Modifications des droits de propriété intellectuelle depuis 30 ans

Les modifications des droits de propriété intellectuelle depuis trente ans

Le récit des biens communs a été construit en grande partie par des juristes, en réaction notamment aux bouleversements du droit de la propriété intellectuelle intervenus depuis le début des années 1980. Il est donc important d’avoir ces éléments de contexte en tête pour l’aborder.

1 Mark HELPRIN, Digital Barbarism. A Writer’s Manifesto, New York, Harper Collins, 2009, p. 161.

2 Cf. Dan HUNTER, « Marxist-Lessigism », Legal Affairs, novembre-décembre 2004, en ligne : http://www.legalaffairs.org/issues/November-December-2004/feature_hunter_novdec04.msp (consulté le 21/10.2011).

3 « Je n’accepterai jamais d’appeler « socialisme » ce que des millions de gens ont créé volontairement sur le Net. Ce terme insulte les créateurs, et pour le reste il n’amène que de la confusion » [Lawrence LESSIG, « Et tu, KK ? (aka, No, Kevin, this is not « socialism ») », 28 mai 2009, en ligne : http://www.lessig.org/blog/2009/05/et_tu_kk_aka_no_kevin_this_is.html (consulté le 24/10/2011)].

4 Cf. Elinor OSTROM, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, traduit de l’anglais par Laurent Baechler, Bruxelles, De Boeck, 2010. Ces travaux ont valu à leur auteure l’obtention du prix Nobel d’économie en 2009.

Parler de propriété intellectuelle, c’est regrouper sous un même terme des réalités diverses, dont le point commun est de renvoyer à des œuvres de l’esprit. On distingue d’ordinaire la propriété littéraire et artistique (droit d’auteur ou copyright, et droits voisins) de la propriété industrielle (brevets, droit des marques, appellation d’origine, etc.).

Le terme de propriété intellectuelle englobe en outre deux types de droits différents : les droits patrimoniaux et les droits extra-patrimoniaux. Le droit d’auteur français est ainsi composé d’un droit patrimonial dont la durée est limitée, et d’un droit extra-patrimonial (le droit moral) qui est perpétuel, imprescriptible, inaliénable et insaisissable.

Les bouleversements de la propriété intellectuelle intervenus au cours des dernières décennies se comprennent différemment selon les aspects considérés.

Les modifications du droit des brevets et du droit d’auteur ne sont pas du même ordre, et le droit moral n’a pas connu de modification notable contrairement aux droits patrimoniaux.

Nous distinguerons ici trois grands types de changements intervenus depuis le début des années 1980 : ceux qui ont étendu la propriété intellectuelle à de nouveaux domaines ou à de nouveaux acteurs; ceux qui ont allongé la durée des droits existants; ceux qui ont durci les règles d’exercice des législations en vigueur.

Les bouleversements du premier type ont été particulièrement sensibles dans le droit des brevets. Ils sont emblématiques de la progression d’une logique de marché au sein d’espaces qui en étaient auparavant relativement indépendants.

De ce point de vue, le Bayh-Dole Act adopté en 1980 aux États-Unis a marqué le début d’une nouvelle époque.

La loi octroyait en effet aux universités et aux organisations de recherche à but non lucratif la propriété sur les inventions réalisées sur fonds publics, afin de leur permettre de les breveter.

Elle intervenait dans un contexte où la classe politique américaine était très préoccupée par le « retard technologique » des États-Unis sur le Japon. En faisant sauter un « verrou » législatif, il s’agissait de favoriser le rapprochement entre universités et entreprises, d’encourager les innovations profitables et de faciliter les applications commerciales de la recherche1.

En 1980 toujours, le dénouement de l’affaire Chakrabarty marqua le point de départ d’un autre processus d’extension de la brevetabilité. Il ne s’agissait pas ici d’y intégrer de nouveaux acteurs comme les universités, mais d’y intégrer de nouveaux objets, en l’occurrence le vivant.

L’affaire était née huit ans plus tôt de la volonté de la General Electric d’obtenir un brevet sur une bactérie modifiée par un de ses chercheurs, Ananda Mohan Chakrabarty.

