Porteur de capital social collectif, le dispositif de formation
4.3.3. Le dispositif de formation comme porteur de capital social collectif
Nous avons défini l’articulateur comme une concentration organisée de liens entre un dispositif de formation et des entreprises, produisant une position particulière entre le milieu éducatif et un monde professionnel visé.
L’intensité particulière des relations ainsi établies fait que circule aussi dans ce réseau une culture commune, imprégnée des règles, des normes et des valeurs du milieu professionnel visé par le dispositif de formation, de la confiance et de la réputation entre les participants au réseau.
En ce sens, le dispositif de formation est un créateur de capital social collectif, à l’usage des élèves et des employeurs dans leur quête de rencontres ayant du sens, mais aussi des enseignants du dispositif de formation dans leur quête de légitimité, de reconnaissance et de pertinence pédagogique.
Pour reprendre l’expression de Degenne et Lebeaux (1999), dans la participation à ce réseau se transmet pour les élèves « l’ensemble des savoirs nécessaires pour être reconnu dans un univers professionnel donné et qui permettent d’y être intégré ».
Ils y découvrent plus rapidement les règles de fonctionnement du milieu professionnel convoité et trouvent des occasions de développement de leur réseau dans un champ encore peu investi.
Leur socialisation professionnelle s’y réalise plus rapidement (§ 2.2.8.). Dans la fréquentation du dispositif de formation et dans les contacts avec les professionnels qu’ils y croisent, se joue la possibilité d’apprentissage des façons d’être, l’expérimentation (Dubet 1994) d’une identité professionnelle embryonnaire (Dubar 1991).
Ces dispositifs de formation offrent aux élèves la possibilité de se frotter au nouveau milieu professionnel dont l’accès est convoité, à moindre risque : dans la pratique d’essais / erreurs propre à l’apprentissage du fonctionnement social, la possibilité de se mettre en scène provisoirement comme « presque » professionnel lors de contacts informels est bien appréciable puisque l’identité de repli officielle « étudiante » est tout à fait honorable et supporte parfaitement le risque d’erreur éventuelle117.
La situation de stage représente bien sûr le cas le plus marqué, puisque l’implantation physique est cette fois- ci dans l’entreprise, faisant porter sur l’ensemble du collectif professionnel qui l’accueille le soin de renvoyer à l’élève des représentations de lui-même en tant que professionnel qui soient plausibles.
117 A condition que les erreurs ne se produisent pas trop souvent, surtout avec les mêmes personnes, au risque sinon de se voir socialement disqualifié, voire rejeté.
Si ces savoirs sont nécessaires aux élèves pour accéder dans de bonnes conditions aux milieux de travail convoités, la création d’une histoire commune aux acteurs du dispositif de formation et à ceux du milieu professionnel, l’immersion fréquente ou permanente dans les normes culturelles propres aux deux milieux est aussi utile aux enseignants et aux professionnels.
L’image de la formation pour les employeurs se construit peu à peu, à partir de la fréquence de leurs contacts avec le dispositif de formation, lors des situations pédagogiques dans lesquelles ils sont impliqués ; elle se constitue aussi à partir des embauches antérieures d’élèves issus de cette formation, qui leur fournissent l’occasion de juger en direct si les élèves correspondent bien à leurs attentes.
C’est ainsi que s’élabore la réputation du dispositif de formation, à partir de l’accord qui se réalise peu à peu sur la qualité de la formation du point de vue des employeurs, connaissance partagée par l’ensemble des participants à notre système.
Sortir de telle ou telle formation est donc déjà un élément du capital social collectif représenté par le dispositif de formation et dont bénéficient les élèves.
C’est un point que définit Nan Lin dans son dernier ouvrage (2001) : quel est le retour sur investissement pour les responsables de formation lorsque les employeurs embauchent leurs élèves ?
Plus les employeurs recrutent ainsi, plus l’information sur le dispositif de formation circule dans le réseau des employeurs ; et plus les employeurs découvrent ou accèdent à cette information dans leurs réseaux, plus ils auront tendance à le faire : ainsi lorsque le processus a atteint une certaine ampleur, ce n’est plus le responsable de formation qui cherche à accroître le réseau du dispositif de formation dans le milieu des employeurs, mais les employeurs qui cherchent alors à faire partie du réseau de ce dispositif de formation…
Le dispositif de formation n’a plus à faire ses preuves, il est « installé », reconnu. Bien sûr, au fur et à mesure de l’augmentation de la réputation, la pression augmente parallèlement sur le dispositif de formation pour continuer à fournir les élèves tant appréciés des employeurs, qui disposent d’un moyen de sanction simple, ne plus en recruter.
Entrent alors ici en jeu des questions comme l’histoire des dispositifs de formation et de leurs réseaux relationnels sur une période longue, les effets d’une concurrence éventuelle, etc., ce que n’avons pas abordé directement dans notre travail, et évoquons à la fin de ce chapitre en reprenant le concept de niche sociale développé par E. Lazega (2001).
Le dispositif de formation est aussi une source de confiance probante pour les employeurs. Au travers de toutes les activités formatives qui mettent les uns et les autres en relation et l’histoire de ces relations, les contacts organisés avec les dispositifs de formation opèrent des sélections, minimisent les risques, et sont source de rapidité pour les employeurs sans pour autant faire en sorte que chaque contact doit nécessairement aboutir à une proposition d’embauche.
Par ailleurs, si le diplôme correspondant à la formation suivie est un signe de productivité potentielle, il ne suffit pas. Or, l’information qui circule porte non seulement sur les éventuels postes disponibles, mais aussi sur les caractéristiques des élèves ou des employeurs.
De leur fréquentation régulière au travers des activités pédagogiques, les enseignants disposent sur les élèves d’un avis qu’on peut appeler « l’expertise du médiateur ».
