Les dispositifs de formation à visée professionnelle
4. Les dispositifs de formation à visée professionnelle sur le marché du travail : des articulateurs école-entreprises
Il s’agit ici de relier ce qui est assez souvent disjoint dans l’analyse, le fonctionnement du marché du travail et celui de l’appareil éducatif. Il est possible d’esquisser à présent nos hypothèses de travail.
Les dispositifs de formation à vocation professionnelle jouent un rôle d’articulateur sur le marché du travail entre le système éducatif auquel ils appartiennent et les entreprises auxquelles ils destinent leurs élèves, c’est à dire qu’ils assurent une partie des mises en relation entre offreur et demandeur d’emploi qui s’effectuent sur ce marché.
Ces mises en relation se produisent concrètement à travers les réseaux sociaux dont le dispositif de formation est le support par son activité. La densité des relations et la façon dont elles sont organisées pratiquement au sein du dispositif de formation sont déterminantes pour leur succès en terme d’accès à l’emploi.
L’expression de « dispositif de formation » a été précisée plus haut. La notion de marché devra faire l’objet d’une analyse critique.
Ce terme est employé faute de mieux, non pas au sens des théories classiques du marché du travail puisque les principes d’atomisation, d’équivalence entre les agents, et d’indépendance de l’offre et de la demande d’emploi conviennent mal à son étude.
Sur un tel marché, l’offre et la demande de travail s’équilibrent à travers des prix qui résument toute l’information dont il a besoin pour fonctionner, et le rôle du système d’enseignement professionnel est de transmettre des connaissances et des savoir- faire aux individus de telle façon que leurs qualifications soient le plus finement ajustées aux besoins du système productif, en nombre et en spécialité.
Critiquant ce point de vue, les approches de la sociologie économique des auteurs classiques (Simmel 1900 ; Polanyi 1944), réactivées par le renouveau américain (Smelser & Swedberg 1994 ; White 1988 ; Berkowitz 1988), celles débattues au sein de l’association pour le développement de la socioéconomie (Jacob & Vérin 1995), et dans une moindre mesure celles du courant des conventions (Orléan 1994), fournissent des points d’appui théoriques pour préciser l’approche du marché du travail soutenue ici, en particulier les travaux de Granovetter autour de la notion d’embeddedness (1985, 1994, 1995, 2000).
Réintroduire les transactions économiques au sein des systèmes de relations sociales dans lesquels elles sont encastrées invite alors à aborder les marchés du travail comme structures d’interactions individuelles répétées au cours du temps (Degenne et Forsé 1994), établissant des ensembles de relations transitoirement stables liant des organisations employeuses entre elles et avec le système éducatif.
Enfin, il s’agit d’un moment particulier du marché du travail, celui des débuts de vie active des jeunes formés, que est analysé comme la circulation d’une organisation éducative à une organisation productive (Gazier 1997).
Une série de travaux centrés sur les transformations récentes des premières mobilités professionnelles des jeunes qui sortent de formation (Nicole-Drancourt & Roulleau- Berger 2001), réintroduira le cadre social dans lequel s’opère cette entrée sur le marché.
Il s’agit ensuite d’outiller la prise en compte des réseaux de relations sociales dans le fonctionnement du marché du travail. Nous mobilisons pour cela le concept de capital social (Bourdieu 1980 ; Burt 1992 ; Coleman 1990 ; Granovetter 1973 ; Lin 2001).
Fruit d’un processus relationnel collectivement construit, il constitue une ressource pour les actions des individus qui y sont engagés tout en ne s’y résumant pas. L’approche qui est développée traite des rencontres entre employeurs et candidats à l’embauche se produisant à l’occasion d’une activité de formation.
Le capital social représente ainsi d’un côté une ressource individuelle comme ensemble d’interconnaissances qui se développent entre des individus se rencontrant et se fréquentant dans le cours de l’action formative : c’est alors le mode opératoire de l’individu qui est en jeu.
Mais il est de l’autre une production collective portée par le dispositif de formation lui-même comme forme de connaissances, de règles, d’attentes communément partagées par les enseignants et les employeurs au-delà de son fonctionnement objectif et que les élèves découvrent et expérimentent dans le cours de l’activité formative : c’est alors une ressource collective leur permettant de s’entendre sur les qualités des élèves transitant par le dispositif de formation.
