Trouver un emploi à la sortie de l’école : début de carrière
L’approche sociologique du marché du travail – Chapitre 1.
1.1. Introduction. Trouver un emploi à la sortie de l’école
1.1.1. Début de carrière et marché du travail
La question des premières mobilités professionnelles des individus sortant d’une formation renvoie inévitablement à celle du fonctionnement des marchés du travail. Il s’agit des formes concrètes du passage d’un dispositif de formation à un emploi et du rôle de ce dispositif de formation dans le processus.
De façon générique, ceci relève des questions d’identification de la structuration des trajectoires professionnelles, c’est-à-dire de l’articulation des parcours individuels à des organisations, du passage d’une organisation à une autre au cours d’un parcours, de la dimension structurante des organisations sur les parcours individuels.
Bernard Gazier, à propos des chassés-croisés entre économie et sociologie, résume ces points ainsi (1997, p. 550) : « Construire et gérer un jeu de compétences et un itinéraire d’activité, circuler d’une organisation à une autre, sont des questions qui commencent à être posées dans leur généralité et débordent le cadre de l’organisation comme celui des arrangements ponctuels entre un employeur et son salarié ».
Une première série d’approches sociologiques (1.3.) interprète cette question en terme de rapport social, de phénomènes de pouvoir, de forme de socialisation, dominée ou pas, etc.
Proposant une certaine vision du monde et montrant la complexité de la question, les différentes facettes du phénomène « d’insertion » selon le point de vue adopté, elles offrent l’intérêt de dévoiler certains des mécanismes en jeu dans cette période de la vie des individus.
Elles permettent aussi d’élucider le rôle des institutions ou des organisations intervenant à un titre ou à un autre lors de cette période. Présentant l’intérêt de spécifier la période de vie dans laquelle prennent place les processus à l’œuvre sur le marché du travail et étudiés ici, elles seront abordées dans la seconde partie de ce chapitre.
Cependant, elles rendent difficilement compte du mode opératoire concret des individus cherchant un employeur ou un salarié potentiel, dans leurs contextes, c’est à dire cet espace ou cette intersection entre le milieu de formation et le monde du travail, entre des dispositifs de formation à visée professionnelle, et des entreprises, entendu au sens large comme lieu d’exercice d’une activité de travail.
Ainsi, nous préférons reprendre à notre compte les nombreuses critiques émises à l’encontre des théories économiques classiques et néoclassiques du marché, pour adopter le regard sociologique qui se pose sur les phénomènes économiques, comme développé par le sociologue américain Mark Granovetter (1985, 1994).
Il s’agit alors d’une seconde série d’approches sociologiques (1.2.), inspirées de travaux et d’auteurs nord-américains, encore peu utilisés en Europe dans le champ des processus d’entrée dans la vie active selon L. Roulleau- Berger (2001).
Celles-ci considèrent le marché comme un espace d’interactions sociales au sein desquelles se produisent les actes économiques de production, de distribution, de circulation et de consommation des biens et services (Laville 1997).
Les relations interindividuelles, leurs formes, leurs structures, sont alors des dimensions essentielles du fonctionnement des marchés, en particulier du marché du travail, et c’est dans ce cadre que sera étudiée la première mobilité professionnelle des individus, c’est à dire, en reprenant les termes de Gazier, cette circulation des individus passant de l’organisation formative à l’organisation productive.
Pour terminer cette introduction, deux points de vue classiques et fondamentaux mettant en jeu l’appareil éducatif sont rapidement évoqués.
1.1.2. Des points de vue classiques sur l’appareil éducatif et le marché du travail
Des approches théoriques conséquentes ont déjà étudié les liens entre le système éducatif et le monde du travail. Deux principales en font état, mais elles considèrent les relations entre ces deux parties du système social d’un point de vue très global.
Selon Alain d’Iribarne (1986), ces approches ont principalement pour objectif de s’élever contre l’idée que l’explosion scolaire conduit à une démocratisation de la société, et développent ainsi des théories de la reproduction sociale. On peut résumer ainsi ces deux principales approches.
Pour Pierre Bourdieu, au-delà des fonctions de socialisation, le système éducatif est un outil d’affectation des individus à des positions sociales correspondant à des positions dans des systèmes de travail, des emplois occupés, en fonction de caractéristiques de départ, d’une origine sociale et d’un niveau scolaire (Bourdieu et Passeron 1970).
