Etudiants, Secteurs d’activité et Phénomènes de capital social
3. Eléments pour élargir la portée au-delà du champ de l’enquête empirique
Outre ces limites internes de l’étude, la portée de ce travail peut être examinée au-delà du champ des étudiants de 3ème cycle, issus de milieux culturellement ou économiquement favorisés, ou au-delà du secteur culturel.
Dans quelle mesure les hypothèses que nous défendons peuvent-elles être étendues à d’autres publics ou à d’autres secteurs d’activité ?
3.1. Un phénomène pouvant concerner les étudiants quelle que soit leur origine sociale ou leur niveau d’étude
Dans cette étude, les étudiants des cinq dispositifs de formation observés ont atteint un niveau d’étude élevé (3°cycle) et sont surtout majoritairement issus d’un milieu social aisé (cf. § 5.3.2.).
Il s’agirait donc, pour vérifier l’existence de ce phénomène quelle que soit l’origine sociale ou le niveau de formation atteint, de mener un travail sur un public de statut moins élevé d’une part, et sur des dispositifs de formation de niveau inférieur à ceux étudiés d’autre part.
Sur ce dernier point, tous les niveaux apparaissent concernés. L’analyse menée au chapitre 3 (§ 3.3.) à partir de l’enquête emploi a montré que le niveau du diplôme atteint est indifférent à la mobilisation de l’école.
Dès lors qu’il a un objectif de professionnalisation, un dispositif de formation, menant par exemple à un CAP ou à un baccalauréat professionnel, doit nécessairement entretenir des relations avec un milieu professionnel spécifique, ne serait- ce que pour les stages.
Un chef de travaux dans un lycée professionnel pourrait ainsi jouer le même rôle que les responsables des dispositifs de formation étudiés, même si les modalités pédagogiques sont nécessairement différentes.
Nous faisons par ailleurs l’hypothèse que des publics issus de parents ayant un statut social peu élevé peuvent aussi être concernés par le capital social de l’école, ceci pour au moins trois raisons.
Certes, de nombreux travaux sur la sociabilité (Forsé 1981, 1993 ; Héran 1988) ont montré que, globalement, les personnes à statut social élevé ont tendance à adopter une sociabilité élective et à vivre dans un monde de relations « choisies » sur un mode affinitaire.
Ces choix les amènent à sortir de leur groupe d’appartenance et à explorer l’univers des possibles, elles seraient donc plus adaptées à la saisie des opportunités offertes par la présence d’un capital social propre à l’école.
A l’inverse, les personnes à statut social peu élevé vivent plutôt dans un système de relations fermées, stables, préexistantes, en quelque sorte « imposées » du fait de leur appartenance à un groupe local ou familial, plutôt que « choisies ».
Au sein de ce milieu de vie, les relations de parenté sont vécues comme « naturelles », et l’essentiel du travail relationnel s’y réalise au détriment de l’extérieur (Galland 1999).
A première vue, ce point de vue suggère que le public à statut social peu élevé, manifestant plus de réticence à sortir de son milieu local ou familial, serait peu enclin à mobiliser le capital social éventuel d’un dispositif de formation.
Cependant, il est possible d’opposer à cela trois arguments convergents et pouvant se combiner. Certes ces personnes sont moins enclines à nouer des relations externes à leur groupe, mais il s’agit d’une population de jeunes engagés dans une phase de vie où la sociabilité est très importante, intense et ouverte sur l’extérieur (Héran 1988, Galland 1993, Forsé 1993, Degenne et Forsé 1994, Bidart 1997).
Ensuite, des changements de fond sont apparus dans les formes d’entrée à l’âge adulte, comme cela a été développé au chapitre 1. Le poids des régularités familiales s’estompe (Galland), il y a une plus grande volatilité des comportements.
Les jeunes sont moins déterminés familialement et socialement qu’auparavant et doivent expérimenter leur vie (Galland), en faire l’expérience (Dubet).
Les phénomènes relationnels se développant à la frontière du système de formation, en tant que « moteur de changement » (Chisholm 1993)191, prennent donc une importance croissante lors de l’entrée dans la vie active, et donnent beaucoup de poids aux interactions qui se produisent dans l’entre-deux Ecole-Emploi au moment des décisions professionnelles (Dubar), sachant que ces interactions s’appuient entre autres sur des occasions de rencontre telles que celles qui peuvent s’organiser autour du fonctionnement d’un dispositif de formation.
Et enfin, il y a moins de différences que par le passé entre les catégories sociales à la fois du point de vue des pratiques de sociabilité (Forsé 1993), et du point de vue de l’entrée dans la vie adulte, le modèle de comportement des jeunes issus de parents à statut social élevé tendant à se diffuser aux autres couches sociales (Galland 1993, 1997).