Il s’agira enfin de comprendre et de spécifier à la fois la posture générale de ces dispositifs de formation en tant qu’articulateurs entre école et emploi, et les rôles spécifiques de chacune des parties prenantes dans l’établissement de ces mises en relation : responsables de dispositif et équipe enseignante, élèves, et employeurs.
Le regard se portera en conséquence sur trois niveaux d’analyse : à un premier niveau microsociologique, il s’agit de rendre compte des mécanismes interactionnels (Goffman 1973) ayant pour base le dispositif de formation et à l’origine de la création de nouvelles relations entre élèves et employeurs potentiellement porteuses de recrutements.
Au second niveau, celui des rapports entre institutions, nous utilisons la notion d’“ articulateur ” entre deux systèmes relationnels (Granovetter 1973 ; Burt 1992 ; Lemieux 1982) pour définir la position générique de ces dispositifs de formation à la jonction école/entreprise, et c’est alors le capital social porté par le dispositif qui permet d’assurer cette fonction. Le troisième niveau d’analyse se situe dans le registre organisationnel (Friedberg 1992).
Le mode d’organisation effectif du dispositif de formation conditionne en effet l’existence du capital social : celui-ci apparaît comme le résultat d’une stratégie émergente (Mintzberg 1994) reposant sur le responsable de formation, cherchant à organiser une niche sociale (Lazega 2001) pour stabiliser durablement les rapports de coopération établis avec les entreprises.
Ainsi resituée dans son encastrement social, la question récurrente de la relation formation- emploi trouve ici une interprétation nouvelle : celle des liens interindividuels s’établissant entre deux mondes, celle des relations sociales plus ou moins fortuites ou organisées liant des enseignants de dispositifs de formation, des élèves et des professionnels d’un milieu de travail visé.
Il s’agit alors plutôt des relations formation-emploi qui matérialisent le capital social à la jonction de l’école et du système productif, fournissant à la fois le cadre “ local ” et temporel et le sens des interactions qui s’y produisent, et dont l’objet est bien in fine d’organiser le passage des élèves d’un monde vers l’autre.
La mobilisation d’une assise sociologique pour l’étude du marché du travail représente l’objectif du chapitre 1. L’analyse de la nature sociale de l’échange, du marché comme phénomène social, des rapports entre encastrement social, confiance et incertitude, et du cadre social des débuts de carrière professionnelle des jeunes en constituent les principaux axes.
Dans le chapitre 2, après avoir passé en revue différentes acceptions du capital social, une vision processuelle de ce phénomène sera proposée et appliquée au fonctionnement des dispositifs de formation à la jonction de l’appareil éducatif et du système productif.
Le chapitre 3, essentiellement empirique, s’attachera à mettre en évidence les dimensions relationnelles du fonctionnement du marché du travail, et particulièrement celles liées à l’école.
Il examinera trois enquêtes de nature différentes centrées sur les pratiques de recrutement des employeurs (secteur du BTP), les changements d’emploi s’effectuant une année donnée sur le marché du travail et les modes d’obtention correspondants (enquête Emploi), et les débuts de parcours professionnels des jeunes sortants de formation (enquête longitudinale du Céreq).
Le rôle et la position des dispositifs de formation dans le cadre d’une approche réticulaire et organisationnelle est analysée au chapitre 4 à partir de la triple entrée : individuelle, comme bases de mises en relation enseignants/élèves/employeurs ; structurelle, comme articulateurs école-entreprise à un niveau méso social13 ; organisationnelle, comme résultat de stratégies émergentes des responsables de formation, favorisant le passage des élèves vers les entreprises.
13 En référence aux propos de social (1973, 1985) sur l’approche des réseaux sociaux comme lien entre les phénomènes micro et macro.
Le chapitre 5 s’attachera à mettre en évidence l’existence d’un tel capital social et ses effets sur les débuts de parcours de jeunes formés en réexploitant les données d’une enquête empirique réalisée auprès de cinq dispositifs de formation dans le secteur culturel.
Nous terminons sur les principaux enseignements et les limites de notre étude empirique. Quelques arguments sur les possibilités d’une validation élargie à l’ensemble du système éducatif en France sont ensuite développés, avant de conclure sur l’enjeu pratique pour le pilotage des dispositifs de formation de la prise en compte du capital social à la sortie de l’école.