Moyens formels et moyens informels dans la recherche d’emploi
4.4. Le point de vue organisationnel : l’inscription relationnelle différenciée des dispositifs de formation vis-à-vis des réseaux relationnels professionnels comme sources d’inégalité dans les conditions d’accès au premier emploi pour les élèves
La première étape a été l’occasion de voir comment, à un niveau microsociologique, pouvait se produire, dans le déroulement de l’activité de formation au plan individuel, des interactions élèves/employeurs dont la récurrence aboutissait à la création de relations pertinentes du point de vue de l’accès à l’emploi à la sortie de formation.
Lors de la seconde étape, les dispositifs de formation à visée professionnelle ont été considérés, à un niveau mésosociologique122, comme étant potentiellement en mesure de connecter l’école à des milieux de travail identifiés, en tant qu’éléments constituant la bordure externe du système éducatif et les plus proches du monde du travail.
La troisième étape s’interroge maintenant sur la position particulière adoptée par chaque dispositif de formation pour assumer cette proximité avec le monde du travail, c’est à dire sur sa capacité à générer des liens effectifs entre les divers acteurs, responsables, enseignants, élèves et employeurs.
Ces dispositifs réalisent-ils tous leur fonction d’articulateur de la même façon, avec la même intensité, avec les même effets sur le fonctionnement du marché du travail ? A quelles conditions le dispositif de formation devient-il un articulateur véritable, ou, dit autrement, à quelles conditions y a-t-il apparition de capital social collectif propre au dispositif de formation ?
120 Voire n’avoir pas du tout été envisagés par celui qui est à l’origine de l’action ou encore échapper largement à sa perception, au moins au cours du déroulement de l’action.
121 Ceci nous amène à attirer maintenant l’attention sur un point que nous avont négligé dans ce travail. Nous avions annoncé que pour tenter de comprendre ce qui se tramait dans ces dispositifs de formation, il fallait suivre trois pistes : l’élève et le développement de son réseau relationnel, la position des dispositifs de formation vis-à-vis du système productif et leurs modes d’organisation interne. Nous pensons maintenant qu’il aurait aussi fallu suivre une quatrième piste, le créateur/responsable de la formation, en prenant en compte son histoire, son parcours professionnel, son système de référence dominant, académique ou professionnel (mais il peut y en avoir d’autres, par exemple politique) explicitant ses engagements principaux, son système de valeur, etc.
122 s’il est possible de pardonner ce néologisme…
Il s’agit ici d’analyser l’organisation du fonctionnement des dispositifs de formation du point de vue des occasions d’interactions élèves/professionnels qui peuvent s’y produire. Ces connexions seront plus ou moins denses selon la façon dont le responsable conçoit le fonctionnement de son dispositif.
Vis-à-vis de l’objectif secondaire « emploi », la place accordée à ces situations d’interactions dans le dispositif fixera l’importance du champ des occasions de contact pouvant déboucher sur une embauche.
C’est une manière d’aborder l’efficience d’un dispositif de formation, mais qui n’est que partielle bien sûr, dans la mesure où elle ne s’applique qu’à l’objectif d’intégration dans l’emploi et non à l’objectif pédagogique principal de tout dispositif de formation.
Cette troisième étape s’inscrit dans une série de questions que Nohria et Gulati (1994, p. 543) invitent à explorer plus systématiquement : les effets propres, sur les comportements et les performances des organisations, de leurs caractéristiques de réseau.
A l’intérieur d’une proximité générique avec le monde du travail, chaque dispositif de formation à caractère professionnel occupe une position propre concurremment aux autres dispositifs du même type.
S’ils disposent tous de la faculté de se poser en articulateurs possibles vis-à-vis du milieu professionnel visé, ils n’exercent pas tous cette fonction commune d’opérateur sur le marché du travail de la même façon, avec la même intensité.
La façon dont chacun d’eux est organisé influe sur le poids, la qualité, la pertinence des réseaux relationnels qui lui sont propres mobilisables par les élèves.
Ceux-ci ne sont ainsi pas tous logés à la même enseigne selon le dispositif de formation suivi, ce qui devrait entraîner, du point de vue des conditions d’accès à l’emploi des élèves qui en sortent, des succès plus fréquents dans la recherche d’emploi et une plus grande rapidité dans son obtention.
En considérant un dispositif de formation comme un acteur particulier, il est possible de dire que si certains d’entre eux disposent d’un capital social plus conséquent ou plus pertinent que d’autres, cela devrait mener à des résultats plus efficaces en terme de placement de leurs élèves.
Les dispositifs de formation qui maximisent en quelque sorte les liens avec le milieu professionnel maximisent aussi leurs chances de placer les élèves.
C’est probablement là que se perçoivent le mieux les inégalités possibles pour les élèves, inégalités logées dans les contraintes structurelles qui pèsent sur eux, et leur échappent pour une large part.