Didier Legall (1990) résume cela en disant que le développement de la sociabilité devient ainsi un préalable à l’insertion professionnelle et requiert un minimum de conformité au modèle de sociabilité des couches moyennes à niveau culturel plutôt élevé.
Ainsi, malgré leur appartenance à un groupe social a priori réticent, l’ouverture que connaissent les jeunes élèves issus de familles au statut social peu élevé, ouverture spécifique aux étapes finales de leur parcours de formation, à ce moment de vie où tout est possible incite à penser qu’au contraire, le capital social des dispositifs de formation peut se percevoir à tous les niveaux de formation, et surtout peut jouer un rôle décisif et probablement croissant quelle que soit l’origine sociale des élèves.
Tous les élèves ne seront pas, bien sûr, amenés à participer à ces processus relationnels192. Mais si pour certains cela sera dû à une forme de sociabilité par trop traditionnelle (Marry 1983) ou aux difficultés face au fait d’être dorénavant beaucoup plus seul dans la mise en scène de soi-même (Nicole-Drancourt 1991a), d’autres devront cette situation aux contraintes structurelles imposées par le fonctionnement de leur environnement éducatif.
191 Phénomène qui ne concerne pas que la France (Cavalli et Galland 1993).
192 Flap H., Snijders T., Van Winden F., dans un projet d’étude destiné à la Commission Européenne (Creation and Returns of Social Capital. Social Networks in Education and Labor Markets, 1996, 11p.) posent la question ainsi : “ Does the unequal distribution of social capital add to or work against other social inequalities ? ”. Y a- t-il compensation ou accentuation des inégalités grâce au capital social de l’école tel que nous l’avons défini ? La réponse n’est pas aisée ici et nécessiterait une investigation plus poussée confrontant des publics d’origines sociales différentes et des dispositifs de formation de niveaux différents.
Terminons en effet en rappelant que, quelle que soit l’origine sociale ou le parcours antérieur, les stratégies –ou les comportements- des étudiants trouvent de toute façon à se déployer dans des dispositifs de formation conçus ou fonctionnant différemment, ce qui n’élude donc pas la question de l’organisation de ceux-ci, de leur mode d’articulation vis-à-vis d’un milieu professionnel donné, de l’existence d’un capital social qui leur soit propre.
3.2. Un phénomène pouvant concerner potentiellement tous les secteurs d’activité et pas seulement le secteur culturel
L’analyse menée au chapitre 5 a porté sur un secteur considéré comme ayant un fonctionnement spécifique, très marqué par l’importance des relations entre les individus dans la réalisation de leurs activités.
Il resterait à tenter de repérer l’existence de processus relationnels produisant un capital social lié à l’école dans d’autres secteurs d’activité.
Certains arguments militent en faveur de l’idée que tous les secteurs d’activité peuvent être concernés par les phénomènes de capital social à la jonction entre l’appareil éducatif et le système productif.
Il serait possible d’avancer que le secteur culturel étant un laboratoire de pratiques sociales innovantes, celles-ci, comme toute innovation, devraient être amenées à se diffuser dans les différents secteurs d’activité.
C’est par exemple ce que défend R. S. Burt (1995) pour qui le capital social des individus (réseau individuel et position dans la structure) joue dans tout type d’organisation, mais a un rôle accru dans les organisations contemporaines qui s’éloignent du modèle bureaucratique ayant un fonctionnement plus informel193.
Dans ces organisations marquées par une incertitude croissante, la coordination s’effectue plus par ces dimensions relationnelles que par les règles bureaucratiques.
Pour Granovetter (1990), les employeurs s’appuient sur des contacts personnels pour prendre leur décision d’embauche, et notamment apprécier la ‘productivité’ antérieure d’un individu, et plus la notion de productivité est ambiguë, plus ils auront tendance à le faire, ce qui est très nettement le cas dans le secteur des services, et en particulier le secteur culturel.
Enfin, Chiapello dans sa conclusion (1998, pp.212-222) rappelle qu’« une partie de la vie économique se rappoche de l’expérience jusque-là unique du secteur artistique », avec l’émergence de la prise en compte des formes de management « indigène » -comme dans le secteur culturel- en tant que formes de management à part entière dans des secteurs jusque-là assignés au mode de gestion « paradigmatique » industriel né au début du 20ème siècle (mécaniste, rationnel, bureaucratique, etc.).
Il serait tout aussi possible de préciser qu’il s’agit de formations et de métiers (administration et gestion) ayant une posture en quelque sorte périphérique dans le secteur culturel, même si leur diffusion y est devenue incontournable (Chiapello 1998)194.
