Le capital social : … à la sortie d’un dispositif de formation
Conclusion. Eléments pour une généralisation
Nous avons chercher à mettre en évidence les phénomènes de marché et d’organisation se produisant à la jonction des espaces éducatifs et professionnels, structurant le passage des jeunes d’une organisation donnée, l’école, vers une autre, l’entreprise.
L’opérateur principal de ces passages en est le capital social auquel les différents protagonistes peuvent accéder, et dont celui produit par les dispositifs de formation en contact direct avec le monde du travail est essentiel. Il s’agit maintenant de conclure sur cette étude, d’en préciser la portée et les limites.
1. Synthèse de l’étude empirique
Le capital social de l’école dans les débuts de vie active à la sortie d’un dispositif de formation de troisième cycle dans le secteur culturel
1.1. Une ressource facilitant la mobilité en début de carrière professionnelle
A partir d’une étude sur cinq dispositifs de formation de troisième cycle dans le secteur culturel, il s’agissait de tester la possibilité pour certains d’entre eux d’être à l’origine d’un capital social, basé sur les phénomènes relationnels et organisationnels à l’œuvre sur le marché du travail à la jonction des espaces éducatifs et professionnels, auquel les élèves peuvent accéder, et destiné à leur faciliter l’entrée dans le milieu professionnel visé par la formation suivie.
Dans cet optique, une approche longitudinale a été mobilisée : elle permet de distinguer d’un côté les aspects relationnels relevant de l’histoire de l’individu et de ses immersions dans des milieux successifs, et de l’autre ceux relevant du milieu qu’il traverse au moment où on le saisit.
Les premiers se combinent aux seconds pour définir sa capacité d’action sur le marché du travail. Il a ainsi été tenté dans les cinq cas étudiés de mettre en évidence au moyen des indicateurs retenus l’existence d’un capital social propre à certains dispositifs de formation et les conditions correspondantes d’accès à l’emploi pour les étudiants qui en sortent.
L’articulation avec le milieu professionnel que produit ce capital social a pour effet global de rendre beaucoup plus fluide et aisé le passage des élèves de l’école vers l’emploi.
La confrontation entre, d’un coté, l’organisation des formations et la nature des canaux centrés sur celles-ci, et de l’autre, les conditions d’accès à l’emploi, suggère que plus l’articulation ou la connexion avec le milieu professionnel est forte, meilleures sont les conditions d’accès au premier emploi à la sortie de formation.
La dimension relationnelle de l’accès à l’emploi n’est pas une nouveauté (Degenne et alii 1991). Mais ce qui apparaît ici, c’est d’une part le rôle particulier des dispositifs de formation en tant que producteurs de capital social, et d’autre part, le lien avec les caractéristiques des conditions d’accès à l’emploi.
De plus grandes chances d’entrée dans le milieu professionnel choisi, un taux d’accès à l’emploi plus élevé et une durée d’accès au premier emploi plus courte peuvent être attendus de dispositifs de formation fortement articulés au milieu professionnel, aux canaux d’accès et de sortie fortement relationnels.
Au contraire, ceux offrant peu de ressources en terme de capital social, et dont l’articulation au milieu professionnel est plus faible, plus distante, limitant les moyens auxquels les élèves peuvent accéder aux seuls canaux non relationnels en dehors de leurs ressources propres, ne seraient pas en mesure d’offrir les mêmes conditions d’entrée dans l’emploi.
Cet effet s’estompe dès qu’il s’agit de rechercher un second emploi, même s’il ne disparaît pas totalement : les associations d’anciens élèves sont les aspects les plus formalisés de ces liens qui perdurent avec l’appareil éducatif et pouvant jouer un rôle dans l’accès à l’emploi, mais ils ne sont pas les seuls.
Ainsi, dès le second emploi, les contacts professionnels développés pendant la première période d’emploi prennent le dessus et remplacent en terme de capital social les ressources propres aux dispositifs de formation : à nouveau milieu fréquenté, nouveau type de capital social auquel il est possible d’accéder ou qu’il est possible de se constituer.
1.2. Une ressource qui n’intervient pas seule dans l’accès aux premiers emplois
Cependant, au-delà de l’identification du rôle du capital social propre à l’école comme ressource pour l’accès au premier emploi des élèves qui en sortent, un autre phénomène peut être relevé, que l’on pourrait qualifier de hiérarchisation/compensation et visant la place du capital social du dispositif de formation parmi ces différentes ressources.
Le poids des formes de fonctionnement de ces dispositifs et des multiples ressources qu’il est possible de mobiliser pour accéder à un emploi après leur sortie a été identifié plus haut.
