Efficacité des rites d’institution hier et aujourd’hui

3. Efficacité des rites hier et aujourd’hui

3.1. Pierre Bourdieu et les « rites d’institution »

Bourdieu apporte un regard neuf sur les rites de passage en incluant dans sa réflexion deux questions importantes que nous allons voir lors de cette analyse de son texte. En outre, grâce à son travail, on remarque de façon plus officielle que les rites ne concernent pas seulement le domaine religieux ou sacré comme pouvaient le laisser penser les travaux de Van Gennep, Mauss ou encore Durkheim.

Ce dernier a d’ailleurs écrit en 1912 dans Les formes élémentaires de la vie religieuse que « les rites sont des règles de conduite qui prescrivent comment l’homme doit se comporter avec les choses sacrées ». A ce propos, Jean Joncheray écrit dans son article « si on perçoit d’emblée la dimension religieuse des rites de passage, tels que les décrit Van Gennep, quelqu’un comme Pierre Bourdieu, en les qualifiant plutôt de « rites d’institutions », les situe plus largement dans l’espace social dont ils marquent les frontières et les stratifications ».

Dans son article, Bourdieu explique que pour lui, Van Gennep a nommé voire décrit un phénomène social de grande importance (les rites de passage) mais ne s’est pas posé les questions de la fonction sociale des rites ni de la signification sociale de la limite établie (i.e. la limite que le rite fait franchir).

En effet, selon Bourdieu, les rites de passage licitent le passage d’une limite, ou sa transgression. Un des effets essentiels du rite est alors de « séparer ceux qui l’ont subi non de ceux qui ne l’ont pas encore subi, mais de ceux qui ne le subiront en aucune façon et d’instituer ainsi une différence durable entre ceux que ce rite concerne et ceux qu’il ne concerne pas ». De ce fait, il préfère nommer les rites de passage « rites d’institution ».

Ainsi, dans son intervention, il tente de dégager les propriétés invariantes de ces rites d’institution. Il commence par définir ce qu’est un rite d’institution. Il s’agit de légitimer les lignes arbitraires que l’on va franchir lors des rites et qui sont constitutives de l’ordre social ou mental. Ces limites séparent bien entendu ceux qui ont passé les rites de ceux qui ne les ont pas encore passés, mais surtout ceux qui peuvent ou ont pu les franchir de ceux qui ne le pourront jamais.

« Il y a donc un ensemble caché par rapport auquel se définit le groupe institué […], le rite consacre la différence [entre ces deux groupes], il l’institue. » Il se sert alors de l’exemple des rites de circoncision, que seuls les hommes peuvent passer, pour expliquer que l’on se sert des rites pour légitimer socialement des oppositions proprement sociales et pour les « naturaliser », c’est-à-dire les faire passer pour naturelles.

La séparation qui en résulte entraîne un effet de consécration dont il donne une définition : « Instituer, en ce cas, c’est consacrer, c’est-à-dire sanctionner et sanctifier un état de choses, un ordre établi, comme fait, précisément, une constitution au sens juridico-politique du terme. »

Il ajoute de plus qu’il ne faut pas négliger le pouvoir qu’ont les rites de jouer sur la représentation que l’on se fait du réel, à défaut de pouvoir vraiment jouer sur le réel. Non seulement ils jouent sur la représentation que l’on se fait du temps, comme nous l’avons vu, mais aussi sur l’image que les autres se font de l’initié, de même que sur l’image que l’initié se fait de lui-même.

En outre, Bourdieu écrit que « l’institution est un acte de magie sociale qui peut créer la différence ex nihilo ou bien, et c’est le cas le plus fréquent, exploiter en quelque sorte des différences préexistantes ». Ces différences sociales sont plus efficaces car elles semblent fondées sur des différences objectives.

En fait, l’institution crée des discontinuités (les différences citées ci-dessus), mais en plus, défini le rôle (social) de chacun, « l’essence sociale » de chacun. Par conséquent l’initié doit s’adapter à sa nouvelle condition, à sa nouvelle identité et agir en fonction de celle-ci ; il doit respecter les nouvelles limites qui lui sont imposées et qu’il se doit de connaître. Il a aussi le devoir d’être « digne de son rang ».

