La cité du don ? Le modèle de Boltanski & Thévenot

La cité du don ? Le modèle de Boltanski & Thévenot

VIII. La cité du don ?

Au cours de leurs entretiens, les p.i. 5 et 12 ont toutes les deux fait une longue l’apologie du don désintéressé. D’autres répondants ont valorisé le même type d’acte, en le désignant par les mots suivants : « don gratuit », « bénévolat » et « don de soi ».

La question de savoir comment définir ce type de don avait déjà été traitée dans la première partie notre travail (p. 52, p. 83), et nous avions conclu que dans des rapports de coopération sociale – on ne parle pas ici de rapports familiaux – une telle sorte de don présentait en réalité un intérêt de type social ou relationnel. Nous avions donc refusé de nous servir de l’expression « don désintéressé » comme d’un concept sociologique.

En revanche nous avons utilisé le concept de « don de soi » pour désigner des actes ponctuels et intermittents par lesquels les acteurs agissent pour le groupe. Mais dire que ce don de soi est une manifestation de solidarité de l’individu à l’égard du groupe ne revient pas à dire que le donneur n’en tire aucun type d’avantage ou qu’aucune satisfaction ne réside dans l’exercice de la tâche. Bref, la question « Que gagne-t-on à donner sans rien attendre en retour ? » mérite un dernier petit détour théorique.

« Mais sinon, c’est notre devoir quelque part de motiver pour que les gens euh aient cette envie d’aller vers l’autre et cette envie de donner parce que c’est ça la peur, la peur c’est d’aller vers l’autre et de se dire « ah mais, si je donne est-ce que je vais avoir quelque chose en retour » et alors il y a toujours la peur « oui, mais alors, moi je vais rester sans rien » ça c’est un espèce de bagage qu’on tient depuis des milliers d’années, donc on doit toujours essayer d’avoir… par peur de perdre. Alors qu’ici c’est l’inverse, on donne sans savoir si on recevra ou si on recevra pas. Donc c’est vraiment ce réveil de « aillez confiance, allez vers l’autre, donnez, apportez ». Et si tout le monde se met ensemble à ce moment là il y quelque chose qui peut se créer ». [12.128]

Christian Jetté tente de démontrer qu’il existe un type de don qui n’est presté ni sous l’effet d’une contrainte sociale, ni en vue de l’obtention d’un bénéfice propre pour le prestataire. Il pense y trouver des cas d’application au sein des services bénévoles de la société moderne. Sa théorie nous intéresse à double titre : premièrement, elle nous livre des enseignements sur le don tel qu’il est presté dans le secteur associatif ; deuxièmement, elle fait de ce don le fondement d’une huitième cité, d’un huitième régime en justice.

1. Le modèle de Boltanski & Thévenot rend-il bien compte des activités de bénévolat ?

Chez Mauss, le don ne se donne que l’apparence de la gratuité ; alors qu’en réalité, il est à la fois contraint et rempli d’intérêts. Mais dans le monde moderne – répond Jetté – bien que la tradition se perde et que les contraintes s’effacent, des individus y prestent de libres actes de don. Le don tel que l’entend Mauss ne serait donc pas le tout du don.

Boltanski et Thévenot placent la logique du don au cœur du monde inspiré. Jetté leur objecte que la « grandeur » du don bénévole réside ailleurs : « Ce qui ressort donc, comme principe d’action dans le cité de l’inspiration, c’est la créativité pour elle-même, en tant qu’instrument de pouvoir ou de valorisation de soi dans les épreuves visant à fixer les grandeurs. Or, le don tel que nous l’entendons, c’est la création au service du lien social ».

Dans le monde inspiré, contrairement à ce qu’affirme Jetté, on ne crée pas pour soi-même. La grandeur n’est donc jamais attachée à la personne même mais au lien qui l’unit à tout ce qu’elle peut réaliser. Le fait de rentrer en soi-même pour y contempler une grandeur dont on se sait absolument indigne n’« emplit l’âme » que pour un instant si bien que le grand ne peut jamais se comprendre comme tel. Sa grandeur est donc fonction de sa capacité à se faire humble devant ce qui est infiniment grand.

Autrement dit, l’âme peut accueillir la grandeur inspirée mais non la posséder, car cette grandeur s’efface dès que l’individu se laisse distraire par d’autres types grandeurs (argent, honneurs etc.)

Dans la seconde partie de l’extrait cité, Jetté identifie le don est un acte de création à l’égard du lien social et laisse entendre que rien de tel n’existe dans le monde inspiré. Le but de ce chapitre sera de voir si l’on peut concilier le don comme l’entendent Boltanski et Thévenot (un acte qui à lui-même sa propre fin) au don en tant qu’il œuvre sur le lien social.

Comment un don peut-il être à la fois sa propre fin et un moyen visant à travailler le lien social (c’est-à-dire visant à renforcer, faire connaître, officialiser, valoriser, améliorer ou multiplier des liens sociaux) ?

C’est une question embarrassante car elle repose sur une idée contradictoire, l’injonction à donner gratuitement : « Vous qui avez reçu gratuitement, donnez gratuitement » (Matthieu, 10, 8). C’est cependant un des piliers de la morale chrétienne, et un principe qui continue à animer l’ethos – certes sécularisé – du monde occidental. On ne peut donc faire l’économie d’un petit détour théorique par la théorie de Christian Jetté.

Ch. Jette, Du don comme principe de justification, Cahiers du Larepps, Montréal, Université du Québec, 2003

Selon cette conception, on ne donne donc jamais qu’en vue de créer ou de détendre un lien de dette.

Ch. Jetté, op cit., p. 16

A. Gorz, op cit., 1987

En même temps qu’elle en dépend, la valeur du travail bénévole est sans commune mesure avec la valeur ajoutée à son objet. Ainsi, la grandeur inspirée que génère la prestation du service peut sans aucun mal contrebalancer son propre coût en terme de temps ou d’efforts. Autrement dit, le contre-don est contenu dans le don.

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