4.4.1. Moyens formels et moyens informels dans la recherche d’emploi
En suivant Friedberg (1992), il existe des phénomènes d’organisation dans tous les champs d’action sociaux, et, à ce titre, un dispositif de formation peut être considéré comme un système d’action organisé, plus ou moins formellement, dans lequel se trouve, comme dans tout type de système d’action, un « (…) mélange de dispositifs formels et de structures émergentes, d’ordre spontané ou « naturel », au sens de non intentionnel, et d’ordre construit, c’est à dire voulu. » (p. 540).
Ainsi, le fait qu’un dispositif de formation puisse fournir des réseaux d’accès à l’emploi aux élèves qu’il accueille, que ce soit intentionnel ou non, peut être considéré comme une propriété, « émergente » ou « construite », du système d’action qu’il représente, selon le degré de prise en compte de cette fonction par le responsable du dispositif de formation.
La distinction opérée entre moyens formels et informels recoupe alors celle entre canaux médiatisés et relationnels : deux types de fonctionnement peuvent ainsi être opposés au sein des dispositifs de formation.
Lorsqu’il y a présence d’un capital social, la rencontre directe et informelle avec un professionnel intervenant permet aux deux parties de commencer à se connaître, de se jauger et de s’évaluer dans le cours d’une interaction ; le processus susceptible de s’enclencher a été détaillé plus haut.
Par contre, si celui-ci est peu présent, voire absent, les moyens formels seront plus sollicités, entraînant moins de réussite dans les démarches des élèves : la réponse quasi anonyme à une petite annonce par écrit selon le modèle standard « lettre de motivation + CV » peut être tout juste assimilée à un embryon de prise de contact, forme la moins distinctive et la plus distante pour un recrutement.
Trois points permettent de préciser cela :
- 1) la mobilisation de réseaux relationnels offre garantie, sélection, identification et rapidité (cf. chapitre 1, § 1.2.), dans un processus pour lequel plus l’information est médiatisée à travers des supports ou des organisations de type formel, moindre est l’efficacité de l’action engagée.
Deux personnes en interaction s’accordent plus volontiers leur confiance s’il s’agit d’une interaction directe, en face à face. Dans un survey de 1998 sur les réseaux intraorganisationnels, Flap, Bulder & Volker (1998) identifient des travaux qui montrent que les contacts interindividuels médiatisés par des réseaux électroniques (un canal formel donc) produisent peu de confiance entre les individus, sauf si ces contacts sont appuyés par des interactions de face à face.
Il est possible d’étendre ce constat à n’importe lequel des canaux médiatisés mobilisables lors d’une recherche d’emploi, comme le montre l’exemple de l’ANPE présenté au chapitre 1 (Lièvre 1995).
- 2) ceci ne veut pas dire que les moyens formels de recherche d’emploi ne sont pas utilisés en présence d’un capital relationnel du dispositif de formation ; ils ne sont simplement pas déterminants. Les actions de recherche d’emploi ou de recrutement de type formel, ou passant par un canal formel, sont rarement menées de façon exclusive.
Flap et Boxman (1996) ont réalisé une étude longitudinale auprès de 303 étudiants terminant un cycle de l’enseignement supérieur et se présentant sur le marché du travail à la recherche de leur premier emploi, et auprès de 139 employeurs avec lesquels ils ont été en contact pendant leur phase de recherche d’emploi.
Leur objectif était de mieux comprendre les effets du réseau de relations personnelles dans les processus de rencontre sur le marché du travail. Distinguant canaux formels et canaux informels dans les pratiques de recherche d’emploi et de recrutement, ils ont observé les usages respectifs des uns et des autres.
Ils ont pu ainsi constater que, contrairement à un point de vue courant, la multiplication des procédures formelles de recrutement ou un nombre important de candidats n’éliminent absolument pas les pratiques informelles, bien au contraire (1996, p. 18) : l’impératif de réaliser une sélection sans perdre trop de temps parmi des candidats soit trop nombreux soit présentant des profils « formels » (obtenus par des canaux formels) quasi-équivalents redouble la nécessité de faire appel aux canaux relationnels.
- 3) Faire appel aux canaux relationnels est donc plus efficace et accélère le processus de recrutement pour les employeurs. Symétriquement, cela n’est pas neutre sur les délais d’accès à l’emploi pour les élèves sortant de formation.
La rapidité de mobilité professionnelle lorsqu’elle est associée à un capital social plutôt qu’à des moyens formels est attestée par Granovetter (1973, 1974) ou Burt (1992, 1995).
De manière relative, c’est-à-dire à l’intérieur du champ des dispositifs de formation visant le même milieu professionnel, cette rapidité de mouvement à l’entrée sur le marché du travail devrait alors dépendre du capital social dont le dispositif est le support : plus la part de réseau professionnel présente dans l’organisation du dispositif est importante, plus rapide devrait être l’accès à l’emploi pour les élèves qui en sortent.