Proximité institutionnelle du système éducatif avec le monde du travail
4.3. Le point de vue « structural » : les dispositifs de formation à caractère professionnel comme points de contact privilégiés avec les milieux professionnels
Dans cette seconde étape, la position « générique » des dispositifs de formation vis-à-vis du marché du travail est analysée en tant que bordure externe du système éducatif comme cela a déjà été évoqué plus haut. Le point de vue strictement individuel est abandonné, mais il ne s’agit pas non plus d’un point de vue macrosociologique.
Ce qui se rapproche le plus de ce niveau d’observation du social est peut-être une approche « mésosociologique » (Granovetter 1985 ; Lazega 1994, 1996) : cette approche est similaire dans son esprit à l’approche structurale de réseau (Degenne et Forsé 1994 ; Lazega 1998), sans cependant revendiquer l’exhaustivité d’observation qu’exige ce type d’analyse, et en considérant qu’elle s’applique non pas à des individus mais à des organisations, des dispositifs de formation en l’occurrence.
Une première façon d’appréhender l’école et l’entreprise du point de vue de leurs liens est de les considérer comme deux institutions, formative et entrepreneuriale, distinctes, relativement éloignées l’une de l’autre et cherchant à développer une proximité de façon institutionnelle (§ 4.3.1.).
C’est l’approche générale des relations entre système éducatif et système productif dont les entrées ainsi que les traitements disciplinaires peuvent être nombreux et variés (Tanguy dir. 1986 ; Jobert, Marry, Tanguy 1995).
Cette approche a le mérite de rappeler que le système éducatif français, malgré une évolution notable depuis une vingtaine d’années, reste dans l’ensemble assez peu connecté au système productif.
Elle est cependant trop générale et reste en particulier assez vague et indistincte sur la nature des liens qui s’établissent, estimant que, quelle que soit leur forme ou leur « épaisseur », les rapprochements institutionnels sont finalement toujours bénéfiques pour le fonctionnement du système social concerné.
104 si on considère que le fait de suivre une formation à but professionnel signifie pour un élève qu’il souhaite effectivement s’engager dans le milieu professionnel désigné par la spécialité de la formation
Nous reprenons alors à notre compte, et dans un sens certainement plus restreint que celui voulu par les auteurs, l’optique générale du domaine de recherche sur les relations éducation- travail telle que la définissent Jobert, Marry et Tanguy : « Aux relations linéaires encore trop souvent affirmées entre la formation et l’emploi, on peut ainsi substituer des processus en réseaux qui reconstituent la chaîne des médiations entre ces deux termes » (1995, p. 13).
C’est bien de cela qu’il s’agit, de ces « processus en réseaux » qui lient la sphère éducative et le monde du travail, et plus particulièrement de ceux qui lient directement, sans médiation, des dispositifs de formation et des milieux de travail.
Ainsi, parmi les différentes entrées possibles dans ce champ, une nous intéresse de façon précise : la nature concrète des liens qui se nouent entre les divers protagonistes et l’implication effective des élèves dans ces liaisons.
Cette question des liens école-entreprise sous l’angle des relations interpersonnelles s’établissant entre acteurs du monde formatif, employeurs et, bien sûr, élèves fera l’objet du point suivant (§ 4.3.2.).
4.3.1. La proximité institutionnelle du système éducatif avec le monde du travail
Il s’agit donc de deux milieux, ou plutôt de deux institutions de natures différentes, formative et entrepreneuriale, a priori peu connectées entre elles. Cette question de la proximité système éducatif-entreprises a été abordée par plusieurs auteurs.
4.3.1.1. Les liens institutionnels école-entreprise comme forme de régulation du marché des jeunes débutants aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne et en Grande-Bretagne
La question des liens entre l’école et l’entreprise a été abordée par Rosenbaum et alii (1990), à propos de leurs effets sur l’accès à l’emploi pour les jeunes sortant de l’école.
Constatant la diffusion permanente et croissante des problèmes d’accès à l’emploi pour les jeunes issus des high schools américaines (lycées en France), à savoir un turnover et un chômage jugés massifs à l’aune du marché du travail des Etats-Unis, Rosenbaum et alii (1990) passent en revue les forces et les faiblesses de quatre théories fournissant des éléments d’explication à ces problèmes : les théories de la segmentation du marché du travail, du capital humain, du signal et des réseaux sociaux.
Pour ces auteurs, la théorie de la segmentation affirme que les employeurs sont indifférents (ou insensibles) aux compétences des jeunes mais n’explique pas pourquoi.
