que le fondement même du système des brevets est ébranlé apparaît dans le chef du nouveau Commissioner. Pour reprendre ses propres termes, bien éloquents d’ailleurs : « [Covering] slight changes in the form of crowbars, spades, plows, scrapers, etc., is simply ridiculous, and tends to bring the whole system into disrepute »80. Les objets brevetés ne le sont que pour des raisons commerciales car ceux marqués du sacro-saint patented rencontrent un succès accru.

Plus pertinent pour notre étude, le second problème a trait aux montants des royalties perçues pour les licences concédées par ces « inventeurs » opportunistes. Alors qu’aujourd’hui seul le producteur illégitime de biens brevetés peut être la cible d’une action en contrefaçon, le breveté pouvait, au 19ème siècle, agir contre l’utilisateur du bien litigieux.

Les premières victimes en furent les fermiers qui se résolvaient à s’accorder avec le breveté, ne se risquant que peu souvent à porter le litige en justice. En effet, leur manque d’éducation, d’abord, leur manque de ressources financières, ensuite, fournissaient un terreau propice à ces brevetés opportunistes qui tiraient un juteux profit de leurs menaces de poursuites.

Comme aujourd’hui, les passions se déchainèrent et les débats firent rage entre les partisans du statu quo et les autres. Les premiers, comptant dans leurs rangs nul autre que Thomas Edison, défendaient la thèse que toute modification restrictive du droit existant consisterait en une diminution des incitants à l’innovation et, partant, serait préjudiciable pour l’économie américaine.

Les seconds reprirent à leur compte les arguments inspirés de celui évoqué supra : le but du système des brevets est perverti81, les royalties perçues sont sans commune mesure avec l’avantage procuré qu’elles sont censées rémunérer, l’insécurité juridique est accrue, le comportement de ces sharks82 est impropre à l’éthique des affaires, les victimes sont malheureuses et surprises. Nous pourrions continuer mais il nous semble plus intéressant ici de nous demander quelles sont les conditions qui ont permis ou favorisé le développement de ces pratiques. Qu’ont- elles, par ailleurs, en commun avec les conditions actuelles ?

Premièrement, les trolls prospèrent lorsque leurs cibles n’ont peu ou pas d’alternative à l’objet de leur revendication. En effet, cette absence de substituts, qu’elle soit réelle ou simplement pratique, permet au troll de conclure un accord qui lui sera plus favorable que lorsque d’autres options existent. Le troll capture non seulement la valeur de son invention mais aussi la valeur des actifs complémentaires et celle des investissements irréversibles83 réalisés par le défendeur84.

Un tel état de fait existe non seulement en ce qui concerne les (plus) hautes technologies qu’en ce qui concerne les plus basiques. Quelle alternative peut-il y avoir à une puce hautement technologique, pour un fabriquant de matériel informatique, et quelle alternative peut-il y avoir, pour un fermier, à une simple pelle ? Certes, dans le second cas, une alternative non brevetée est susceptible d’exister.

Cependant, tant que le montant réclamé par le troll est inférieur au coût de changement que le fermier encourrait, dut-il choisir d’acquérir une technologie alternative, ce dernier préférera conclure un accord avec le troll. Ainsi, le trolling est susceptible d’apparaître lorsque l’effet de substitution est faible et la valeur relative que les trolls peuvent extraire est élevée.

Deuxièmement, les trolls sont d’autant plus susceptibles de prospérer que les brevets litigieux sont vagues; un brevet dont la portée est peu claire génère une insécurité juridique. Aller devant un juge pour voir le différend tranché s’apparente à un véritable coup de poker pour le défendeur qui, bien souvent, préférera conclure un accord avec le troll, hors des Cours et tribunaux. La difficulté d’appréciation des chances de succès ou d’échec d’une action en justice est d’autant plus grande que l’avancée protégée par le brevet est marginale.

Dans le cas de hautes technologies informatiques, les avancées sont souvent incrémentales : la nouvelle puce n’aura d’utilité que mise en réseau avec d’autres et celle-ci n’y sera intégrée que si elle satisfait au standard technologique d’application.

En ce qui concerne les outils de ferme, le problème est similaire : il n’existe qu’un nombre fini de manières de concevoir une pelle. Ainsi, toute nouveauté, en termes de design par exemple, est, presque toujours, incrémentale et repose sur un ensemble préexistant plus large, breveté. Ajoutons ici que des frais de justice élevés renforcent un tel effet. Le défendeur sera susceptible de conclure un accord d’autant plus profitable au troll si l’accès au juge est entravé par de hautes barrières financières.

Troisièmement, des droits de propriété intellectuelle à bas prix stimulent le trolling car cela diminue le risque supporté par le troll. Pour l’informatique, il suffit au troll de ne posséder qu’un seul et unique brevet portant sur un composant déterminé pour avoir, déjà, un pouvoir de négociation considérable. Pour les outils agricoles de base, les critères de brevetabilité laxistes diminuent les coûts d’acquisition.

74 N. MYHRVOLD, « The Big Idea : Funding Eureka ! », Harvard Business Review, March 2010.

75 M. MASNICK, « Nathan Myhrvold’s Intellectual Ventures Using Over 1,000 Shell Companies To Hide Patent Shakedown », 2010, http://www.techdirt.com/articles/20100217/1853298215.shtml (consulté le 7 août 2010).

76 AVANCEPT LLC, « The Intellectual Ventures Portfolio in the United States: Patents & Applications », 2ème edition, Janvier 2010 cité dans X, « Intellectual Ventures: A genuine path breaker or a patent troll? », Homeland Security News Wire, 19 février 2010, http://homelandsecuritynewswire.com/intellectual-ventures-genuine-path-breaker-or- patent-troll (consulté le 7 août 2010).

77 G. N. MAGLIOCCA, « Blackberries and Barnyards: Patent Trolls and the Perils of Innovation », Notre Dame Law Review, 2007, vol. 82, pp. 1809-1838.

78 Voyez, entre autres, H. T. FENTON, The law of patents for designs, Philadelphia, W. J. Campbell, 1889, p. 226.

79 Patent Act of 1870, Ch. 230, 16 Stat. 198-217 (July 8, 1870), Section 71.

80 SEN. CHRISTIANCY, 45 Cong. Rec. 398 (1878).

81 Cité dans G.N. MAGLIOCCA, op. cit., le député Deering s’exprime en ces termes : « The Framers of the Constitution never contemplated a system that would authorize or permit an army of swindlers to prey upon communities and plunder the unwary and unsuspecting ».

82 Tel était le nom, tout aussi éloquent, donné alors aux trolls de l’époque.

83 Il s’agit de sunk costs, de coûts encourus ne pouvant être récupérés.

84 M. A. LEMLEY, « Patenting Nanotechnology », Stanford Law Review, 2005, vol. 58, n° 2, p. 630.

Au début du 20ème siècle, le Congrès américain a solutionné le problème des sharks par le biais d’une réforme législative. Il a modifié le texte en remplaçant l’adjectif « utile » par « ornemental ». Les patent trolls ont disparu, pour quelques temps.

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