L’encastrement social de l’économie selon Karl Polanyi
1.2.2. L’encastrement social de l’économie selon Karl Polanyi
La notion d’encastrement a été proposée pour la première fois par Karl Polanyi, dans son ouvrage de 1944 (La Grande Transformation). Karl Polanyi conçoit l’économie comme la circulation des biens et l’attribution d’une valeur par des mécanismes dont le marché n’est qu’une possibilité.
Pour lui, l’économie est un des principes de fonctionnement de la société, mais secondaire en général. S’appuyant sur l’histoire et l’anthropologie, il affirme qu’en général les relations sociales de l’homme englobent son économie. C’est ce qu’il appelle l’encastrement de l’économie dans le système social.
Les mobiles des individus sont multiples, et ne se résument pas au seul intérêt personnel : « L’homme agit, de manière, non pas à protéger son intérêt individuel à posséder des biens matériels, mais de manière à garantir sa position sociale, ses droits sociaux, ses avantages sociaux. » (p. 74-75).
Ainsi, le système économique étant inclus dans le système social, est géré en fonction de mobiles non économiques comme le statut social, le prestige social, la socialité nécessaire au respect des codes sociaux et des obligations sociales. Dans ce cadre, le réglage de l’économie peut très bien ne pas être réalisé par le marché.
C’est même selon lui le cas en général, le rôle des marchés dans l’économie propre de chaque pays ayant été insignifiant jusqu’alors (p. 73).
Ainsi, avant le 19ème siècle : « Le système économique était submergé dans les relations sociales générales ; les marchés n’étaient qu’un trait accessoire d’un cadre institutionnel que l’autorité sociale maîtrisait et réglementait plus que jamais. » (p. 101), et « Le système économique était absorbé dans le système social » (p. 102).
Karl Polanyi défend la thèse qu’au 19ème siècle s’est produit un désencastrement général de l’économie due à l’institutionnalisation du marché comme seul principe organisateur du fonctionnement social : l’économie était auparavant encastrée dans les relations sociales qui se sont ensuite trouvées encastrées dans le système économique, la société devenant « gérée en tant qu’auxiliaire du marché ».
La société bascule à cette époque des marchés isolés et régulés par les pouvoirs politiques à l’économie de marché et au marché généralisé et autorégulateur.
Cette inversion totale de l’encastrement, qui ne pouvait durer selon lui, se serait arrêtée au début des années 1940, les instances politiques de la société reprenant alors le pouvoir de pilotage social en faisant disparaître le « grand marché autorégulateur » et en réinstaurant des marchés isolés qu’elles contrôlent.
Selon Polanyi, le problème n’est pas le marché en soi comme mode de réglage de l’économie. Pour lui, « Le système offre-demande-prix s’équilibrera toujours, quels que soient les mobiles des individus, et il est notoire que les mobiles économiques en eux-mêmes ont beaucoup moins d’effet sur la plupart des gens que les mobiles affectifs » (p. 285).
Sa critique vise donc essentiellement l’utilitarisme, c’est à dire le fait que, dans l’économie de la société de marché, on considère l’individu comme étant mû uniquement par des objectifs matérialistes, par un intérêt égoïste, un intérêt personnel.
Pour lui, les penseurs du 19ème siècle se trompaient en imaginant que l’homme recherchait le profit, et qu’il tendait à se conformer naturellement, c’est à dire sans intervention externe, à une rationalité économique dans son activité économique.
Cette thèse de l’encastrement complet suivi du désencastrement total a été critiquée par un auteur central, M. Granovetter (1985, 2000).
Pour cet auteur comme pour Polanyi, trois principes ont toujours été présents dans le fonctionnement des sociétés : l’échange généralisé orienté par les seuls motifs du gain et de l’intérêt égoïste (l’économie de marché), la réciprocité et la redistribution.
Et l’une des marques de l’encastrement social du marché est bien la non réduction au seul motif de l’intérêt utilitaire et égoïste.
Mais si Polanyi estime que le principe de l’économie de marché a pu prendre le pouvoir à une époque donnée, Granovetter considère que, même si le poids respectif de ces trois principes peut varier dans le temps et dans l’espace, aucun d’entre eux n’a jamais pu occulté tout les autres dans le fonctionnement de la société (2000, p. 38-39).
Au delà de cette polémique sur le degré historique d’encastrement, Granovetter développe ensuite sa propre vision de l’encastrement social du marché, abordée dans le point suivant.