La recommandation d’un élève par un enseignant prend alors toute sa force : si embaucher un élève consiste pour un professionnel à vérifier le plus en amont possible du processus d’une part que cet élève aura les compétences requises, d’autre part qu’il va s’entendre avec lui, alors l’expertise dont dispose l’enseignant sur les élèves lui est très précieuse.
La relation établie entre l’enseignant et l’employeur donne à ce dernier la possibilité de s’appuyer sur le jugement de l’enseignant pour mieux apprécier la productivité ultérieure de l’élève qu’il envisage de recruter, surtout lorsque cette productivité est difficile à évaluer sur un temps court, comme c’est souvent le cas dans les activités de service (cf. chapitre 1).
Les responsables des dispositifs de formation ont de leur côté leurs propres enjeux vis-à-vis du collectif ainsi créé. Les flux de liens créés avec le milieu professionnel leur permettent de s’assurer d’une certaine reconnaissance ou validation de leur activité de formation par ces professionnels.
L’implication de ceux-ci nécessite en effet une acceptation minimum des contenus de formation délivrés. Ces interactions permanentes fournissent un point d’observation pertinent sur les évolutions des métiers et professions visées, permettant un réglage fin du pilotage des formations à l’intérieur du cadre national de définition des diplômes118.
Il y a là l’élaboration d’une norme partagée par les uns et les autres sur ce qui est requis de la part des élèves pour qu’ils soient considérés comme effectivement qualifiés.
Enfin, cette connaissance commune ainsi élaborée est aussi incarnée dans les élèves embauchés : dans une logique cumulative, le recrutement des élèves par des professionnels en contact avec la formation renouvelle et étend le réseau au sein duquel est partagée la norme, assurant pour les responsable de formation le maintien de la proximité avec le milieu professionnel.
On voit là aussi l’apparition d’une norme locale conventionnelle auto entretenue par les actions des personnes impliquées dans le fonctionnement du réseau, et particulièrement le responsable de la formation.
On peut schématiser ainsi les objectifs stratégiques émergents (Mintzberg 1994119) de ces acteurs qui rencontrent un système d’action constitué par le dispositif de formation :
Figure 7. Stratégies émergentes centrées sur le dispositif de formation
Tous les phénomènes passés en revue produisent des effets dans les processus d’accès à l’emploi. Ils correspondent à la définition du concept de capital social selon James Coleman (1990), tel que présenté au chapitre 2.
118 Le cadre national est assuré par les commissions professionnelles consultatives (CPC), mises en place par le ministère de l’Education Nationale principalement, ainsi que d’autres ministères responsables d’une partie du système d’enseignement, comme le ministère de l’agriculture ou celui des affaires sociales. Il s’agit de groupes de travail réunissant spécialistes d’un champ professionnel donné (les experts), représentants du secteur professionnel et fonctionnaires des ministères concernés.
119 La conception de la stratégie selon Mintzberg (1994) que nous retenons ici a été définie plus longuement au chapitre 2 (§ 2.2.5.1.).
Ce capital social est propre au dispositif de formation dans son ensemble et non pas à un individu isolé, même s’il est très lié à son ou ses responsables. C’est la dimension collective de ce capital social qui en fait sa spécificité selon James Coleman, et qu’il nomme « public goods ».
Ce capital est collectif au sens où il émane du système de relations entre les acteurs impliqués, enseignants et élèves du dispositif de formation, et employeurs qui y sont liés. Il est composé de tout ce qui vient d’être vu dans les
points précédents et il est à la disposition de tous ses membres, enseignants, élèves et employeurs en incluant pour ces derniers toutes les chaînes relationnelles dont ils peuvent être à l’origine.
Comme le stipule Coleman, ce capital social est créé par l’investissement de quelques-uns uns, principalement les responsables du dispositif de formation, mais produit des bénéfices à l’usage de tous les membres de la structure sociale concernée par l’action.
En contrepartie, l’existence de ce capital social peut être menacée par le désengagement du système de certains membres, le principal responsable de la formation au premier chef, mais aussi d’autres enseignants ou des professionnels particulièrement impliqués.
Si ce départ peut être une bonne opération au plan individuel (par exemple l’accès à un nouveau poste), il peut être destructeur de capital social au plan collectif, selon l’importance de la position structurale de celui qui part et la capacité du dispositif de formation – les autres membres restants – à conserver les relations qu’il aura installées.
Ne suivant pas tout à fait Coleman sur le terrain d’une stricte rationalité, nous dirons que, premièrement, les effets stratégiques d’une action peuvent n’être découverts qu’en cours d’action, voire a posteriori120 (cf. les stratégies émergentes selon Mintzberg) ; et secundo, chacun agit en évaluant bénéfices et inconvénients d’une action possible, à partir d’une certaine sphère de rationalité incluant ou excluant les effets possibles au plan collectif de sa position dans la structure relationnelle ; les effets possibles sur le capital social du groupe qu’il quitte ne sont qu’un élément – possible – parmi d’autres de sa prise de décision121.
Ainsi, de par leur spécificité et leur position particulière vis-à-vis des milieux de travail qu’ils visent, les dispositifs de formation à caractère professionnel sont en mesure, a priori, de se poser comme articulateurs et d’assumer une fonction particulière d’introduction, de passage, dont le résultat, mais de façon potentielle seulement en tant que porteurs effectifs de capital social collectif, est d’organiser un maillage générique avec le monde du travail permettant d’opérer une partie des mises en relation qui s’effectuent sur le marché spécifique aux élèves.
Mais si tout ceci relève des possibles, ces dispositifs de formation ne développent pas tous une densité relationnelle particulière, et n’assurent pas tous cette fonction de la même manière, avec la même intensité, ou la même efficacité.