Les limites des approches économiques du marché du travail
1.2.3. Les limites des approches économiques du marché du travail
L’approche sociologique des marchés n’est donc pas nouvelle. Les travaux récents dont il est rendu compte ici intègrent une critique de l’approche économique néoclassique.
Qu’en est-il de celle-ci ? En ce qui concerne le marché du travail, l’approche classique par les économistes a été établie dans les années 30 (Gazier 1992, p.145-147). Elle correspond à un modèle de base dont les caractéristiques sont celles du marché standard de l’économie.
Devant les échecs de son application et de son adaptation à l’étude du marché du travail (Gazier 1992, p.146), des aménagements ont été émis dans les années 60-7014 et dans les années récentes. Mais tous globalement se réfèrent au modèle de base, qu’il s’agirait de rendre plus plausible.
Les « forces de marché » restent prépondérantes, et même si l’intervention de « forces institutionnelles » ou de « forces sociologiques » est reconnue, celles-ci ne sont prises en compte qu’à travers des aménagements à la périphérie du noyau classique, sont explicitement rattachées à celui-ci, et ne remettent pas fondamentalement en cause les hypothèses de base.
Dans tout les cas, ces théories, quel que soit leur raffinement15, ont en commun de ne concevoir l’individu que dans un vide social et dans un temps social abstrait, réversible, sans épaisseur et homogène ; par ailleurs l’individu est toujours mu par des motifs strictement économiques ou utilitaires.
14 et même parfois des critiques et recompositions assez radicales, mais restées largement sans postérité, comme celle proposée par René Passet : « Le rationnel n’est qu’un sous-système de l’ensemble des relations qui s’établissent entre les hommes, dans le domaine économique comme ailleurs », « il reste à l’économique à devenir la science du relationnel dont le rationnel tel qu’on le conçoit ne constitue qu’un département » (René Passet, 1979, L’économique et le vivant, Payot, coll. Traces, p. 132.).
15 Et leurs excès de formalisation.
Comme l’indique Anne Perrot (1992), les développements récents de la microéconomie du travail (théorie des contrats implicites, théorie du salaire d’efficience) ont cherché à répondre aux phénomènes observés sur le marché du travail, de concurrence imparfaite ou d’imperfection de l’information, sources, selon cet auteur, des dysfonctionnements en matière de chômage ou de rigidité des salaires jusque là non expliqués par la théorie néoclassique.
Ces transformations théoriques, décrites par Favereau (1989) comme relevant d’une théorie standard étendue16 en y incluant les approches de l’économie néoinstitutionaliste des coûts de transaction, cherchent à donner des explications cohérentes de ces faits « à l’aide des méthodes et des concepts de la théorie néoclassique » (Perrot 1992, p.4) : c’est à dire qu’elles cherchent à réintégrer les éléments non marchands nouvellement pris en compte à l’origine de ces théories, dans la sphère explicative basée sur la rationalité individuelle optimisatrice et le contrat marchand, jugés essentiels.
Si ces nouvelles théories économiques du marché du travail ont bien élargi le cercle des éléments que l’individu prend en compte pour se coordonner avec autrui, elles restent fondamentalement accordées à ce que l’individu soit seul dans sa prise de décision, sans subir d’influence, centré uniquement sur son intérêt économique, et disposant d’une capacité de calcul toujours aussi illimitée ; il s’agit bien de respecter l’hypothèse de rationalité optimisatrice, substantive et individuelle de la théorie néoclassique.
Or de notre point de vue, s’il est possible de considérer l’individu comme rationnel, il ne l’est que de façon encadrée d’une part, et de façon non exclusivement rapportée à son seul intérêt économique (la recherche systématique de gain) d’autre part, dans la mesure où ses actions, qu’elles soient de nature économique ou non, se produisent au sein de structures et de réseaux sociaux, supports de normes et de valeurs, dans lesquels elles sont encastrées comme l’ont montré Polanyi ou Granovetter (cf. § 1.1.4.).
Il ne s’agit pas ici de rejeter en bloc tout ce que les théories économiques peuvent fournir de formes explicatives de fonctionnement du marché du travail, mais d’en reconnaître les limites et leur aspect partiel.
Le principe de base est que le comportement intéressé rationnel, pierre de touche de la théorie économique néoclassique, est insuffisant à lui seul pour rendre compte de la réalité socioéconomique (Granovetter 1994, pp. 79-83 ; Orléan 1994 ; Steiner 1999, pp. 20-29).