La théorie du capital humain est juste capable de désigner les jeunes comme responsables de leurs propres déficiences en étant peu motivés à investir dans leurs qualifications.
Appliquée à la lettre, elle affirme que c’est parce qu’ils n’investissent pas assez dans leur capital humain que les jeunes sortant de high school rencontrent tant de difficultés à trouver un emploi, affirmation qui serait étayée par une collection de rapports officiels centrés sur la faiblesse des compétences académiques des jeunes américains, selon les auteurs…
Elle ne s’interroge pas sur les raisons de leur faible intérêt à réduire ces déficiences, ignorant totalement le rôle de l’environnement sur l’incitation à l’effort ou à la réussite scolaires (school achievement), ni sur le fait que les employeurs incitent si peu les jeunes à accroître leur capital humain.
La théorie du signal d’une part affirme que les employeurs sont indifférents aux compétences des jeunes parce qu’ils utilisent finalement assez peu de signaux, le coût économique d’obtention de la bonne information étant trop élevé ; et d’autre part elle ignore tout un pan de contraintes normatives et de phénomènes non économiques qui interviennent dans le niveau d’utilisation et de confiance accordée aux signaux émis par les uns et les autres, lorsqu’ils sont émis.
La théorie des réseaux, construisant à partir des théories du capital humain et du signal (« building upon »), trouve grâce à leurs yeux parce qu’elle prend en compte l’encastrement social de ces théories, encastrement conférant confiance, capacité de circulation et de production d’effet aux concepts d’information mobilisés par ces théories.
Ils résument de façon lapidaire leur point de vue : les jeunes rencontrent des difficultés dans l’accès à l’emploi parce qu’ils ne disposent pas de réseaux relationnels connectés à ceux des employeurs.
Pour Rosenbaum et alii, l’absence de confiance, due au manque de relations entre l’école et l’entreprise, explique cette inefficience du marché dans la transition école-entreprise, ou, dit autrement, créé des dysfonctionnements dans les processus de marché des jeunes débutants à l’origine de leurs difficultés d’emploi aux USA.
Ecoles et Employeurs sont dépendants les uns des autres : les employeurs dépendent des écoles qui leur fournissent les jeunes formés dont ils ont besoin, et les écoles dépendent des employeurs qui recrutent leurs jeunes formés.
Ils interprètent la notion de relation à deux niveaux, institutionnel (par exemple une convention liant une grande entreprise et une école) et personnel (entre telle personne et telle autre), chacun d’eux renforçant l’autre: selon eux, des relations interpersonnelles récurrentes favorisent l’apparition de liaison au niveau institutionnel ; et des liaisons institutionnelles établies peuvent être à l’origine de relations interpersonnelles sources de confiance, et peuvent aussi assurer une certaine permanence des liens en résistant aux changements de personnes quand cela se produit.
En fait, cette seconde dimension des relations interpersonnelles est très peu évoquée par les auteurs, et est plus postulée que réellement étudiée en profondeur. Leur article centré essentiellement sur les relations institutionnelles en reste à un niveau de généralité plutôt allusif sur le fonctionnement réticulaire concret du marché du travail.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’ils avancent, il n’est pas du tout évident que des relations interindividuelles récurrentes entre des personnes d’institutions différentes mènent systématiquement à des liens institutionnels, et il n’est pas non plus nécessaire que des liens institutionnels existent pour que des liens interindividuels perdurent au cours du temps et produisent les effets de confiance attendus.
De même rien ne garantit qu’une convention entre deux institutions aboutit à coup sûr à l’établissement de relations interindividuelles allant au- delà du minimum formel imposé par la convention, celle-ci pouvant très bien rester sans effet quant à l’apparition de relations interpersonnelles sources de confiance accrue vis-à-vis de son objet.
L’apparition d’une relation de confiance va au-delà de la relation fonctionnelle entre deux individus appartenant à des institutions différentes, par exemple acheteur/vendeur ; la confiance n’apparaît qu’à partir du moment où la relation fonctionnelle se double de l’ébauche d’une relation sociale directe et de face à face.
En tout état de cause, quel que soit le rôle de la dimension institutionnelle dans la création de relations interpersonnelles, la réflexion de ces auteurs montre tout de même que des liens effectifs entre école et entreprise améliorent les processus d’accès à l’emploi pour les débutants.
Ils suggèrent même des liaisons possibles au plan théorique avec la théorie du signal (les individus émettent des signaux sur le marché du travail comme par ex âge, sexe, diplôme, etc., en fonction desquels les employeurs se déterminent).