La demande fut d’abord rejetée, au motif que le vivant n’était pas brevetable. Après quelques péripéties, l’affaire fut portée devant la Cour Suprême des États-Unis. Par la décision du 16 juin 1980, celle-ci donna finalement raison à Ananda Mohan Chakrabarty et General Electric, admettant par là le brevetage sur les micro-organismes pour autant que ceux-ci soient le fruit d’une intervention humaine.

1 Cette stratégie fut largement imitée par les États européens au cours des années 1990, notamment en France avec la loi Allègre sur l’innovation et la recherche en 1999.

Un nouveau pas fut franchi en 1988, quand l’Université Harvard se vit accorder un brevet sur l’oncosouris, une espèce obtenue par modification génétique et prédisposée à développer des tumeurs cancéreuses1.

Puis au début des années 1990, Craig Venter, qui travaillait alors au sein des National Institutes of Health, breveta les gènes humains qu’il avait réussis à séquencer.

Cette initiative suscita rapidement un tollé au sein de la communauté scientifique, qui entraîna finalement le retrait des brevets. Elle marquait néanmoins le glissement opéré en une décennie seulement, vers l’acceptation de plus en plus systématique des brevets sur les entités naturelles (micro-organismes, animaux, gènes).

Aujourd’hui aux États-Unis, la jurisprudence est ainsi favorable au brevetage d’organismes vivants, dès lors que ceux-ci sont liés à une application industrielle2.

Le droit européen a en partie suivi l’évolution de la jurisprudence américaine. Il dépend de la directive 98/44/CE, entrée en application en 2000 après de nombreuses controverses, et non encore transposée dans toutes les législations des États membres.

Cette directive a pour objet de fournir un cadre commun pour le brevetage des biotechnologies au sein de l’Union européenne. Cependant, son manque de clarté est souvent pointé du doigt, notamment s’agissant du génome humain.

La directive interdit ainsi le brevetage d’une « séquence partielle d’un gène » (article 5), sauf si celle-ci est considérée hors de son ensemble humain, obtenue par un procédé technique et destinée à une utilisation spécifique.

Autrement dit, elle autorise le brevetage de l’application industrielle d’un gène, mais pas de la séquence elle-même, sachant que cette distinction, relativement claire en théorie, l’est beaucoup moins dans la pratique.

De plus, l’Office européen des brevets (OEB), qui octroie les brevets dans les faits, n’est pas une institution communautaire. Il reste de ce fait susceptible de faire évoluer sa jurisprudence indépendamment des directives européennes, ce qui introduit un facteur de confusion supplémentaire.

Si l’extension de la brevetabilité au vivant a beaucoup fait parler, d’autres domaines ont été gagnés par de nouvelles possibilités d’appropriation privative. Les États-Unis acceptent ainsi depuis le début des années 1980 de nombreux brevets sur les logiciels, bien que cette jurisprudence semble depuis peu légèrement remise en cause3.

Les méthodes commerciales y sont également brevetables depuis l’arrêt State Street Bank vs. Signature Financial de 1998, même lorsqu’il s’agit de procédés ayant une composante technique très faible.

IBM a ainsi été jusqu’à déposer des brevets sur la meilleure façon d’optimiser une file d’attente devant les toilettes des avions, brevets toutefois abandonnés fin 2002. À travers ces exemples se dit un changement majeur dans la conception de ce sur quoi des droits de propriété intellectuelle peuvent être réclamés.

Comme le rappelle Philippe Aigrain, « le fait d’appliquer les brevets à des informations et à des outils informationnels qui expriment des découvertes concernant le monde physique ou des créations de l’esprit humain manipulables en tant qu’idées était tout simplement impensable »1 jusqu’au milieu des années 1970. Tel n’est plus le cas.

1 L’Office européen des brevets (OEB) n’accorda quant à lui définitivement ce brevet qu’en 2004, en se fondant sur l’utilité de l’oncosouris pour l’avancement de la recherche sur le cancer.

2 Dans un article de 2006, Hélèné Huteau estimait que 15% des brevets déposés aux États-Unis concernaient des organismes vivants [Cf. Hélène HUTEAU, « Biopiraterie : une nouvelle forme de colonisation », novembre 2006, en ligne : http://www.novethic.fr/novethic/v3/article.jsp?id=104467 (consulté le 25/10/2011)].