En fait, l’institution correspond à une assignation statutaire ; elle empêche bien entendu ceux qui n’ont pas passé le rite de franchir la limite instituée, mais aussi les institués de la franchir dans l’autre sens. Donc, une autre fonction de l’acte d’institution est de « décourager durablement la tentation du passage, de la transgression, de la démission. »

Il souligne enfin que souvent les rites d’institution ont recours à la souffrance du corps car cela favorise l’adhésion des initiés. Quoi qu’il en soit, les rites doivent être réalisés « dans les règles de l’art » pour être efficients.

C’est à cette condition seulement qu’ils pourront être pleinement validés par la population entière, la croyance collective (préexistante au rituel), seule garante réelle de leur efficacité sociale. Il souligne de plus que le passage de ces rites est souvent matérialisé par des titres ou autres symboles plus ou moins visibles (galons, uniforme…).

Bourdieu achève son intervention par une question d’ouverture : Les rites d’institution fonctionneraient-ils, auraient-il une efficacité sociale s’ils ne donnaient pas aux hommes l’illusion d’une « raison d’être […], le sentiment d’avoir une fonction ou tout simplement, une importance, de l’importance » et par conséquent un sens à leur vie ? Il ajoute que les rites d’institution ont pour effet miraculeux de laisser croire aux « individus consacrés » que leur existence a un sens, une utilité.

 

3.2. Les rites dans nos « sociétés modernes »

Avec Bourdieu, nous avons abordé un aspect plus « moderne » des rites de passage, une fonction sociale qu’ils sont toujours à même de remplir de nos jours.

Malgré tout, est-ce toujours pertinent de parler de rite de passage dans la société actuelle ? Quelle est la place des rites dans nos sociétés « modernes » ? C’est la question que se sont posé certains chercheurs comme Françoise Zonabend, Erwin Goffman, Jean Joncheray ou encore Pitt-Rivers dans son application du schéma de Van Gennep au voyage aérien.

Tout d’abord, suivant l’analyse de Joncheray, tentons de définir ce qu’est la « société moderne », par opposition à la société « traditionnelle » ainsi que les différences que cela peut impliquer dans l’efficacité sociale des rites de passage.

Certes il ne faut pas les considérer comme trop éloignées l’une de l’autre, mais pour faciliter notre réflexion, nous les opposerons en accentuant leurs différences. Ainsi, selon lui, les sociétés traditionnelles voient la vie sur terre comme un grand passage « qui se gère par une multitude de passages, l’initiation étant à la fois le passage majeur, mais aussi le résumé de tous ces passages. »

Les sociétés de la « modernité contemporaine », sont caractérisées par trois éléments cités par l’auteur : « le pluralisme religieux et culturel, la perte de crédibilité des grands récits », sans oublier l’individualisme qu’on dit caractéristique de la société (occidentale ?) moderne. En règle générale les hommes ne considèrent plus la vie entière comme un grand passage.

Ce changement de point de vue, dû en partie à une philosophie de vie qui n’est plus unifiée, a pour conséquence une modification de la fonction des rites de passages qui cessent alors de fonctionner « massivement comme structuration de la société. » Selon lui, l’initiation, le passage le plus important de la vie humaine, quelle que soit la société, est celui de l’enfance à l’âge adulte, il s’agit d’ailleurs du passage que nous étudierons ensuite dans ce mémoire par le biais du mariage.

« Il me semble qu’on peut dire que le cœur du dispositif, c’est ce qu’on appelle encore couramment aujourd’hui l’initiation, c’est-à-dire le passage de l’enfance à l’âge adulte. En effet, c’est là que vient se concentrer, dans des rites particuliers, une façon de voir la vie, que ce soit la vie personnelle ou la vie en société. » Pour l’auteur, l’ensemble des rites de passage d’une vie humaine, qu’il considère comme résumés lors de l’initiation définie ci-dessus, est mis en difficulté par la diversité de philosophies de vie existant au sein d’une société.

Selon lui, quelles qu’elles soient, les sociétés modernes ne considèrent que très rarement la vie entière (naissance et mort incluses) comme un passage. « Si la mort n’est plus un passage, mais une fin, un terminus ; si l’entrée dans la vie n’est plus non plus un passage mais un début absolu, le rite de passage est vidé de sa dimension anthropologique. Il devient pure convenance sociale, simple mode de régulation des rapports sociaux. » Les rites de passages auraient donc perdu, au fil des siècles, de leur importance symbolique et sociale.

