Le dispositif de formation comme articulateur entre deux milieux
4.3.2.2. Le dispositif de formation comme articulateur entre deux milieux
Que représente alors ce réseau de relations organisé à partir du dispositif de formation ? La notion d’intermédiaire est souvent avancée dans les travaux sur les acteurs du marché du travail (par ex. Baron et alii 1995 ; CEE 1994 ; Lagarenne et Marchal 1995b).
Elle fournit une première piste, mais apparaît encore assez floue et couvre de trop nombreuses acceptions pour rendre compte de la position des dispositifs de formation (encadré 2).
Nous empruntons dans la suite à la théorie des réseaux (Degenne et Forsé 1994) le concept d’articulateur construit à partir des approches de Lemieux (1976, 1982), de Mark Granovetter (1973) et de Ronald Burt (1992, 1995).
Une seconde approche de cette position peut être abordée comme le résultat d’une stratégie d’articulateur (Degenne et Forsé 1994, p. 145). Un articulateur est un individu appartenant à un groupe et assumant à lui seul le lien entre son groupe d’appartenance et un ou plusieurs autres groupes113.
Il se définit en fait ainsi (Lemieux 1976, Degenne et Forsé 1994) : si on supprime le lien constituant l’articulation entre deux ensembles de relations, ces deux ensembles ne sont plus reliés, d’un coté leur cohésion interne s’en trouve renforcée, mais de l’autre la communication entre les deux ensembles diminue voire disparaît.
Celui qui assure ce rôle d’articulateur114 en tire des bénéfices : en tant que passage obligé de communication, d’information, etc., il est en mesure d’organiser et de capter à son profit tous les échanges transitant d’un groupe à l’autre. C’est le cas de A dans la figure 5 suivante :
Figure 5. La stratégie d’articulateur
112 C’est le cas des associations d’anciens élèves éventuellement constituées qui représentent un moyen organisé d’entretenir un fond de relations centrées sur le dispositif de formation qui perdurera au cours du temps (cf. chapitre 3).
113 Ce qui n’est pas sans évoquer la position du « marginal sécant », le pouvoir des individus et des groupes « qui, par leurs appartenances multiples, leur capital de relations dans tel ou tel segment de l’environnement, seront capables de maîtriser, tout au moins en partie, cette zone d’incertitude, de la domestiquer au profit de l’organisation (…) » (Crozier et Friedberg 1977, cité par Degenne et Forsé 1994, p. 188).
114 Si cette notion d’articulateur relève au départ essentiellement de la théorie des graphes (Degenne et Forsé 1994), Lemieux emploie à son propos dans les études qu’il cite (1976) les expressions de médiateur, d’intermédiaire voire de broker puisqu’en tant que québécois il assume la double culture linguistique. Comme nous l’avons vu plus haut, l’expression de broker précise un aspect de l’articulateur, mais nous ne retenons pas celle d’intermédiaire. Par contre, l’idée de médiateur culturel renvoie aux phénomènes de socialisation que nous abordons au point suivant (4.3.3.).
Il s’agit là d’analyses portant sur des individus dans la structure sociale. Nous appliquons cependant ce concept non plus à des individus, mais à des organisations sociales, de même qu’un parallèle a été fait précédemment entre le responsable de formation et son dispositif.
Les rapports qu’entretiennent ces deux unités d’analyse, le responsable en tant qu’individu et son dispositif de formation en tant qu’organisation seront repris plus loin (partie 4.4.).
Il est possible en effet, en s’appuyant sur le point précédent, de considérer que ce sont les dispositifs de formation qui jouent dans leur ensemble un rôle d’articulateur entre le monde éducatif auquel ils appartiennent et le monde du travail auquel ils destinent leurs élèves.
Ils constituent une sorte de passerelle, ou de point de soudure entre les deux mondes, entre l’appareil éducatif dont ils font partie et le milieu de travail spécifique visé par la formation.
Il s’agit d’une position particulière des dispositifs de formation au sein d’un système « méso- social » qui serait composé d’éléments du système éducatif et d’entreprises (figure 6).
Encadré 2. La notion d’intermédiaireUne première définition issue du Larousse (« une personne qui sert de lien entre deux autres ») et appliquée au marché du travail englobe de nombreux cas de figure selon les auteurs.
