Explorez les impacts des politiques indigénistes sur les jeunesses autochtones et leur relation avec traditions et modernité:
B- Conséquences des politiques indigénistes sur les jeunesses autochtones
Dans ce contexte, on peut alors se demander quels sont les liens entre les traditions et valeurs autochtones et la jeunesse autochtone au XXIème siècle, ou plutôt les jeunesses. En effet, dans un contexte de transmission culturelle entravée par des politiques d’acculturation et d’assimilation, dont la spoliation de terres, on peut se demander si l’on peut parler d’une
caractéristiques par les jeunes, ou au contraire d’un rejet total de ces traits. Tout d’abord, il est nécessaire de définir ce que nous entendons par jeunesse. Dans les sciences sociales, l’étude de la jeunesse autochtone est un sujet récent. Concernant le concept de “jeunesse” , il convient de noter qu’il renvoi à une catégorie sociale en mouvement et hétérogène, fruit de contingences historiques123.
La “jeunesse autochtone” est un concept qui doit être étudié en fonction du contexte local (il diffère d’un endroit à l’autre) mais aussi en fonction du contexte international, car les influences externes sont plurielles. Les anthropologues qui ont étudié la jeunesse autochtone (Girard, Jérôme, Labrecque et Melenotte, entre autres) s’accordent sur la nécessité d’étudier la jeunesse en relation avec son environnement. L. Jérôme et N. Gagné124 ont, à cet égard, rédigé un ouvrage collectif compilant des articles scientifiques sur différents groupes de jeunes autochtones.
122 COLLIGNON, Béatrice, ibidem, p.5
123 Catherine Laurent SÉDILLOT, « Jeunesses autochtones. Affirmation, innovation et résistance dans les mondes contemporains », in Anthropologica, vol. 53, no1, 2011, p.53.
Cet ouvrage se concentre sur les actions et les réalisations des jeunes dans huit territoires des Amériques et de l’Océanie, mais aussi sur les défis qu´ils rencontrent. Ils soulignent que les conditions, les pratiques et les représentations des jeunes sont le résultat du contact entre les systèmes hégémoniques mondiaux et locaux. Que ce soit au Mexique ou au Canada, et au sein même des pays, il est important de rappeler que les situations sont extrêmement hétérogènes et différentes d’un territoire à un autre. Certains individus vont se distancier totalement des caractéristiques culturelles de leurs aînés, d’autres vont tenter de s’approprier ces traits culturels et d’autres encore vont souhaiter maintenir la tradition intacte. Au sein même d’une communauté autochtone, voire d’une famille, les comportements varient fortement d’un individu à un autre et les arguments que nous allons détailler en suivant n’ont pas pour but de généraliser les comportements mais bien de marquer la diversité des situations.
Outre le contexte, les jeunes autochtones sont définis par rapport aux autres générations. Ils sont bien souvent comparés et étudiés en rapport aux générations passées.
1- Le cas du Canada
a- La jeunesse définie par rapport aux autres générations
Au Canada, la jeunesse d’aujourd’hui se définit en relation avec deux ou trois autres générations passées (qui varie selon les auteurs) : les aînés (aux modes de vie nomades), la génération des pensionnats, et la génération des réserves125. La génération des aînés est définie comme détentrice du savoir traditionnel (la “vraie” mémoire); la génération des pensionnats représente la rupture avec l’ancien mode de vie (le nomadisme) et se trouve au centre du processus d’assimilation lancé par le gouvernement. La sédentarisation forcée des générations des aînés et des pensionnats marque donc un bouleversement majeur des systèmes de représentations et d’organisations des Premières Nations canadiennes et des Inuit. Quant à la génération suivante, celle des réserves, elle représente les luttes, les revendications et les réappropriations culturelles, politiques et territoriales (comme la crise d’Oka en 1990).
124 Natacha GAGNÉ, et Laurent JÉRÔME, « Jeunesses autochtones. Affirmation, innovation et résistance dans les mondes contemporains », in Les Presses de l’Université Laval, 2007.
125 Katherine LABRECQUE, ibidem, p.39
La génération des jeunes d’aujourd’hui est souvent identifiée comme dans la lutte entre la tradition et la modernité occidentale, victime de problèmes tels que l’alcoolisme, la drogue, la pauvreté, etc. Dans de nombreux rapports et communiqués, l’abus d’alcool et de stupéfiants est, en grande partie, due à une perte de lien avec leur culture d´origine. En ce sens, le militant innu Ghislain Picard explique que le fort taux d’alcoolisme chez les jeunes autochtones est dû à la « dénaturation de notre culture » (voir annexe 4).
