Le secteur culturel et les rapports de travail
5.1. Les caractéristiques du secteur culturel
Nous avons donc réexploité une enquête de terrain menée sur le secteur culturel. Nous rappelons dans un premier temps (§ 5.1.1.) en quoi ce secteur d’activité présente un intérêt du point de vue de l’étude des phénomènes relationnels, puis son mode de fonctionnement est décrit plus précisément (§ 5.1.2.).
5.1.1. Le secteur culturel, laboratoire d’innovations sociales et secteur marqué par les dimensions relationnelles
Ce secteur d’activité offre au moins deux avantages : la prégnance de la personnalisation des rapports de travail et des dimensions relationnelles rend très visible ou plus lisible les phénomènes de capital social que nous souhaitons étudier.
Et le mode de production qui lui est associé, s’apparentant à l’industrie de prototypes, caractérise les évolutions attendues des formes modernes de la production et du travail dans les sociétés développées, et incarne le lieu par excellence de l’expérimentation de pratiques de travail sans cesse renouvelées et susceptibles de se diffuser en dehors de ses frontières.
5.1.1.1. Un laboratoire de pratiques sociales innovantes
Le secteur culturel a longtemps été considéré comme un secteur à part, ne relevant pas d’enjeux essentiels dans les analyses du travail ou des organisations (Heinich 2001).
Cependant, de nombreux travaux dans les vingt dernières années ont largement contribué au renouvellement des regards à la fois sociologiques, économiques et gestionnaires131 porté sur ces différentes activités.
Par ailleurs, une figure majeure de ce secteur, l’organisation socialisée du fonctionnement du marché du travail par le système original de l’intermittence, et les questions qui s’y posent de façon récurrente132, ont attiré l’attention sur un secteur dont les analyses ont révélé des caractéristiques finalement plus prometteuses que désuètes.
Ainsi, dans une interview accordée à Libération le 17 avril 1997, P.-M. Menger, bien qu’en limitant la portée de ses propos à la seule question de la prise en charge des périodes de non travail, défend l’idée qu’ »à certains égards, ce secteur peut être considéré comme un laboratoire d’innovation dans la gestion sociale de la précarité ».
Dans son ouvrage de 1998, Catherine Paradeise fait référence au développement de nouvelles formes d’organisation de la production pour justifier le caractère novateur du système de l’intermittence : « Ainsi la gestion socialisée du marché du travail des comédiens (…) peut-elle faire figure, dans une société caractérisée par la flexibilité, de modèle plutôt que d’outil obsolète de traitement social de la relation entre activité et inactivité » (p. 214).
Enfin, Jeanine Rannou et Stéphane Vari (1996), dans leur étude sur l’ensemble du champ spectacle vivant-audiovisuel-cinéma133, étayent (p.160) « l’idée que la variabilité et la polyvalence traditionnelle des activités de ce champ ont anticipé sur le besoin de flexibilité que l’on rencontre aujourd’hui dans d’autres secteurs et, notamment, dans ceux qui ont été les plus marqués par l’organisation fordienne ».
Ils élargissent ainsi le champ de pertinence du modèle d’organisation du secteur culturel en évoquant la diffusion de nouveaux modèles d’organisation du travail dans des secteurs amenés à passer de la production de masse réalisée par une main d’œuvre peu qualifiée à des productions en petites ou moyennes séries de produits régulièrement renouvelés dans des degrés variables, réalisés par une main d’œuvre plus qualifiée.
131 Par exemple Busson Evrard 1987, Chiapello 1998, Dupuis Rouet 1988, Heinich 2001, Ithaque-Temsis- CSA/CNRS 1997, Menger 1989, 1991, 1997, Ministère de la Culture 1990, Rannou Bourreau 1988, 1992, Rannou Vari 1996, Rannou 1997, Rouet 1989 ; ainsi que les actes des différentes sessions annuelles de l’association internationale pour le management des arts et de la culture (AIMAC), ou les nouvelles revues spécialisées comme l’International Journal of Art Management (IJAM – Montréal)…
132 Catherine Paradeise nous livre dans son ouvrage de 1998 (annexe III) une analyse de presse synthétique et très utile sur l’historique des négociations paritaires depuis la création du dispositif actuel en 1964 : en 1996, le système de l’intermittence venait de vivre sa 11ème prorogation, les dernières depuis 1991 se réalisant dans un climat conflictuel exacerbé entre les représentants des artistes et techniciens intermittents et l’actuel MEDEF, dont la presse s’est fait régulièrement l’écho. Depuis rien n’a changé : en octobre 2002, la « négociation » est toujours au point mort, les ministères de la Culture et du Travail viennent de nommer deux inspecteurs généraux (un pour chaque ministère) « chargés d’une énième mission de conciliation sur l’intermittence… » (Télérama n°2754 du mercredi 23 octobre 2002, dossier spécial « Alerte sur la culture #3 », p. 60).