3 Cf. note 2 p. 163.

Le deuxième aspect des changements intervenus depuis trente ans concerne l’allongement de la durée des droits existants. Cette tendance a été suivie à la fois par le droit d’auteur et par le copyright.

En 1993, la directive européenne 93/98/CE (transposée en France en 1997, et reprise en 2006 dans la directive 2006/116/CE) a ainsi porté la durée du droit d’auteur à soixante-dix ans après la mort de l’auteur, au lieu des cinquante années reconnues par la Convention de Berne.

En septembre 2011, une nouvelle modification de la directive 2006/116/CE a quant à elle aligné la durée de protection des droits voisins sur celle du droit d’auteur, en la portant également à soixante-dix ans au lieu de cinquante2. Aux États-Unis, c’est le Sonny Bono Copyright

Term Extension Act voté en 1998, suite notamment au lobbying intensif de Disney (cf. chapitre 6), qui a étendu la durée du copyright à soixante-dix ans après la mort de l’auteur, et quatre-vingt quinze ans après publication pour les copyrights détenus par les entreprises.

L’allongement de la durée du droit d’auteur et du copyright s’inscrit dans un mouvement historique long, qui dépasse la considération des dernières décennies, mais il est loin d’être anodin qu’une nouvelle étape ait été franchie depuis vingt ans.

En France, le droit d’auteur s’éteignait à l’origine cinq ans après la mort du créateur, d’après la loi de 1791. Cette durée fut portée à cinquante ans post mortem en 1866, après des débats animés, qui opposèrent notamment Lamartine, partisan de l’extension, à Proudhon, défenseur d’une « conception plus sociale du droit d’auteur, opposée à l’idéalisme du droit privé »3.

En 1886, la Convention internationale de Berne adopta elle aussi la durée de cinquante ans, qui fut réaffirmée en France dans la grande loi du 11 mars 1957. C’est donc après plus d’un siècle de stabilité, que la protection du droit d’auteur fut étendue à soixante-dix ans après la mort de l’auteur en 1997.

1 Philippe AIGRAIN, Cause Commune, op. cit., p. 78.

2 Une différence entre les deux types de droits subsiste néanmoins : « Tandis que la durée de protection des droits d’auteur débute à partir de la mort de l’auteur, la protection des droits voisins débute lors de la publication de l’œuvre » [Ilana SOSKIN, « Musique : réforme de la durée de protection des droits des artistes interprètes », 26 septembre 2011, en ligne : http://www.legavox.fr/blog/cabinet-soskin-avocats/musique-reforme-duree-protection-droits-6537.htm (consulté le 25/10/2011)].

3 Anne LATOURNERIE, « Petite histoire des batailles du droit d’auteur », Multitudes, n° 5, mai 2001, p. 37-62, en ligne : http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=168 (consulté le 14/11/2011).

Aux États-Unis, l’allongement de la durée du copyright a suivi un rythme plus régulier. Le Copyright Act de 1790 protégeait les œuvres pour quatorze ans, renouvelables une fois, si l’auteur était encore en vie à l’expiration de la première période.

En 1909, cette durée fut étendue à vingt-huit ans, renouvelables une fois. Puis, elle passa à cinquante ans après la mort de l’auteur en 1976, avant d’être étendue à soixante-dix ans en 1998.

Que ce soit en Europe ou aux États-Unis, les lois de la fin des années 1990 marquent donc le franchissement d’un nouveau palier au sein d’une tendance longue à l’allongement de la durée couverte par les droits patrimoniaux attribués aux auteurs.

Le troisième et dernier type de changement est directement lié à l’émergence de l’Internet grand public au milieu des années 1990. Il renvoie aux différentes lois ayant durci les règles d’exercice des droits existants, dans le but affiché de lutter contre le « piratage » et de protéger les droits des auteurs et des créateurs au sein du nouvel environnement numérique.

Le No Electronic Theft Act voté aux États-Unis en 1997 fut une des premières lois de ce type. Elle fut présentée en réaction à l’acquittement de David LaMacchia, un étudiant du Massachusetts Institute of Technology (MIT) qui était poursuivi pour avoir permis le téléchargement massif et illégal de logiciels sous copyrights.