L’égalité d’accès à l’école est un leurre car les élèves issus des catégories sociales favorisées possèdent la culture et les moyens, hérités de leur parents, pour en tirer un meilleur profit leur permettant d’accéder aux positions élevées de la structure sociale, comportements spontanément favorisés et suscités par les acteurs du système éducatif.
Cette absence de neutralité fait que l’institution éducative tend ainsi à maintenir à son insu les inégalités d’origine sociale préexistantes et à reproduire l’ordre social en place.
L’insertion professionnelle et sociale future peut donc se prévoir en fonction d’un héritage social lu à travers des variables objectives : profession du père, capital économique de la famille d’origine, niveau de formation atteint.
Bourdieu définit la notion d’habitus, comme l’ensemble des dispositions héritées et incorporées par l’individu au cours de sa socialisation et qui le guideront toute sa vie de façon à être en phase avec sa classe d’appartenance.
Du point de vue des processus d’insertion, il s’agit d’une vision dans laquelle tout concourt, dans la société, à la « reproduction » à l’identique, en tout cas au minimum correspondant à la position de départ, des positions sociales.
C’est un ensemble théorique très structuré pour comprendre la reproduction de l’ordre social, mais peu opératoire sur la production du changement social, qu’il ne nie évidemment pas.
Un second point de vue est centré sur la correspondance entre le système de formation et le système de travail. Développé par Raymond Boudon (1973), il met l’accent sur la valeur toute relative des titres scolaires selon l’organisation du monde du travail à un moment donné.
Ainsi, s’il y a bien une intime relation entre l’organisation de la société et des positions sociales à une période donnée et la hiérarchie des diplômes produits par l’appareil scolaire, la réduction de l’inégalité des chances devant l’enseignement n’entraîne absolument pas nécessairement une augmentation corrélative de la mobilité sociale.
Dans la mesure où le déplacement vers le haut de la structure des niveaux de sortie du système scolaire résulte plus de la demande des familles ou des individus que d’une nécessité des structures du système de travail, cette transformation du système d’enseignement ne permet pas d’améliorer de façon équivalente la mobilité sociale et se traduit par une dévalorisation relative des diplômes.
Une évolution très rapide du système scolaire (comme par exemple celle résultant de l’injonction de mener 80% d’une génération de jeunes au niveau du baccalauréat) qui n’est pas suivie d’une évolution similaire de l’ensemble social donne l’illusion d’une démocratisation : elle ne pourra être suivie d’effets pour tous faute d’une structure équivalente de la hiérarchie des positions sociales.
Ces points de vue macrosociaux fournissent une vision globale des positions acquises (ou susceptibles d’être acquises) en fonction d’un ordre social donné, c’est à dire peu ou prou le résultat macrosocial d’un processus d’allocation aux positions sociales.
Mais ils ne donnent pas d’éléments sur la façon dont chaque individu effectue son parcours en mobilisant ou pas, et selon leur importance, ses ressources propres ou celles que son environnement lui offre.
Dans le premier cas, l’individu est mû par des forces sociales qui le contraignent à son insu, en les ayant incorporées au cours de sa socialisation, ce qui ôte toute pertinence à l’observation et à l’étude de ses décisions (Catherine Paradeise 1988a).
Dans le second, il est totalement contraint, quel que soit son degré de liberté individuel, par une structure sociale qui, in fine, impose les places possibles aux individus.
Ce sont finalement toutes deux des approches macrosociales qui fournissent des résultats sur l’ensemble des individus, en mettant en relation position de départ et position d’arrivée des individus sur une échelle de temps long, mais elles ne s’intéressent pas particulièrement aux trajectoires individuelles incluant les possibilités d’échapper au déterminisme social, ni aux phénomènes particuliers qui se produisent dans l’entre-deux des systèmes de formation et de travail.
Pour ces approches, il est inutile de s’intéresser aux parcours des individus, toute leur histoire future est déjà contenue dans les variables caractéristiques de leur position de départ, ou dans la comparaison des structures respectives du système éducatif et du système de travail.
Les points suivants abordent successivement la question de l’inscription sociale du marché (1.2.), puis quelques approches permettant de situer le cadre des premières mobilités professionnelles (1.3.).