Dans de nombreuses revues scientifiques la jeunesse autochtone est définie comme“prise entre deux cultures”. Dans le cas des Algonquins (dix Premières Nations algonquines sont reconnues ce qui représente environ onze mille membres) leur jeunesse serait prise entre la culture traditionnelle algonquine et la culture “blanche”, transmise à la télévision, dans le système éducatif et dans les relations avec les habitants du Québec.
En effet, dans les rapports et études que nous avons analysé, l’image des jeunes autochtones est plutôt négative. Ils sont définis comme prisonniers d´un “no man’s land” culturel, sans culture définie, sans savoir comment se positionner par rapport aux deux cultures. Dans ce contexte, ne pourrait-on pas parler d’une forme de biculturalisme ?
b- Une forme de biculturalisme ?
La notion de biculturalisme est souvent appliquée aux populations qui migrent d’un pays à un autre. Les migrants, en contact permanent avec une autre culture, vont développer une “double identité” en fonction du contexte, utilisant l’un ou l’autre système de représentation afin adapter leur comportement. La notion de biculturalisme implique aussi une distanciation entre les générations126. Dans son travail, Bousquet a réalisé des entretiens avec de jeunes Algonquins qui ont exprimé cette distanciation par rapport aux aînés, comme l’explique un jeune de 23 ans.
« Les aînés, ils disent que la culture est en train de se perdre, qu’on va pas assez dans le bois, qu’on parle plus la langue. Puis quand qu’on va dans le bois, on n’écoute pas assez, on se couche trop tard, on se lève pas assez tôt, on fait pas les choses comme il faut »127. Cependant, en étudiant la communauté des jeunes Algonquins, elle met en évidence trois
126 Marie-Pierre BOUSQUET, « Les jeunes Algonquins sont-ils biculturels ? : Modèles de transmission et innovations dans quelques réserves », in Recherches amérindiennes au Québec, vol. 35, no3, 2004, p. 9.
127 Marie-Pierre BOUSQUET, ibidem, p.10
128 Marie-Pierre BOUSQUET, ibidem, p.9
Premièrement, la croyance dans les contes et histoires traditionnels, comme la croyance en l’existence du Kokodi, un monstre cannibale qui mange les humains. Ensuite, elle souligne l’importance pour les jeunes du rêve, du lien entre le monde invisible et le monde visible, et des leçons et interprétations que l’on peut tirer des rêves. Enfin, Bousquet observe dans la vie quotidienne des jeunes Algonquins l’importance des interprétations des signes commandés par la nature (événements anormaux tels que la mort d’un membre de la communauté, ou d’un animal de forme anormale). L’anthropologue conclut en expliquant que, selon elle, il n’est pas possible de parler de biculturalisme pour les jeunes Algonquins.
Elle explique que les jeunes d’aujourd’hui repensent les modèles traditionnels. Ils créent de nouveaux codes, modèles et normes qui sont algonquins. Ce que les jeunes construisent est autant algonquin que ce que les générations précédentes ont construit. Ce qui définit la jeunesse algonquine, selon Bousquet, c’est le désir d’innover, de transformer les réserves, de repenser et de modifier les modèles sociaux, politiques et culturels traditionnels.
Dans le cas de la jeunesse inuit de Quaqtaq (un village du nord du Québec), étudiée par l’anthropologue L.J. Dorais, les jeunes combinent le mode de vie inuit et la culture mondialisée, selon l’anthropologue129. Il développe que l’identité des jeunes Inuit de Quaqtaqémane d’un processus de confrontation et d’intégration qui réunit des éléments de la culture inuite locale et des influences occidentales externes. Dorais souligne que l’identité des jeunes Quaqtamiut est définie par six éléments fondamentaux. Premièrement, l’utilisation de la langue inuktitut (puisque tous les Quaqtaq communiquent en inuktitut), la famille, les noms personnels, les activités de subsistance, la connaissance de la communauté et la foi chrétienne. On remarque ici une différence entre les jeunes Algonquins et Quaqtamiut : l’utilisation de la langue traditionnelle.
Dans le cas des Algonquins, l’absence d’apprentissage de la langue algonquine par les jeunes marque une distanciation par rapport aux générations précédentes et une critique à leur égard. Au contraire, comme toute la communication àQuaqtaq se fait en inuktitut, cette distance n’existe pas, même si, comme le définit Dorais, l’utilisation de l’inuktitut par les jeunes est un mélange avec l’anglais. Le fait pour les jeunes de parler anglais et français marque une forme de contemporanéité. Cependant, comme dans le cas de Bousquet, Dorais souligne les critiques formulées par les aînés à l’égard des jeunes, considérés comme de “faux Inuit”130dans leur manière de pratiquer les formes plus traditionnelles de la culture quaqtamiut.
129Louis-Jacques DORAIS, « Être jeune à Quaqtaq après l’an 2000 », in Études/Inuit/Studies, vol. 35, no 1‑2, 2013.