Comme l’énonce Steiner (1999, pp. 30-37), la description correcte des comportements observés est un point crucial qui nécessite de faire intervenir d’autres modalités d’actions individuelles que la seule rationalité individuelle optimisatrice (comme par exemple l’action rationnelle en valeur de Weber), et de prendre en compte les formes que prennent les relations sociales entre les individus présents sur un marché comme source d’explication de ce qu’il s’y passe (Granovetter & Swedberg 2001).
L’observation de la façon dont les individus trouvent leur emploi montre que ceux-ci ne se limitent pas à la lecture des signaux correspondant aux prix qui leur sont offerts pour leur travail, ce qui serait le cas dans le cadre d’une coordination strictement marchande.
Ils utilisent leurs relations sociales pour trouver un emploi qui leur convienne, c’est à dire dont ils examinent non seulement le salaire, mais aussi le niveau d’entente avec l’employeur, le statut qu’il procure, etc., toutes choses qui relèvent d’une coordination non marchande.
Le réseau social est donc un principe de coordination en soi qui apparaît quand on observe le mode opératoire concret des individus dans leurs efforts de coordination, comme l’a montré aussi Eymard-Duvernay (1994) à propos du rôle régulateur des entreprises en elles-mêmes dans des échanges de bien dont la qualité est marquée par l’incertitude.
Cette approche n’est alors pas sans résonance avec le courant de l’économie des conventions (Orléan dir. 1994), si l’on s’en tient à la définition du concept de convention qu’André Orléan propose dans l’introduction générale de cet ouvrage (p. 15-16) : « Notre objectif est de construire un cadre théorique commun, pluridisciplinaire, permettant d’aborder la question générale de la coordination collective des actions individuelles : ce que nous cherchons [c’est] (…) de comprendre comment se constitue une logique collective et quelles ressources elle doit mobiliser pour se stabiliser.
Telle est l’ambition du concept de convention ». Ce qui distingue fondamentalement cette approche de celle de la nouvelle microéconomie du travail (Perrot 1992), c’est le rejet de la rationalité hypercalculatrice omnisciente, instantanée et atemporelle de la théorie néoclassique, au profit du principe de rationalité « procédurale » de H. Simon17 (Orléan 1994).
16 La théorie standard correspondant à la théorie économique néoclassique, toujours en vigueur, basée sur l’équilibre du marché issu naturellement de la confrontation d’une offre et d’une demande en situation de concurrence pure et parfaite.
17 Rationalité « limitée » dans les premiers travaux de Simon, mais nous préférons nettement sa définition « procédurale », qui incorpore explicitement l’inscription temporelle des actes humains (Simon 1991). Catherine Paradeise (1988a, p. 89) résume ainsi cette conception de la rationalité :
– remplacement du critère d’optimisation par celui de satisfaction
– découverte séquentielle des alternatives d’action dans le cours d’un processus temporel
– construction par les individus et les institutions de répertoires de programmes d’action constituant des procédures de choix routinisées
– limitation du nombre de situations et de conséquences traitables par chaque programme d’action
– exécution de chaque programme d’action relativement indépendante des autres.
Les uns comme les autres reconnaissent cependant que le principe du contrat marchand ne suffit pas à assurer le bon fonctionnement des échanges, même si leurs réponses diffèrent : tentative de réintégration dans le modèle néoclassique pour les premiers, recherche des ressources « autres » mobilisées par les individus pour les seconds (cf. figure 1 page suivante).
Ce que recouvre l’expression « principe de coordination » à propos des réseaux sociaux et des structures relationnelles doit être précisé. Comme l’a bien montré E. Lazega (1996), il existe deux conceptions de l’approche « réseau » mobilisées dans l’étude des phénomènes économiques.
La première considère le réseau comme une forme intermédiaire entre, d’un coté, le marché régulé par la logique marchande néoclassique et, de l’autre, l’organisation formalisée -dont l’entreprise est l’exemple le plus typique- régulée par la logique d’autorité (ou hiérarchique).
La seconde, défendue par Lazega et à laquelle nous adhérons, développe une vision structurale dans laquelle la forme des réseaux sociaux représente le substrat essentiel de tout type d’interaction sociale, quel que soit l’univers social considéré, entreprise ou marché, et qui « organise » en quelque sorte les régulations informelles qui seules permettent aux organisations formelles de survivre (Lazega 1996, p. 447).