Personnellement, je ne sais pas s’il est pertinent de voir les choses ainsi. Notons tout de même que ce n’est pas parce qu’il reconnaît une diminution de l’influence symbolique des rites de passages dans nos sociétés modernes que Joncheray affirme une disparition des rites en général. Il précise que les rites de passage ne sont pas les seuls rites possibles et aussi que les rites restent omniprésents (rites d’interaction, rites « séculiers »).

Abordons maintenant la vision qu’ont d’autres chercheurs des rites modernes, bien qu’il ne s’agisse pas uniquement des rites de passage. Interrogeons-nous sur ces rites que Goffman nomme « rites d’interaction » : les rites modernes, de la vie quotidienne, en suivant la réflexion de Françoise Zonabend.

Elle se pose en effet la question de savoir si l’on peut toujours qualifier les « rites » de la vie quotidienne – comme les salutations, la toilette, que ce soit avant d’aller travailler ou avant d’aller se coucher, etc. – de rites (modernes) ou s’il faudrait plutôt les nommer « usages », « normes de vie », « façons de faire »… Pour sa part, elle considère qu’il s’agit toujours de rites grâce à leur « fixité répétitive »33.

Elle écrit à ce sujet : « répétitifs, modifiant une situation pratique, liés au temps, ces usages demeurent bien des rites ». De plus, même s’ils ont « perdu toute signification pour le groupe qui les perpétue », ils conservent toujours une efficacité sociale ; ils sont prescrits par le groupe et doivent être respectés sous peine d’exclusion.

Elle ajoute que « s’ils n’ont plus de sens manifeste, ils continuent néanmoins de signifier »35. En fait, selon elle, il faut les étudier en l’état et non rechercher leur forme originelle, et aussi rechercher le pourquoi de leur pérennité. Elle ajoute ensuite qu’ils « introduisent une rupture dans le temps [… et] interrompent son déroulement normal.

Par ces gestes, ces comportements rituels, on renoue avec un autre temps. […] Les pratiquer c’est donc se rattacher à une histoire propre, à un temps hors du temps. » En d’autres termes, elle conclut que ces rites sont des opérateurs qui donnent à l’homme le sentiment qu’il maîtrise le temps qui passe, ils conservent ainsi la « fonction » rassurante que nous avons évoquée plus tôt.

Ajoutons que pour Arnold Niederer, les éléments rituels qui ponctuent la vie quotidienne de tout un chacun ont pour fonction, en résumé, de faciliter la vie sociale. Mary Douglas, quant à elle, écrit que « les rites sociaux créent une réalité qui, sans eux, ne serait rien.

On peut dire sans exagération que le rite est plus important pour la société que les mots pour la pensée. Car on peut toujours savoir quelque chose et ne trouver qu’après les mots pour exprimer ce que l’on sait. Mais il n’y a pas de rapports sociaux sans acte symbolique. »

On peut donc en déduire qu’elle considère elle aussi que les rites, en tant qu’actes symboliques, tiennent une place particulière et très importante dans n’importe quelle société, qu’elle soit traditionnelle ou moderne.

Ces chercheurs ne sont que quelques exemples parmi un certain nombre d’autres pensant aussi qu’il existe toujours des rites, ou du moins des éléments de ritualité dans la vie moderne. Certes leur forme ainsi que leurs fonctions ont changé, évolué avec le temps, mais il reste qu’ils tiennent toujours une place à part dans nos sociétés modernes.

Je partage d’ailleurs cet avis, c’est pour cela que je m’intéresse en particulier au rite du mariage, que je considère comme un rite de passage à part entière bien que modifié, d’aucuns diront altéré, par le temps qui passe et les changements dus à la modernisation.

Conclusion

Dans cette partie ayant pour but de nous familiariser avec l’analyse théorique des rites de passage, nous avons vu qu’on ne peut pas explorer ce thème sans faire référence à Van Gennep dont le schéma d’analyse s’est imposé, non sans difficulté, dans les sciences humaines.

De plus, il a permis de prendre conscience du fait qu’il existe une catégorie de rites particulière, qu’il a lui-même nommés rites de passages, regroupant un certain nombre de rites qui peuvent sembler très différents les uns des autres au premier abord ; ceux-ci ont pourtant en commun la fonction principale de faire « passer » une sorte de frontière sociale à l’initié, ce qui lui permet de changer de catégorie sociale tout en préservant la cohésion sociale.

Rappelons ici que déjà Durkheim considérait les rites comme facteurs de cohésion sociale.

