La formation, base de mises en relation élèves/employeurs
4.2. Le point de vue individuel : le dispositif de formation comme base de mises en relation élèves/employeurs et de développement du capital relationnel professionnel des élèves
La première étape est de regarder comment se produisent pour les élèves les actions pouvant mener à l’emploi au sein d’un dispositif de formation : quels sont les phénomènes se produisant au cours du fonctionnement du dispositif de formation qui concernent aussi le fonctionnement réticulaire du marché du travail ?
Il s’agit de phénomènes relevant à la fois des processus de mises en relation entre employés potentiels et employeurs potentiels sur le marché du travail, et des processus de développement des réseaux relationnels des individus selon les milieux fréquentés.
Les élèves s’apprêtant à sortir d’un dispositif de formation doivent trouver dans leur environnement les ressources relationnelles nécessaires pour accéder à leur premier emploi. Fréquentant un dispositif de formation, le capital social généré par celui-ci devrait jouer un rôle principal.
Les dispositifs de formation peuvent donc aussi être considérés comme des opérateurs sur le marché du travail, c’est à dire des lieux- ressources favorisant les rencontres effectives entre offreurs et demandeurs d’emploi.
Si un dispositif de formation n’est pas une agence locale pour l’emploi chargée officiellement d’opérer des médiations entre offreurs et demandeurs d’emploi (Lièvre 1995 ; Lesueur & Lièvre 1996), il s’y effectue pourtant de ces médiations qui aboutissent à des embauches.
4.2.1. Le dispositif de formation comme lieu de rencontres entre élèves et professionnels
Un dispositif de formation est une organisation qui, par son fonctionnement, suscite des occasions de rencontre, des interactions entre des élèves présents dans l’organisation pour être formés, des enseignants permanents, et enfin des professionnels (employeurs ou salariés du monde professionnel visé) présents dans l’organisation en tant qu »intervenants-formateurs » plus ou moins occasionnels.
Il s’agit de mises en relations se produisant dans le cadre d’une chaîne relationnelle ayant pour support le dispositif de formation. A cette époque de leur parcours professionnel, le dispositif de formation constitue une base potentielle essentielle de la constitution du capital relationnel des élèves.
Il s’agit bien en effet de prendre en compte le fait que le développement et l’usage du réseau relationnel nécessitent des lieux et des objets d’interactions, comme le rappelle Henk Flap (1999) avec une formule à l’emporte-pièce :
« Without meeting there will be no mating ». En effet, « Contacts between persons are the fundamental prerequisite for the creation and use of social capital » et « The establishment of social contacts further depends on the presence of meeting places and facilities like volontary organizations, public square, shops, post offices, schools and bars » (1999, p. 13).
C’est le cas d’un dispositif de formation, comme « organisation volontaire », même s’il n’est pas nécessaire d’en arriver au « mateship » pour qu’une prise de contact entamée lors de la formation débouche sur une embauche. Ainsi, ces interactions peuvent déboucher sur un recrutement, même si ce n’est pas l’objet premier du dispositif de formation.
Elles peuvent aussi déboucher sur une recommandation qui elle-même aboutira à un recrutement ou encore fournir aux élèves des informations pertinentes vis-à-vis de la recherche d’emploi. Pour les employeurs, le dispositif de formation constitue un vivier privilégié de contacts possibles.
4.2.2. Médiation à double entente et interactions récurrentes au sein de l’activité formative
Que se passe-t-il en fait lors de ces interactions ? Celles-ci se produisent en ayant pour objet premier l’activité de formation et pour base le dispositif de formation.
Dans son analyse des relations en public, Erving Goffman (1973) utilise le terme de base pour caractériser les trois grandes circonstances de contact permettant les rituels confirmatifs de l’existence d’une relation (79-82). Il distingue les affaires en cours, les contacts fortuits dus au hasard, et les contacts intentionnels initiés par l’un ou les deux protagonistes.
Dans notre cas, en l’occurrence celui de l’activité de formation, il s’agirait plutôt des affaires en cours, c’est à dire des activités qui justifient et officialisent des rencontres récurrentes entre les protagonistes, et qui permettent que d’autres objets plus sensibles -comme la recherche d’emploi ou d’employé- soient éventuellement abordés lors des interactions101.