Il ne s’agit donc pas d’une forme hybride de coordination entre deux autres formes opposées qui seraient le marché d’un côté ou l’organisation hiérarchique de l’autre ; c’est ce que Lazega appelle « l’approche cocktail ».
Mais il s’agit bien d’une approche dans laquelle les transactions marchandes sont encastrées dans des structures relationnelles qui en autorisent l’existence : le contrat (l’arrangement contractuel selon Lazega) n’est alors que l’expression formelle – ou organisée – de l’échange, qui ne fonctionne que parce qu’il se produit au sein d’une régulation informelle matérialisée par son contexte social réticulaire.
Le réseau producteur de confiance comme mode de coordination peut donc être analytiquement distingué de la logique marchande guidée par l’intérêt personnel ; ces deux principes sont cependant indissolublement liés dans les faits, dans la mesure où ils sont présents et agissant en même temps au sein de chaque transaction économique qui se produit au sein du marché comme des organisations entrepreneuriales.
Figure 1. Principe de coordination sur le marché du travail en situation d’incertitude, quelle que soit l’origine de celle-ci
Problème de coordination | Réponse |
NOUVELLES THEORIES DU MARCHE DU TRAVAIL (Perrot 1992) (théorie standard étendue selon Favereau 1989)Logique pure du marché insuffisante Comment font les individus pour se coordonner ? | |
Il existe des imperfections informationnelles : incertitude autour de la prise de décision, informations inégalement partagées | Théorie des contrats implicites : dans un universmarqué par l’incertitude, les individus acceptent un salaire inférieur à celui que leur aurait offert un véritable marché concurrentiel contre l’assurance d’une stabilité de celui-ci dans le futur Théorie du salaire d’efficience : complétée par la théorie des incitations dans un monde marqué par l’incertitude sur les comportements (effort) et les caractéristiques d’autrui (qualité du travail). Les employeurs ont intérêt à offrir des salaires plus élevés que ceux d’un marché concurrentiel pour limiter la rotation ou s’attacher des employés qui attendent de leur côté un salaire justifié par leur compétence et justifiant leur fidélité à l’entreprise |
Il existe une concurrence imparfaite : marchés sur lesquels les individus ne sont pas des atomes, interactions stratégiques, les décisions de chacun affectent la situation des autres | Théorie de la négociation (théorie des jeux) :marchandage de face-à-face de type macro opposant firme et syndicat (monopole bilatéral), l’accord résulte de la situation de chacun et du rapport de force au moment de la négociation |
ECONOMIE DES CONVENTIONS (Orléan dir. 1994) théorie non standard (Favereau 1989)Incomplétude de la logique marchande pure Quelles ressources mobilisent les individus pour se coordonner ? | |
1/ incomplétude de la logique concurrentielle : pas de relations interindividuelles, le marché ne peut trouver son équilibre | Institution comme mécanisme non marchand pour pallierl’incertitude |
2/ incomplétude de la rationalité stratégique : il y ades interactions stratégiques, mais les incertitudes sur les intentions de l’autre sont réciproques ce qui entraîne une spécularité infinie (individus en relation hors environnement) | Nécessité d’une référence commune extérieure quiguide les participants = environnement, contexte commun qui fournit les données communes. |
3/ l’incomplétude des contrats est l’incertitude : il existe des aléas imprévisibles dans le temps, à la signature du contrat, indépendamment du comportement du protagoniste, on ne peut tout prévoir au moment de la transaction (individus en relation dans un environnement donné) | Nécessité de recourir à des formes non contractuelles degestion de l’imprévu = organisation + conventions (règles, normes) |
SOCIOLOGIE ECONOMIQUE (Granovetter 1985, 1994, Smelser & Swedberg 1994, Granovetter & Swedberg 2001, Steiner 1999)Logique marchande dépendante et inscrite dans Quelles ressources mobilisent les individus pour se l’ensemble du fonctionnement social coordonner ? | |
Insuffisance en soi de la rationalité individuelle optimisatrice (substantive) et du principe d’autorité (organisation, coûts de transaction) pour assurer la coordination des échanges marchands | Confiance produite par les réseaux sociaux qui média-tisent inévitablement les transactions Encastrement social et historique des actes économiques : un individu peut suivre des normes d’obligation, de coopération ou de justice qui soient en contradiction avec son intérêt économique strict |