Autour des accords et discordes sur les principes de justice

Autour des accords et discordes sur les principes de justice (Boltanski et Thévenot)

Nous avons vu que les trois principes de liberté, d’égalité et de solidarité constituaient le fil rouge qui donnait une relative cohésion à l’ensemble des discours. En bonne logique, la question qu’il faudrait à présent mettre sur table est la suivante : « Qu’est-ce que cette généralisation nous a fait perdre ? ».

La réponse nous est venue au terme du neuvième entretien, effectué auprès d’une personne dont le discours se prêtait très mal à la généralisation ‘liberté, égalité, solidarité’ : à partir de ce moment un retour à la case départ devenait nécessaire afin de ne pas tomber dans la mauvaise foi théorique. Il était évident que certains bruseliens ne manifestaient qu’un très maigre intérêt à l’égard de questions relatives à la justice sociale ou à « leur liberté » en tant que travailleur ou consommateur ou citoyen.

Il était temps – à ce moment de notre étude – de commencer à mettre enfin en valeur ce qui dans BruSEL ne se pouvait manifestement pas se ramener à une unité. Dès lors notre travail consista en un approfondissement de notre objet d’étude visant à montrer que derrière les grandes motivations affichées par les acteurs (les quêtes d’intérêt matériel, de reconnaissance et de vivre ensemble) se cachent de petits principes de justification qui sont indispensables à la bonne compréhension du tout.

Nous verrons que par-delà l’habituel registre non-marchand se cache un ensemble partagé de petits discours évolutifs allant de la contestation à irénisme, de l’éthique personnelle à la morale planétaire, de l’égoïsme au don de soi, de l’individualisme à l’exaltation du lien social etc. On ne trouvera donc pas dans BruSEL une vision monolithique de ce que la société est ou de ce qu’elle doit être. Ce que l’on trouvera c’est une structure cohérente mais modulable qui autorise en son sein la présence d’une multiplicité de principes d’action. C’est pourquoi BruSEL doit être étudié à l’aide d’une méthode plus précise que celle à laquelle nous avons décidé de recourir au début de ce travail.

Il nous a alors semblé que le cadre théorique des économies de la grandeur (de Boltanski et Thévenot) pouvait nous offrir les outils d’analyse adéquats. Il nous a forcés à examiner notre objet en tant que groupe autorisant en son sein la présence de différentes règles de justification.

Pour Boltanski, ces règles qui déterminent ce qu’est la juste coopération sociale peuvent aujourd’hui être ramenées à sept principes de justice ; sept principes supérieurs communs qui sont autant de règles de définition de ce que sont d’une part le lien social et d’autre part l’ordre social. Ces principes servent à agencer les êtres (personnes et choses) selon un ordre de grandeur spécifique et cela afin que des accords soient possibles.

Dans cette seconde et dernière partie de notre travail, nous ne nous attacherons à rien du plus qu’à exposer une lecture détaillée de nos entretiens à la lumière de cet outil d’analyse. Cela nous permettra de réordonner les idées qui y sont contenues en articulant les problèmes les plus concrets et les plus particuliers aux questions les plus abstraites et les plus générales.

I. Les modes de justification des acteurs

Dans ces sept modèles d’ordre légitime (sept cités), la grandeur se dispense en fonction …

  1. 1. De l’accès des êtres à l’état de grâce (VII).
  2. 2. De leur position dans une chaîne de dépendances personnelles (II)
  3. 3. De l’opinion des autres (III)
  4. 4. De l’adhésion au collectif en tant qu’il est fondé sur le refus de se soumettre aux principes II et III (V)
  5. 5. De la possession de biens arrachés à la convoitise des autres (I)
  6. 6. De l’efficacité (IV)
  7. 7. De l’activité ; entendue comme capacité de donner vie à des projets (VI)

Vinciane Gillet avait déjà tenté l’expérience des économies de la grandeur en plaçant le SEL dans le registre de la cité inspirée (VII) : selon toute évidence ce rapprochement ne permet de rendre compte que d’une toute petite partie de la réalité.