Et ils rappellent une évidence oubliée, la possibilité d’émettre un signal ne dit rien sur le fait qu’il soit effectivement reçu, sur la façon dont il sera reçu, et sur le niveau de confiance dont il sera crédité par les destinataires envisagés : « One way to increase understanding and trust of signals is to embed them in the context of ongoing social and institutional relationships.
Trust arises in social interactions, and social norms give meaning and dependability to exchanges (…). These contextual features offer performance guarantees that would not emerge from simple market mechanisms. » (Rosenbaum et alii 1990, p. 282).
Ces auteurs établissent ensuite une comparaison entre pays industrialisés (Japon, Etats-Unis, Allemagne), montrant les différences d’organisation selon les contextes culturels.
Aux USA, il y a peu de liens entre les high schools et le monde du travail, passage laissé au libre jeu des mécanismes du marché, d’où les difficultés des jeunes lors de leur première entrée sur le marché du travail.
Le Japon, selon les auteurs, offre pour une partie de son système éducatif une situation radicalement opposée. De nombreux liens existent au plan institutionnel entre écoles et entreprises, de même que de nombreuses relations lient effectivement responsables ou enseignants des écoles et professionnels des entreprises.
On a ici une très forte intervention de l’école dans le cadre de conventions de long terme avec les entreprises dans lesquelles les écoles – leurs enseignants – opèrent un premier tri et classent les étudiants vis-à-vis des postes que les entreprises se sont engagées à alimenter par des élèves de l’école en question ; les recruteurs des entreprises n’interviennent qu’à la fin du processus en choisissant par entretien le candidat qu’ils retiennent parmi les « nominés ».
Ainsi, les enseignants sont à la fois des orienteurs dans les écoles chargés d’aider les élèves à se positionner vis-à-vis des offres d’emploi proposées, et des conseillers chargés d’organiser les contacts avec les employeurs et de sélectionner les élèves pour les postes de travail.
Il y a là une sorte de « régulation conjointe » de l’embauche des jeunes entre les écoles et les entreprises ; cependant, rien n’est dit sur d’éventuelles négociations ou discussions entre les écoles et les entreprises à propos des critères retenus par les enseignants pour sélectionner les élèves. Enfin, cela ne concerne pas l’enseignement supérieur japonais.
Il s’agit là d’une procédure très formalisée. Mais le processus qu’elle recouvre existe en France sous une forme bien sûr beaucoup plus informelle : le responsable d’un dispositif de formation reçoit une offre d’emploi (ce qui suppose qu’un travail a été fait en amont pour que ledit dispositif soit destinataire d’offres d’emploi) et peut opter pour un affichage général (c’est-à-dire une procédure médiatisée), ou au contraire opérer lui-même sa sélection en informant deux ou trois élèves dont il sait qu’ils peuvent être intéressés et qu’il juge pertinents pour l’offre d’emploi.
Il s’agit alors d’une procédure relationnelle dans laquelle l’enseignant met en relation intentionnellement. Il est clair que de tels phénomènes se produisent couramment ; et par ailleurs, l’institutionnalisation, comme par exemple les conventions écoles-entreprises au Japon, ne fait que rendre le processus plus visible socialement.
En Allemagne, selon ces auteurs, la proximité école-entreprise apparaît aussi très forte, même si elle est moins développée qu’au Japon.
Ceci s’explique en grande partie par l’importance du système dual qui supporte l’entretien de liens poussés entre école et entreprise, de l’apprentissage et des filières professionnalisées qui favorisent les liens avec des milieux professionnels identifiés.
Mais ici l’école n’assume pas seule tous les liens avec le monde du travail : l’orientation et le placement sont assurés majoritairement par des agences publiques chargées de l’emploi.
Le processus d’allocation de la main d’œuvre s’appuie plus sur des agences gouvernementales, les employeurs et les syndicats de salariés que sur l’école uniquement : les « governments employment offices » établissent des liens entre écoles, employeurs et syndicats en assurant conseil, orientation et placement, à côté de ceux initiés directement entre l’école et les entreprises du fait du système d’apprentissage allemand (dual system).
La position de l’Allemagne ressemble ainsi pour une part à celle du Japon : les liens sont plutôt assurés par un ensemble d’instances publiques, parmi lesquelles l’école.
Les auteurs terminent par un rapide survol de la situation anglaise : si les liens étaient auparavant assez faibles comme aux Etats-Unis, les politiques mises en place pour les développer depuis les années 1980 rapprocheraient la Grande-Bretagne du système allemand.