193 Par exemple, à un niveau tout à fait empirique, l’étude menée par Liaroutzos et Mériot (1996) à propos de l’évolution de la filière du tertiaire administratif en France est on ne peut plus explicite sur la mobilisation par les employeurs de formes relationnelles (réseaux, recommandations, connaissance antérieure par les stages…) dans le recrutement pour des emplois de secrétaires et d’employés administratifs de niveau BEP ou Bac professionnel : « Pour les entreprises, comme pour les établissements de la Fonction publique qui conservent une autonomie jusqu’à certains grades, ce traitement des demandes d’emploi est considéré comme sécurisant », ce traitement consistant entre autres à n’examiner que les seuls CV des candidat(e)s déjà connu(e)s ou recommandé(e)s (pp. 103-104).
194 Les gestionnaires et managers peuvent même y être perçus comme l’incarnation de ce qui n’est pas relationnel, mais rationnel, comme le montre si bien Chiapello (1998) !
Mais l’essentiel n’est pas là. L’argument développé au début du chapitre 5 à propos du secteur culturel a consisté à dire que les dimensions relationnelles étant très prégnantes dans ce secteur, les phénomènes qui s’y enracinent sont beaucoup plus visibles.
L’analyse a été menée dans ce travail selon un principe implicite d’homologie des structures qui veut que deux milieux se comprennent d’autant mieux qu’ils fonctionnent sur des modes équivalents.
C’est ce que défend d’une certaine façon un courant de la théorie de la contingence, ainsi que Françoise Piotet le résume dans un article sur les modèles d’Aoki : cette approche « s’intéresse aux équilibres qui s’instaurent entre l’environnement économique, les structures et surtout les modes de fonctionnement des organisations. » (1992, p.604).
Ainsi, si le secteur culturel véhicule tels types de normes, valeurs et règles, selon tels types de fonctionnement réticulaire, les dispositifs de formation ont intérêt à fonctionner de manière proche pour s’assurer d’une reconnaissance adéquate et de l’intercompréhension propice à la création de liens entre formateurs et employeurs (Heinich 2001).
C’est ce qu’il faut entendre par adoption de la convention professionnelle par le responsable d’un dispositif de formation, c’est à dire plus précisément l’adoption de la convention professionnelle spécifique au milieu de travail visé parmi les différents types existants de convention professionnelle.
Il s’agit des types de valeurs, normes et règles formant un tout et propres à chaque milieu de travail comme le montrent les travaux de sociologie des professions (Dubar et Tripier 1998).
Mais cela ne diminue en aucun cas le poids des principes réticulaires sur lesquels s’appuie le capital social que nous avons identifié, créé par des dispositifs de formation à la jonction de l’école et des entreprises et pertinent dans le processus de recrutement ou d’accès à l’emploi.
Les phénomènes de positionnements structuraux, de création d’espaces d’interaction et d’entretien de processus relationnels (comme ceux qui se produisent au sein des dispositifs de formation étudiés) sont pour leur part toujours les mêmes (Lazega 1996, 1998) et à l’œuvre dans la jonction entre l’école et les autres secteurs d’activité, même si c’est avec plus ou moins d’intensité195.
Les contenus de ce qui circule, de ce qui est partagé, peuvent varier, mais il est toujours nécessaire de se rencontrer pour que les activités humaines existent, et pour que, dans le même temps, ces valeurs, normes et règles s’éprouvent, s’entretiennent, se transforment, évoluent, etc.
Et enfin, ce type de capital social est utile dans le cadre du processus de recrutement, c’est-à-dire pour entrer dans l’entreprise et son secteur d’activité, du fait de l’encastrement social de ce processus et de l’incertitude quant à la nature de ce qui est échangé (cf. chap. 1).
Mais il ne préjuge en rien du fonctionnement ultérieur une fois entré dans l’entreprise, qu’elle soit marquée par des relations de type hiérarchique/vertical ou par des relations de type coopératif/horizontal196 (Gazier 1992, 2001 ; Bernoux 1994 ; Piotet 1992), et dans laquelle d’autres formes de capital social pourront éventuellement être mobilisées à l’occasion de nouvelles mobilités.
195 renvoyant ainsi aux grandes oppositions entre les modèles hiérarchique et coopératif d’Aoki (Piotet 1992). Ainsi cela n’annule pas du tout l’intérêt de ces divers modèles, et militerait bien au contraire pour une analyse des différentes formes de structures relationnelles correspondant à ces différents types.
196 généralement qualifié de « relationnel », parce que les dimensions informelles que cela désigne sont reconnues comme des règles explicites de fonctionnement de l’entreprise dans le cadre d’une régulation décentralisée, alors que les aspects formels prédominent dans le modèle hiérarchique au contraire très centralisé.
Il n’y aurait donc a priori aucune raison pour que les phénomènes que mis en valeur ici ne s’appliquent qu’au secteur culturel. Cela reste bien sûr à étayer et confirmer.