En se référant à Goffman, le fonctionnement du dispositif de formation permet donc deux choses : 1) l’existence d’un objet officiel déclaré d’interactions entre élèves et employeurs, sous la « houlette » en quelque sorte du responsable du dispositif de formation et de ses enseignants, et 2) une récurrence des contacts, à moindre coût en temps, en argent et en effort, seule à même d’engendrer la possibilité d’un « ancrage » effectif ultérieur de relations naissantes entre les divers protagonistes (pp. 182-186).
Premier point, l’activité formative comme objet officiel masque et autorise à la fois que d’autres types d’informations puissent être échangés de façon implicite, qu’une autre interaction puisse se dérouler à un autre plan.
Le caractère implicite, d’arrière-plan de cette interaction permet, quelle qu’en soit l’issue (poursuite ou non de la relation vers une embauche), d’éviter les conséquences désagréables de l’officialisation d’un jugement ou de le rendre trop visible, que celui-ci puisse être perçu comme négatif (interaction qui ne débouche pas, donc pas de reconnaissance de sa valeur pour l’employeur potentiel) ou positif (le dévoilement trop brutal du caractère instrumental de la relation nouée pourrait être gênant par rapport au collectif du dispositif de formation).
La question de la recherche d’employé ou d’emploi, même si elle n’est jamais bien loin dans les esprits, n’est pas -ou peu- l’objet officiel de l’interaction lors d’une action de formation en tant que telle ; et c’est ce qui permet à tout moment d’éviter la confrontation directe sur ce terrain.
Le double niveau de l’interaction permet de tester, sur des durées plus ou moins courtes, des ententes possibles, sans prendre trop de risques ni se sentir obligé d’officialiser immédiatement une position d’engagement, que ce soit du coté de l’élève comme de l’intervenant professionnel. Il est toujours possible de ramener le sens de l’interaction à son sens officiel et premier, celui de l’acte de formation102.
101 la question des rencontres de type « matrimonial » pour les élèves pourrait être abordée dans les mêmes termes, si l’on pense par exemple aux fameux « bals de taupe » organisés chaque fin d’année dans les classes préparatoires aux grandes écoles d’ingénieurs…
102 Vincent Lemieux (1982) distingue dans l’analyse des réseaux forme, substance et fonctionnalité. Selon lui, un réseau est constitué de plusieurs substrats (la substance du réseau), correspondant à ce qui circule dans le réseau ou l’organisation considérée, ce qui fait le lien. Dans notre cas, le substrat officiel est l’activité de formation, mais il peut y en avoir un second, la recherche d’emploi, de même qu’il pourrait y en avoir un troisième, par exemple la recherche de compagnon ou de compagne, surtout si sont prises en compte les activités festives organisées de manière périphérique tout en étant très liées à la formation comme c’est le cas dans certaines filières de médecine ou les classes préparatoires aux grandes écoles. Finalité officielle et finalité secondaire fonctionnant comme un sous-produit de la finalité principale.
On se trouve ici dans une situation comparable à celle du « marché matrimonial » tel que décrit par François Héran103 et dans laquelle d’une certaine façon la salle de cours du dispositif de formation joue pour le marché du travail le même rôle que la salle de bal pour le marché matrimonial :
« Le propre du bal, c’est d’être une mise en scène du marché qui l’euphémise et le rend socialement acceptable… Le défaut que présente le système des annonces matrimoniales par rapport au bal et aux autres formes de sociabilité du type groupe de pairs est justement de ne pas euphémiser suffisamment la nature du marché… Dans le feu des interactions qui ont le bal pour cadre, il est toujours possible de revenir en arrière sur les « avances » éventuelles entre partenaires et de ramener le bal à son autre vérité, celle d’un simple lieu de loisirs.
Sans ces médiations « à double entente » (cf. Goffman) les agents seraient placés dans des situations impossibles de tout ou rien… Il leur faudrait toujours annoncer d’emblée s’ils sont preneurs ou non, comme dans ces commerces à l’ancienne où le simple fait de toucher à un objet est interprété comme une volonté d’achat. »
La nécessité d’une euphémisation du marché de l’emploi via un dispositif de formation n’est peut-être pas aussi impérative que dans le cas du fonctionnement du marché matrimonial.