130 Louis-Jacques DORAIS, ibidem, p.246
Les professeurs Jimmy Bourque et François Larose131ont mené une étude pour quantifier les conséquences des politiques d’acculturation dans le système éducatif d’une communauté inuite. Selon eux, bien que le processus d’acculturation soit un processus collectif, il comporte également une partie individuelle. Dans ce contexte, ils ont analysé uneécole secondaire dans une réserve inuit et ont réalisé un travail quantitatif pour mesurer les différents profils d’acculturation des élèves. Ils se basent sur le positionnement de l’individu face à deux défis : la préservation de l’héritage culturel et l’engagement dans la sociétémajoritaire. Ils développent quatre stratégies psychologiques d’acculturation : l’intégration, l’assimilation, le rejet et la marginalisation (annexe 5).
Les résultats montrent que la majoritédes étudiants se placent dans un profil d’intégration, qui combine l’acceptation de la culture dominante (occidentale) et la préservation des traits de leur culture d’origine. Le deuxième profil le plus marqué est celui de l’assimilation, c’est-à-dire la perte de l’identité autochtone et la valorisation de la culture occidentale.
2- Le cas du Mexique
Ces phénomènes sont également visibles au Mexique. Différents facteurs (migrations, mondialisation, développement des réseaux sociaux) vont entraîner des changements dans les sociétés autochtones, des changements qui proviennent directement de la jeunesse.
a- L’impact des migrations sur la culture des jeunes mayas de Tiholop
Le docteur en sciences sociales Lázaro Hilario Tuz Chi remarque ce même processus dans une communauté maya du Yucatán, notamment dû aux processus de migrations. Il explique que la jeunesse maya est en train de passer par une crise identitaire structurelle qui remet en cause les fondements de la culture maya.
Dans le village de Tiholop, la migration des jeunes, notamment des hommes, dans les grandes zones urbaines du Yucatan (Merida, Cancún…) a entraîné des changements dans la société. Des changements linguistiques par exemple ont été observés au sein des groupes de jeunes. Les différents groupes de jeunes s’appellent entre eux “neibors”, par exemple, et utilisent ce que Hilaro appelle le“mayenglish”132.
Ces changements sont observables dans de nombreuses sociétés, non autochtones, notamment avec l´accentuation des échanges à travers les réseaux sociaux et de l’utilisation par les jeunes de nouveaux termes, notamment provenant de l´anglais.
131Jimmy BOURQUE, et François LAROSE, « Impacts de l’Acculturation Sur la Scolarisation des Jeunes Innus», in Brock Education, vol. 15, no2, 2005.
132 Lázaro HILARIO TUZ CHI, « El proceso de transición identitaria entre jóvenes mayas de Yucatán », in Horizonte de la Ciencia, vol. 9, no17, 2019, p.5.
Cependant, des rituels traditionnels sont toujours maintenus, et particulièrement respectés par la jeunesse de Tiholop, comme par exemple les cérémonies agricoles.
« Les cérémonies agricoles revêtent une importance particulière pour les jeunes Mayas de Tiholop. L’une des cérémonies les plus respectées et qui implique la participation de la communauté, en particulier des jeunes, est le Cha’a chaak (cérémonie maya pour demander la pluie), car, comme ils le reconnaissent, elle représente un héritage qui leur a étélégué par leurs ancêtres mayas ; la participation à cette cérémonie garantit, selon leur perception, que le champ de maïs aura une bonne récolte, ce qui génère par conséquent que leur continuité est assurée dans leurs croyances cosmogoniques »133.
Les croyances et les traditions de la communauté sont donc toujours présentes dans la vie quotidienne des jeunes, et sont même vues comme des événements attendus et respectés. La langue maya, comme dans le cas des Inuit de Quaqtaq, est donc, même si mélangée àl´anglais, toujours parlée par les jeunes mayas de Tiholop.
b- La définition d´autochtone comme facteur de différenciation imposé
Contreras-Pastranas, qui ont étudié les jeunes de différentes communautés Ayuujk et Zapotec de la Sierra Norte de Oaxaca au Mexique, est que la majorité des jeunes se “découvrent autochtone” lorsqu’ils émigrent dans les zones urbaines et sont ainsi catégorisés comme tel par le reste de la population. L’adjectif autochtone, ou indigena en espagnol n’a, en effet, pas un sens important pour les jeunes autochtones qui se réfèrent d’abord à leur communautéavant de s’identifier comme autochtone.
« Cette identité [autochtone] n’a de sens ni dans leur lieu d’origine, ni dans leur famille ; dans ces espaces, les identifications les plus fortes sont celles de la communauté et du village auxquels ils appartiennent. Les jeunes de Tlahuitoltepec par exemple se reconnaissent et s’identifient comme membre à part entière du peuple ayuujk, ou mixe, mais pas comme “autochtone” »134.