Contrairement à ce qu’elle soutient, il n’y a pas qu’un principe supérieur commun qui puisse être évoqué. Outre la ‘soustraction à la mesure’ propre à la cité inspirée on a pu retrouver au sein des quatorze entretiens de nombreuses traces des principes supérieurs communs de la cité civique et surtout de la cité par projet. Dans une moindre mesure, on y retrouve les principes de la cité domestique et de la cité de renom.

D’aucun y aura vu une correspondance avec la philosophie politique de John Rawls (cf. La justice comme équité, Paris, La découverte, 2003) et nous suspectera de nous servir de BruSEL comme d’un faire-valoir. C’est nous faire un procès d’intention.

La liste n’est pas achevée. Elle a la grande originalité d’avoir été constituée sur base de sept types de textes de philosophie politique : Saint-Augustin (354-430), Bossuet (1627-1704), Hobbes (1588-1679), Rousseau (1712-1778), Adam Smith (1723-1790), Saint-Simon (1760-1825) et les textes de management des années 90.

En quoi la grâce aurait-elle le moindre rapport av

ec un régime d’action en Justice ? Boltanski et Thévenot répondent à ce type d’objection que – pour Saint-Augustin – c’est précisément elle seule qui « soustrait les hommes à l’éternelle misère de la cité terrestre » ; autrement dit, c’est d’elle dont dépend toute grandeur en ce monde (L. Boltanski & L. Thévenot, De le justification, op cit., p. 110). Par conséquent, il est acceptable de concevoir l’œuvre augustinienne comme une philosophie morale et politique : elle prône un bien souverain, un principe par lequel les petits êtres s’édifient.

Les principes de justice des cités marchande et industrielle sont quant à eux ceux dont les membres de BruSEL se distinguent le plus nettement. Ceci n’empêche cependant pas qu’ils soient utilisés en certaines occasions en tant que principes d’évaluation de la grandeur des êtres en jeu dans le BruSEL. Pour Boltanski, les sept cités peuvent être découpées à l’aide de treize catégories définissant sujets, objets, qualifications et relations :

  1. 1. Principe supérieur commun : Principe de coordination qui caractérise la cité, c’est une convention qui y établit l’équilibre entre les êtres. Elle assure une qualification des êtres (PSC).
  2. 2. État de grand : Les grands êtres sont les garants du principe supérieur commun, ils sont les repères nécessaires à la coordination des actions (EdG).
  3. 3. Dignité des personnes: Capacité et aspiration fondamentale des personnes à acquérir de la grandeur (D).
  4. 4. Répertoire des sujets : Personnes qualifiées par leur état de grandeur (RdS).
  5. 5. R. des objets et des dispositifs : Tout ce qui objective la grandeur des personnes (par exemple : les biens, les diplômes, les lois…) (RdO).
  6. 6. La formule d’investissement : Formule par laquelle l’accès à l’état de grand se voit rattaché à un sacrifice. La grandeur suppose le sacrifice des plaisirs particuliers associés à l’état de petit (FdI).
  7. 7. Le rapport de grandeur : La relation d’ordre entre les «états de grandeur»(RdG).
  8. 8. Relations naturelles entre êtres : Les rapports accordés aux grandeurs des sujets et des objets (RNe).
  9. 9. Figures harmonieuses de l’ordre naturel : Les réalités conformes au principe d’équité (Fhon).
  10. 10. L’épreuve modèle: Dispositif par lequel de la grandeur est distribuée aux êtres (EM).
  11. 11. Le mode d’expression du jugement : La forme de manifestation du supérieur commun (MeJ).
  12. 12. La forme de l’évidence : La modalité de connaissance propre au monde considéré (Fde).
  13. 13. Etat de petit et déchéance de la cité (EdP)

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