133 Tous les grands domaines du secteur culturel se recoupent, même si c’est en parts variables. Les trois grands domaines spectacle vivant-audiovisuel-cinéma sont indissociables dans la mesure où leurs marchés du travail se recouvrent largement. Selon le contrat d’étude prospective « Spectacle Vivant » (Ithaque-CSA/CNRS-Temsis 1997, pp. 15-26), le champ du seul spectacle vivant couvre les domaines suivants : théâtre, musique, danse, marionnettes, cirques et variétés, plus les modes d’expression empruntant à plusieurs genres, du type événementiels spécifiques (festivals, ouverture des JO par ex.), les arts de la rue, le cabaret… et auxquels on peut encore ajouter différentes fonctions comme celle des spectacles enregistrés (où l’on retrouve l’audiovisuel et le cinéma, mais aussi une grande part des studios d’enregistrement de musique), ou celles plus classiques d’animation (débordant sur le secteur des loisirs) ou de diffusions (tourneurs, réseaux des salles de diffusion…). Et si l’on considère la polyvalence et les conditions organiques de production propres au secteur, on s’aperçoit que même le domaine des arts plastiques (Menger 1997) et celui des éditions littéraires (Chiapello 1998, Heinich 2001) sont concernés, même si c’est à un degré moindre : il n’est pas rare qu’un plasticien construise des décors (avec l’apparition de la scénographie comme discipline de création à part entière) ou qu’un écrivain soit auteur de scénario ou écrive pour le théâtre… Se trouve ainsi concerné pratiquement l’ensemble du champ culturel selon les nomenclatures par domaines et par fonctions mises au point par Cardona et Rouet (1987).
5.1.1.2. La prégnance des dimensions informelles et relationnelles
Le secteur culturel apparaît traditionnellement comme un domaine où les rapports de travail sont fortement emprunts d’une part d’une dimension relationnelle et d’autre part d’un marquage symbolique.
Ce fonctionnement de nature plutôt relationnel est connu voire revendiqué de tous ceux qui y travaillent, accepté comme une règle de fonctionnement du milieu, et génère des comportements plus ou moins actifs en matière d’entretien du réseau personnel (Rannou 1997, pp. 195-204, à propos du spectacle vivant-audio-visuel-cinéma ; Paradeise 1998, pp. 62-87 à propos des comédiens ; Menger 1991, sur l’ensemble du champ artistique ; Chiapello 1998, pour l’édition, les orchestres ou la production audiovisuelle).
Cette dimension va de paire avec l’absence de formalisme dans les rapports interindividuels, ce qui ne signifie pas absence de règles bien sûr.
L’importance des réseaux dans les milieux de travail moins structurés, aux tâches moins bien définies ou définissables, aux organisations moins formelles, etc. n’est par ailleurs pas propre au secteur culturel, comme l’énoncent de nombreux auteurs présentés aux chapitres 1 et 2 (par exemple Barbieri 1996, Flap, Bulder et Völker 1998, ou Burt 1995).
Dans leur article sur les réseaux intraorganisationnels et la performance des organisations, Flap, Bulder et Völker (1998) montrent de façon claire que les réseaux sociaux informels sont importants pour expliquer comment les tâches se réalisent au mieux au sein de celles-ci.
Selon ces auteurs, les développements technologiques et organisationnels (la tertiarisation des activités industrielles) les plus récents et les plus importants dans les pays occidentaux accentuent l’importance des réseaux sociaux dans les modes de production, aussi bien au niveau des entreprises que des individus (p. 4), et les employeurs préfèrent recruter par relation quand les critères d’évaluation des performances sont peu clairs (p.14), ce qui est particulièrement le cas lorsque les tâches sont moins facilement évaluables, comme dans le secteur culturel.
De son coté, l’analyse de R. Burt (1995), bien que centrée sur le pouvoir et le capital social des directeurs-entrepreneurs au sommet des grandes organisations, peut aussi s’appliquer à d’autres cas : « Le capital social importe davantage là où les individus comptent plus ».
Selon Burt, lorsque l’organisation formelle est peu marquée ou peu prégnante, les milieux professionnels peu structurés, peu bureaucratisés, lorsque les postes de travail sont moins formellement définis, les régulations informelles et la position structurale des individus dans des structures relationnelles deviennent alors essentiels, et cette analyse peut être appliquée au cas du secteur culturel.
Enfin, il s’agit ici d’étudier des dispositifs de formation préparant à des métiers d’administration ou de gestion transversaux dans ce secteur.
Si ceux-ci peuvent correspondre à des postes de permanents (Ithaque-CSA/CNRS-Temsis 1997 ; Menger1997) ou être perçus comme étant à la périphérie des organisations (Chiapello 1998), les personnes les occupant n’en sont pas moins soumises aux mêmes règles que celles régissant les emplois artistiques ou techniques du fait qu’ils se trouvent en début de carrière dans ce secteur et de l’importance de la polyvalence, qu’il s’agisse d’occuper plusieurs fonctions en parallèle ou successivement – comédien et administrateur par ex.
Et parfois pour des employeurs différents (Menger 1997, pp. 173-200) ! Par ailleurs, les travaux menés dans le cadre du contrat d’étude prospective sur le spectacle vivant (Ithaque-CSA/CNRS-Temsis 1997, p. 169) montrent une légère tendance au passage du statut de permanent à celui d’intermittent pour les cadres non artistiques entre 1985 et 1993, que ce phénomène soit lié à l’attraction inévitable pour le statut d’intermittent, à une destruction d’emplois permanents ou au résultat de la pratique de la polyvalence.
Ainsi, la recherche d’emploi par les étudiants sortant de ces dispositifs de formation s’effectue dans un milieu où la dimension relationnelle liée aux logiques de fonctionnement de l’organisation de métiers (Rannou), reste très forte, et déteint manifestement sur les emplois non strictement artistiques ou technico-artistiques134, comme le montre aussi l’étude de Chiapello (1998) sur les managers dans le secteur culturel.