Le cas de l’ANPE est le plus éclairant puisque sa mission la situe officiellement entre les employeurs et les demandeurs d’emploi à partir du postulat que leur rencontre directe ne se réalise pas forcément pour le mieux. L’ANPE n’est pas la seule et une histoire de ces structures ayant officiellement un rôle de « placement » est abordée dans la Lettre du Centre d’Etudes de l’Emploi, n°31, 1994. De nombreux autres organismes sont ainsi cités comme étant des intermédiaires sur le marché du travail : missions locales, PAIO, services municipaux, associations caritatives ou militantes, organismes de formation, Centres d’Aides par le Travail, EPSR (chargé du placement des travailleurs handicapés hors du « secteur protégé »), service social… voire syndicat de salarié ou agence d’intérim. Mais ce peut être aussi le service des offres et demandes d’emploi d’un organe de presse, et J. Vincens dans une note consacrée au phénomène d’intermédiation sur le marché du travail (1995) retient aussi explicitement l’appareil de formation. On voit là la multiplicité des « intermédiaires » au sens large du terme. Certains sont privés, d’autres publics, et on peut distinguer derrière tout ces cas la variété de sens donné à la notion d’intermédiation : support physique de transmission d’information, individu, organisme, etc. Le sens donné dans certains travaux à cette expression « d’intermédiaire » n’est pas toujours clairement relié à une fonction d’intermédiation, mais s’appuie plutôt sur l’intuition que tout type d’acteur intervenant sur le champ de l’emploi et de la formation peut être considéré comme tel dès lors qu’il fait partie d’un réseau et entretient des relations avec d’autres acteurs du réseau ce qui l’amènera à être à un moment ou à un autre un intermédiaire entre deux de ces acteurs. C’est le cas des travaux d’une équipe du Centre d’Etude de l’Emploi (Baron et alii 1995 ; CEE 1994 ; Lagarenne et Marchal 1995b) qui retient une acception extensive de l’intermédiaire sur le marché du travail. Elle considère comme intermédiaire toute structure qui met en relation des acteurs locaux du champ de l’emploi et de la formation, quels qu’ils soient, sans référence particulière à un offreur ou à un demandeur d’emploi. Cela comprend donc la fonction de mise en relation entre offre et demande d’emploi, mais aussi bien d’autres choses, tous les acteurs qui à un titre ou à un autre interviennent dans le champ de l’emploi et de la formation, et constituent donc peut-être un réseau dont l’objet principal n’est pas de mettre en relation directe et intentionnelle offreur et demandeur d’emploi (comme l’ANPE par exemple), mais d’avoir une mission parmi d’autres dans la chaîne des intervenants, comme un centre communal d’action sociale ou une mission locale par exemple, ce qui n’empêche pas qu’ils auront peut-être un jour à jouer effectivement ce rôle. Ce point de vue large soulève quelques questions. Il laisse donc dans le flou la fonction de l’intermédiaire, ainsi que sa nature considérée tour à tour comme un organisme ou des individus identifiables. Du point de vue des réseaux, ces intermédiaires se situent dans une chaîne longue entre employeurs et demandeurs d’emploi : or raisonner en terme d’intermédiaire nécessiterait pour être précis de retenir une chaîne courte composée de trois maillons : l’offreur d’emploi – l’intermédiaire – le demandeur (cf. Granovetter). Enfin, malgré qu’il soit retenu par J. Vincens à propos de l’école, le terme d’intermédiaire ne nous paraît pas le plus approprié ici pour décrire la position d’un dispositif de formation sur le marché du travail puisqu’il ne se situe pas à proprement parler entre l’appareil éducatif et l’appareil productif. |
Il est possible, pour fixer les idées, de mobiliser l’opposition développée par Vincent Lemieux entre « réseaux » et « appareils » (1982).
Les appareils sont plutôt des organisations constituées et hiérarchisées, structurées selon un organigramme objectif définissant des rôles spécialisés, dotées d’une finalité officielle et d’un dispositif de gouvernement ; c’est le cas de l’entreprise comme du système éducatif.
Il les oppose aux réseaux, qui sont, selon ses termes, des organisations non constituées, non hiérarchiques, sans frontières précises et sans assignation de rôle spécialisé pour ses acteurs. Sans être aussi radical que Lemieux sur cette opposition générale entre appareil et réseau115, l’idée générale est bien la même.
115 Nous préférons pour notre part le point de vue de Friedberg (1992) qui reconnaît une continuité entre les divers phénomènes organisés : tous types d’organisation comportent en proportions variables une part de réseau et une part d’appareil, il s’agit plus de différences dans le degré de « solidification » de l’organisation considérée.
Nous sommes en présence de deux milieux peu ou pas reliés entre eux ; les dispositifs de formation et l’ensemble des flux de relations qui leurs sont associés peuvent être analysés comme l’existence de réseaux entre deux appareils disjoints, réseaux qui traversent alors ces organisations constituées.
Les dispositifs de formation visant des milieux professionnels spécifiques sont ainsi en position d’articulateurs entre l’appareil éducatif pris dans son ensemble et les entreprises, dans la mesure où ils sont les seuls à assurer une connexion entre des individus effectivement concernés par une recherche d’emploi ou une recherche d’employé.
Aucune autre partie des deux systèmes n’intervient aussi directement et de façon aussi dense dans le processus de recrutement.
Figure 6. Dispositifs de formation comme articulateurs avec les milieux professionnels
On peut reprendre alors la définition de l’articulateur proposée plus haut en l’appliquant aux dispositifs de formation : si les liens constituant l’articulation entre deux ensembles situés de part et d’autre de l’articulateur disparaissent, alors ces deux ensembles ne sont plus connectés, ou nettement moins.
Lorsque les liens qui existent entre un dispositif de formation et les entreprises qu’il vise sont rompus, c’est à dire si aucun professionnel n’est invité à intervenir sous quelque forme que ce soit dans le cadre de la formation considérée et si les enseignants responsables d’un dispositif de formation ne se constituent aucun lien avec des professionnels, y compris pour les stages en laissant par exemple les élèves chercher par eux-mêmes, alors ce dispositif de formation n’est pas plus relié au monde professionnel particulier qu’il vise que n’importe quelle autre formation.
Les jeunes à la recherche d’un emploi sont alors renvoyés à leurs propres ressources initiales, maigres en la matière, et à celles de leur famille. Les employeurs quant à eux ont toujours la possibilité de mobiliser les réseaux relationnels de leurs employés (chapitre 1.2.).
Dit de façon positive, la création d’un dispositif de formation aboutit à la création d’une densité particulière de liens entre l’appareil éducatif dont il fait partie et l’espace professionnel particulier qu’il vise.
Cette fonction d’articulateur consiste pour les dispositifs de formation à être un point de concentration des relations avec les milieux professionnels, les employeurs potentiels116, et d’assurer par ces relations le passage des élèves d’un milieu vers l’autre. La fonction des dispositifs de formation est précisée dans la suite à partir de notre approche du capital social.
116 Il peut même être le seul point d’entrée dans un milieu professionnel spécifique, comme dans le cas des marchés fermés tels que les définit Catherine Paradeise à partir de sa recherche sur la marine marchande (1988), avec alors la position de pouvoir que cela peut lui conférer.