Cependant nous soutenons l’idée que les processus de rencontre ou de médiation -d’échange – sur les marchés, en tant qu’espaces sociaux dans lesquels se produisent des transactions entre individus ou entre groupes, ne sont pas si différents les uns des autres selon la nature des marchés : marchés du travail, marchés de biens, marchés matrimoniaux, relations diplomatiques, etc. (cf. chapitre 1 ; Merle 1987).
Les phénomènes microsociologiques d’interactions impliquant élèves et professionnels évoqués ici portent sur des situations d’intervention en formation.
Mais les phénomènes analysés concernent aussi d’autres situations d’interaction liées à la formation : jury de sélection à l’entrée dans le dispositif de formation, commande de travaux collectifs à caractère pédagogique et professionnel, etc., y compris le stage qui, bien sûr, comporte des dimensions qui vont bien au-delà.
Les situations pédagogiques lors desquelles se produisent des interactions entre professionnels et élèves sont nombreuses et dépendent pour partie de l’inventivité pédagogique des enseignants.
C’est dans ce sens, que, quel que soit l’objet pédagogique, un dispositif de formation peut être considéré comme un opérateur au sens plein sur le marché du travail, effectuant des mises en relation entre élèves potentiellement à la recherche d’un emploi et professionnels potentiellement à la recherche d’employés.
Second point, il a été, jusqu’à présent, plus question d’interactions que de relations interindividuelles. Lorsque nous parlons d’interaction, il s’agit d’un événement, d’une rencontre effective entre deux personnes, à un instant et en un lieu donné ; tandis qu’une relation interindividuelle inclut les interactions qui lui donnent corps mais continue d’exister en dehors de ces moments d’interaction.
Et il est bien sûr difficile d’imaginer une relation entre deux personnes qui n’ait pas commencé par une interaction. Des interactions répétées peuvent susciter l’apparition d’une relation, même si ce n’est pas une issue certaine à chaque fois. Ainsi, la répétition des contacts à travers la récurrence et la multiplicité des situations pédagogiques est gage de l’apparition de relations.
C’est ce que Goffman appelle l’ancrage de la relation, lorsque chacun dans la durée « identifie l’autre personnellement, sait qu’il en fait autant et reconnaît ouvertement devant lui que quelque chose d’irrévocable a commencé entre eux, qu’ils ont établi un canevas de connaissance mutuelle qui retient, organise et applique leur expérience réciproque » (1973, p. 182).
103 1986, « La cote d’amour », in Les jeunes et les autres, Actes du colloque organisé par le ministère de la Recherche, tome 1 (groupe de travail « Jeunes : marché scolaire, marché du travail, marché matrimonial »), Vaucresson, Centre de recherches interdisciplinaires de Vaucresson, pp. 251-259. Cité par Vincent Merle, 1987, p.12.
Cette récurrence des contacts est à considérer aussi bien entre élèves et employeurs qu’entre enseignants et employeurs. D’un côté, elle permet l’expérimentation réciproque entre élèves et employeurs ; de l’autre la fréquentation régulière du dispositif de formation sur la durée pour les employeurs est à la fois signe d’une confiance accordée à ce dispositif, son responsable et ses enseignants, et gage de son maintien.
C’est là que le capital social du dispositif de formation se perçoit. La nature même de la base de contacts, selon les termes de Goffman, est une source de confiance a priori dans les appréciations que les protagonistes sont amenés à se porter mutuellement.
Un dispositif de formation est donc l’occasion pour les élèves de développer leur réseau relationnel, comme dans toute activité sociale. Les interactions, les rencontres qui s’y produisent peuvent être la source de nouvelles relations.
Il ne s’agit cependant pas de n’importe quel type de relations : la spécialité même du dispositif de formation entraîne que les professionnels intervenants qui peuvent être mobilisés sont issus du milieu professionnel bien spécifique dans lequel les élèves souhaitent a priori s’insérer104, et sont sources de relations pertinentes pour l’objectif d’accès au milieu professionnel visé. Il s’agit alors d’observer plus finement la position de ces dispositifs de formation vis-à-vis du monde du travail.