133 Lázaro HILARIO TUZ CHI, ibidem, p.6
134 Lázaro HILARIO TUZ CHI, ibidem, p. 3
c- La génération des marges et des ruptures
Il est donc important de rappeler que chaque jeune d’une communauté autochtone, que ce soit au Mexique ou au Canada, s’identifie différemment et les perceptions sont clairement hétérogènes et différentes. Les générations et les comportements évoluent et l’identité ne doit pas être vue comme un phénomène statique et catégorisant mais bien comme un processus en constante mouvance. Par exemple, les auteures parlent de la “génération des marges et des ruptures” lorsqu’elles se réfèrent aux jeunes ayuujk dans les années 1960, 1970 qui ont questionné et remis en cause le système communautaire ayuujk et introduit les mœurs et mode de vie de la jeunesse urbaine135.
« De retour dans leurs villages, la “génération des marges et des ruptures” s’est regroupée autour de la musique rock, qui a fonctionné comme un élément identitaire, idéologique, esthétique et performatif, tout en défiant la communauté et en marquant une rupture avec les générations précédentes, en particulier avec celle de “l’émergence autochtone”, qui proclamait, entre autres exigences, une lutte politique basée sur l’identitéayuujk sans “contamination” par des influences extérieures considérées comme « négatives »».
Ces transformations entrent donc en opposition avec les valeurs véhiculées par les générations antérieures au sein de la communauté ayuujk et montrent un changement de paradigme important. Comme dans le cas des Algonquins, les autres générations sont rentrées en opposition avec les nouvelles formes d’expression identitaire et artistique, et les ont rejetées fortement.
« Nous avons souvent été accusés d’être les promoteurs de “quelque chose d’étranger àla communauté” et de ne plus être Ayuuk »136.
La génération actuelle des jeunes ayuuk, selon les auteures, a introduit également de nouveaux paradigmes identitaires dans la société ayuujk et a entraîné une évolution des mœurs. Les goûts changent, les modes évoluent et cela a pour conséquence des frictions entre la tradition et les éléments traditionnels des cultures.
« La construction de la jeunesse est une lutte entre les comportements et les valeurs imposées par les normes, presque toujours précédées par des valeurs génériques qui définissent le comportement « correct » des femmes et des hommes dans les responsabilités et les engagements communautaires (Valladares, 2008), et le système d’aspirations et de modes de vie des jeunes qui font l’expérience de la mobilité professionnelle, migratoire et éducative dans des espaces différents de ceux de leur lieu d’origine. Au cours de leurs voyages, les jeunes dialoguent avec les modes, les goûts et les genres musicaux, l’utilisation des technologies, l’accès aux médias ; des expériences qui n’étaient pas disponibles pour les communautés autochtones à d’autres époques et qui mettent la tradition sous tension »137.
135 Alejandra AQUINO-MORESCHI, et Isis CONTRERAS-PASTRANA, « Comunidad, jóvenes y generación : disputando subjetividades en la Sierra Norte de Oaxaca », in Revista Latinoamericana de Ciencias Sociales, Niñez y Juventud, vol. 14, no1, 2014, p. 470
136 Alejandra AQUINO-MORESCHI, et Isis CONTRERAS-PASTRANA, ibidem, p.473
Ces études aboutissent donc à la même conclusion : les jeunes autochtones, en général, ne sont pas “pris entre deux cultures”. Dans le cas des Algonquins comme dans celui des Inuit, des Ayuuk ou des Mayas de Tiholop, les jeunes s’approprient les différents éléments culturels qui les entourent et repensent les modèles traditionnels de leur communauté.
Le changement culturel, les processus de remise en question, l’innovation et le changement sont des caractéristiques fondamentales de toute forme de culture. Les caractéristiques culturelles, sociales et traditionnelles de la culture algonquine, par exemple, ne sont plus les mêmes qu’il y a 50 ans. Les traits culturels évoluent en fonction du contexte extérieur (de façon imposée ou non).
Bien que l’on puisse noter une critique généralisée des générations plus âgées sur le manque de tradition dans le mode de vie des jeunes, on constate la persistance de traits culturels traditionnels dans la vie quotidienne des jeunes, comme l’utilisation de la langue inuktitut par les Inuit, ou les croyances traditionnelles par les Algonquins et les mayas. Le “réapproprient” et adaptent leur culture autochtone, mais note qu’il s’agit d’un processus commun et généralisé à toutes les sociétés humaines.
Dans cette dernière sous-partie, nous nous intéresserons aux traits culturels traditionnels des cultures autochtones qui se maintiennent au fil du temps et des générations, signe d’une transmission intergénérationnelle, même si, comme nous le verrons, toutes les formes de tradition évoluent avec le temps et les différentes influences.