Les travaux de Van Gennep ont certes été particulièrement importants, malgré le temps qu’il a fallu aux chercheurs pour les adopter, mais il ne faut pas pour autant négliger l’apport théorique de son contemporain Hertz, qui avait lui aussi approché de très près une théorisation des rites de passages.

Il avait pressenti une similitude entre certains rites (rites de deuil, naissance, mariage), de même que les diverses étapes – séparation, agrégation – ainsi que la plus importante d’une certaine façon : la marge. Je pense qu’on peut même s’interroger sur l’influence qu’il a pu avoir sur les travaux de Van Gennep étant donné que Hertz a publié son article sur ce sujet avant Van Gennep.

Dans cette partie, nous avons pu observer que les rites ont différentes fonctions. Comme nous l’avons déjà dit, ils permettent de préserver la cohésion sociale. Ils ont une fonction sociale, Durkheim considère que « le sacré est […] une projection de la société et la force du rite est de créer une « communauté morale », à la fois intellectuelle et affective ». En effet, ils remplissent aussi une fonction symbolique, rassurante, laissant aux hommes l’impression qu’ils maîtrisent le temps qui passe, ou du moins la représentation symbolique qu’ils s’en font.

D’ailleurs, pour laisser le temps à l’initié comme à la société de s’adapter au changement sur le point de survenir, il y a une étape très importance : la marge. Celle-ci correspond pour l’initié à une période de latence, de « non-identité sociale », un entre-deux entre l’avant et l’après, l’ancien et le nouveau statut.

Ajoutons que dans un premier temps, les chercheurs ne considéraient que les applications sacrées et religieuses des rites. Dans son analyse, Bourdieu désacralise d’une certaine manière les rites : il élargit leur champ d’action à l’espace social dans son intégralité. Pour se faire, il les baptise même « rites d’institution », en référence à leur fonction première selon lui, à savoir, officialiser, consacrer le nouveau statut auquel a accédé l’initié – plus par opposition à ceux qui ne pourront jamais y accéder que par rapport à ceux qui n’y sont pas encore parvenu.

Il évoque aussi le fait que ces rites servent à rendre « naturelles » (c’est-à-dire issues de la nature) des différences typiquement sociales ce qui leur donne une légitimité. En outre, qu’ils soient traditionnels ou modernes, les rites permettent d’articuler le naturel (ce qui dépend de la Nature c’est-à-dire les saisons, les années, etc.) et l’artificiel (ce qui est créé par l’homme : la société, la vie au sein de ces sociétés).

Notons enfin qu’il n’est pas évident de savoir s’il existe encore de nos jours des rites de passage. Les avis des spécialistes divergent à ce sujet. Cependant, ils semblent tous d’accord sur le fait qu’au sein notre société, les rituels restent omniprésents.

Personnellement, m’inspirant de certains travaux, je considère qu’il reste des rites de passage, et l’un des principaux est celui du mariage. Certes, en France par exemple, l’institution du mariage a beaucoup souffert et régressé, mais une bonne partie de la population continue malgré tout à lui accorder une grande importance. Remarquons qu’il ne s’agit plus comme avant d’un passage marquant l’accession à l’âge « adulte ».

Dans la mesure où auparavant il correspondait à l’accès à la sexualité et la cohabitation et permettait de fonder sa propre famille dont on était responsable, ce qui n’est plus systématiquement le cas de nos jours, on pourrait dire qu’il a perdu en « puissance ». Malgré cela, il correspond toujours, pour une bonne partie des Français, à une étape importante dans une vie.

Comme nous l’avons dit dans l’introduction de ce mémoire, nous allons nous tenter d’aborder la société coréenne via le rite du mariage, ainsi que sa signification et la place de ce rite dans la société moderne coréenne. Cependant, avant de nous intéresser spécifiquement au mariage coréen, nous devons d’abord nous attacher à observer certains traits de la société coréenne.

Cette étude préalable, orientée sur l’influence qu’a le confucianisme sur la société coréenne et la famille nous permettra d’aborder le mariage et tout ce qu’il implique sur le plan social dans de meilleures conditions, et ainsi de mieux le comprendre.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
📌 La première page du mémoire (avec le fichier pdf) - Thème 📜:
Le mariage en Corée : un rite de passage comme miroir d’une société
Université 🏫: Université Paris VIII Vincennes – Saint-Denis
Auteur·trice·s 🎓:
Aga

Aga
Année de soutenance 📅: Mémoire de fin d’études - Septembre 2008
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