Outre le capital social offert par le milieu de formation en cours de fréquentation, ces ressources relationnelles correspondent à un capital en partie hérité, fourni par le milieu d’origine, ou constitué avec plus ou moins de bonheur au cours des immersions successives (parfois parallèles) dans des milieux sociaux différents.
De façon schématique, la diversité des acquis relationnels de chacun (Degenne et alii 1991, p.89) résulte ainsi conjointement :
- d’une origine sociale, qui assure l’héritage d’un certain stock de capital relationnel familial ou amical plus ou moins diversifié et de pertinence différente du point de vue de l’accès à l’emploi ;
- et d’un parcours antérieur offrant plus particulièrement la possibilité d’avoir accumulé un capital de relations « professionnelles » mobilisable en cas de besoin.
Lorsque les étudiants entrent en formation, la possibilité de mobiliser ces acquis rencontre alors celle d’accéder aux ressources offertes par le nouveau contexte, le dispositif de formation.
Les différences entre les acquis des uns et des autres, confrontées aux opportunités et contraintes du milieu dans lequel ils évoluent, amènent à jouer des divers registres possibles en matière de pratique d’accès à l’emploi.
Lorsque l’activité des étudiants et la vie pédagogique du milieu de formation sont organisées de telles façon qu’elles génèrent des mises en situation porteuses d’opportunités, offrent des occasions de contacts, effectuent des « insertions virtuelles » dans des réseaux professionnels…, la diversité des acquis relationnels de chacun pourra être complétée ou compensée par le dispositif de formation.
Pour des étudiants sans grande expérience professionnelle, disposant donc de peu de capital acquis en milieu de travail, le capital social du dispositif de formation devient alors essentiel.
Pénétrer un monde (un réseau) professionnel nécessite un point de départ, un maillon d’entrée dans la chaîne des connaissances interpersonnelles à caractère professionnel, rôle que peut jouer l’appareil éducatif.
Ainsi que le dit Michel Forsé (1999, p. 61), reprenant les idées de Granovetter, « Any jobseeker that has exhausted the resources of her/his group can still turn to weak ties for support that would be unavailable to someone lacking them ».
Il est alors possible de définir ce phénomène de hiérarchisation/compensation dans la logique de mobilisation des moyens d’accès à l’emploi par les étudiants selon les trois catégories retenues :
- le premier espace social au sein duquel, « naturellement » en quelque sorte, ils sont à même de capter les bonnes informations et dans lequel s’effectuent les premières recherches est leur milieu proche, constitué des ressources relationnelles acquises (familiales, amicales, professionnelles antérieures), plutôt du type « liens forts » au sens de Granovetter ;
- le capital social du dispositif de formation, auquel ils ont accès au cours de leur formation, intervient dans un second temps pour compléter ou compenser les acquis antérieurs selon leur importance et leur pertinence ; il est plutôt de type « liens faibles » au sens de Granovetter188 ;
- et enfin, les moyens non relationnels ne sont mobilisés qu’en dernier recours, ou n’ont qu’une efficacité moindre. Ils sont a priori plutôt indépendants du milieu fréquenté et relativement standardisés.
Les deux premiers sont de type relationnel, correspondent chacun à une forme de capital social et fournissent de bonnes conditions d’accès à l’emploi ; le troisième est de type non relationnel, s’appuyant sur des canaux médiatisés, et n’offre pas les mêmes conditions d’entrée dans l’entreprise.
La place du capital social de la structure de formation s’apprécie alors, d’une part, au regard du poids du capital social autre que celui du dispositif de formation auquel le public de ces formations peut accéder par ailleurs ; et, d’autre part, au regard du poids des canaux non relationnels (médiatisés) lorsque le canal « formation » ne vient pas compenser la faiblesse relative du réseau relationnel personnel.
188 On doit noter que le regard de Granovetter sur la nature des liens, forts ou faibles, est statique. Or il est tout à fait possible d’envisager qu’un lien faible puisse devenir un lien fort au cours du temps, si la relation s’intensifie. Ceci est compatible avec l’idée suivante : une fois entré dans un milieu inconnu ou peu fréquenté jusqu’alors grâce à un lien faible, ce milieu tend à devenir celui que l’on fréquente, et donc une partie des liens qui s’y nouent peuvent passer du statut de liens faibles à celui de liens forts. L’inverse est sans doute possible : des contacts maintenus avec des « amis de longue date », anciens liens forts connus dans un contexte donné et perdus de vue en fonction des changements de milieux dûs à l’itinéraire biographique personnel ou professionnel, peuvent être réactivés en cas de besoin et d’intérêt pour le milieu de ces « anciens amis » assimilables alors à des liens faibles, milieu lui aussi différent du contexte originel de la rencontre.