David LaMacchia avait gagné son procès, en prouvant qu’il n’avait retiré aucun bénéfice commercial de ses actions, et en profitant d’un certain vide juridique en la matière. Celui-ci fut rapidement comblé par le No Electronic Theft Act, qui rendit passibles de poursuites les infractions au copyright, même sans but ni profit commerciaux.

Un an après fut voté le Digital Millenium Act, qui interdisait le contournement des mesures technologiques de protection des droits de propriété intellectuelle, dites DRM (Digital Rights Management). Ce texte fut complété en 2005 par le Family Entertainment and Copyright Act, qui renforça notamment les sanctions pour les infractions au copyright.

L’équivalent européen de ces lois est constitué par la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 (European Union Copyright Directive), et par sa transposition dans les différentes législations nationales.

En France, c’est la loi DADVSI (Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information) de 2006, qui a rendu passible de peines de prison toute personne mettant à disposition des logiciels permettant de contourner les DRM. La loi Hadopi de 2009 a constitué une nouvelle étape de la guerre contre le « piratage », avec l’instauration du principe de la « riposte graduée ».

Enfin le traité international ACTA (Accord Commercial Anti-Contrefaçon), rendu public en décembre 2010, constitue le dernier avatar des mesures législatives, censées assurer le respect des droits des auteurs sur Internet1.

Les trois types de changements que nous avons mentionnés sont indissociables d’un contexte économique et idéologique global, marqué par l’entrée dans une nouvelle phase de la mondialisation, et par l’évolution de l’encadrement institutionnel de celle-ci. James Boyle a ainsi relevé que le mouvement d’extension de la propriété intellectuelle « dépendait largement des affirmations à la fois arrogantes et analytiquement contestables de « l’orthodoxie néolibérale » »; autrement dit, de la croyance dans la supériorité du marché sur toute autre forme d’organisation sociale pour favoriser l’innovation et le « progrès ».

La protection de la propriété intellectuelle figure par exemple au nombre des dix prescriptions du « consensus de Washington », qui a longtemps guidé l’action du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale.

Elle est en outre au cœur de la volonté exprimée par la pensée économique dominante de traiter la connaissance comme un capital, afin de donner naissance à – pour reprendre les termes de la stratégie de Lisbonne définie par l’Union européenne – « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique »1.

1 Nous passons rapidement sur ces différentes législations, qui ont été abordées de manière plus précise dans le chapitre 5.

L’extension contemporaine des droits de propriété intellectuelle se comprend également en rapport avec un changement institutionnel, qui a vu ces questions être intégrées au système économique et commercial mondial, depuis l’adoption en 1995 des accords ADPIC (Accord sur les aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce) en annexe à la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC).

Les négociations récentes sur l’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement) ont reconduit une logique similaire, liant accords commerciaux et renforcement des régimes de protection, afin d’obtenir une harmonisation mondiale sur la base des législations en vigueur dans les pays du Nord.

On notera enfin que dans le cadre d’une économie mondialisée largement gagnée au libre-échange, la « [surenchère dans les régimes de protection et dans l’attribution des droits] s’alimente d’elle-même dans la mesure où tout régime de protection doit s’aligner sur le plus protecteur, s’il ne veut pas affaiblir ses assujettis dans la concurrence qu’ils se livrent sur un marché de plus en plus globalisé »2.

Pour toutes ces raisons, « une expansion sans précédent de l’autorité légale concentrée dans les mains des détenteurs de droits de propriété intellectuelle » s’est opérée depuis trente ans, comme l’ont exprimé en août 2011 cent quatre-vingts professeurs de droit et juristes issus de trente-deux pays dans une déclaration commune3.

1 Cité par Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Les vertiges de la technoscience, op. cit., p. 42. On notera que l’assimilation de la connaissance à un capital est aussi solidaire d’une réduction de la connaissance à l’information (cf. supra).

2 Laurent GILLE, « Les dilemmes de la propriété intellectuelle » in COLLECTIF, La société de la connaissance à l’ère de la vie numérique, livret édité pour le colloque du dixième anniversaire du GET, 29 juin 2007, p. 88-94.

3 Cf. COLLECTIF, « Washington Declaration on Intellectual Property and the Public Interest »,

27 août 2011, en ligne : http://infojustice.org/washington-declaration-html (consulté le 25/10/2011).

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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