2. Des limites propres à l’étude empirique
Des limites propres à cette étude empirique incitent par ailleurs à une certaine prudence pour conclure sur ce champ. Le travail présenté ici n’a pas été mené linéairement.
L’enquête auprès du secteur culturel a en effet été réalisée en 1995, et c’est en traitant ses résultats que des phénomènes relationnels observés à la jonction école/entreprise ont aiguisé notre curiosité et suscité quelques interrogations.
Ces données sont donc à l’origine des questionnements et des développements théoriques correspondants sur l’existence et le rôle d’un capital social propre à l’école qui ont été traités ici. Cela exposait inévitablement aux difficultés de faire coïncider après coup l’approche théorique et les données dont nous disposions.
La démarche empirique menée ici sur un public et un secteur donné est donc forcément limitée, partielle, incomplète et est à considérer comme exploratoire ; un traitement de plus grande ampleur et plus précis serait nécessaire pour étayer plus solidement la perspective avançée.
Deux types de limites apparaissent. Les premières ont trait au champ des données recueillies. Eviter l’écueil de l’aspect monographique d’une étude centrée sur un segment précis du système éducatif aurait nécessité une extension de l’enquête longitudinale à d’autres segments de sortie de l’école (spécialité et niveau d’étude) et/ou à divers secteurs d’activité.
Nous y revenons plus loin. Nous devons noter aussi tout l’intérêt, déjà évoqué plus haut189, que des entretiens plus complets avec les responsables des dispositifs de formation, intégrant leur histoire et leur trajectoire professionnelle, auraient représenté.
Dans le même ordre d’idée, une analyse complète du fonctionnement des dispositifs de formation nécessiterait une investigation plus poussée à partir, par exemple, d’observations participantes ou d’entretiens menés auprès des divers protagonistes (enseignants, élèves, employeurs) retraçant l’histoire des relations débouchant ou non sur des embauches.
Par ailleurs, deux autres difficultés relevant des spécificités du secteur culturel interfèrent pour une part avec les éléments de validation mobilisés dans la seconde partie du chapitre 5.
Des variables comme l’héritage culturel différencié des élèves ou l’importance relative du centrage géographique du marché du travail culturel sur l’agglomération parisienne peuvent en effet accentuer l’opposition identifiée au § 5.6.2. entre les dispositifs de formation du point de vue des conditions d’entrée dans l’emploi.
Ces différences tiennent tout d’abord aux poids inégaux d’élèves ayant un père dans la catégorie « cadre et profession intellectuelle supérieure » (CPIS) au sein d’une origine sociale globalement aisée190, dans la mesure où les jeunes issus de cette catégorie peuvent a priori disposer de plus d’atouts hérités pour se mouvoir au sein du secteur culturel.
Elles tiennent ensuite à l’éloignement de certains dispositifs de formation du marché du travail culturel parisien. Ainsi en est-il du dispositif E identifié comme étant comparativement le plus éloigné relationnellement du milieu professionnel qu’il vise et dont ses élèves éprouvent le plus de difficultés à sa sortie (cf. le tableau 37 du § 5.6.2.) : ce dispositif est aussi implanté dans une métropole provinciale d’envergure moyenne donnant accès à un marché du travail plus restreint.
A l’inverse, les dispositifs A et B implantés à Paris comportent aussi la proportion d’élèves ayant une origine sociale CPIS la plus élevée.
Remarquons cependant que le tropisme parisien et l’importance de la catégorie CPIS ne sont pas une fatalité du point de vue de l’efficacité relative des dispositifs de formation dans le placement de leurs élèves : le dispositif D comporte une part d’élèves originaire de la catégorie CPIS voisine de celle de E (resp. 40% et 33% ; cf. tableaux 25 et 26 du § 5.3.2.), et il est de plus implanté dans une métropole provinciale, certe de plus grande envergure. Il offre malgré tout de bonnes conditions d’entrée dans l’emploi à ses élèves.
On le voit, des éléments propres au secteur d’activité de notre enquête empirique interfèrent avec les phénomènes de capital social étudiés. Démêler ces fils est ici malaisé, et ceci renvoie la possibilité d’avancer sur ces points à des travaux de plus grande envergure.
Dans cette perspective, quelques arguments sont avancés dans la suite pour soutenir l’idée que tous les publics peuvent être concernés par ces phénomènes et que ceux-ci ne se limitent pas au secteur culturel.