L’opposition à ACTA : aboutissement des luttes des années 2000

L’opposition à ACTA : aboutissement des luttes des années 2000

Dès 2007, des négociations avaient été entamées dans le plus grand secret par plusieurs États (Japon, États-Unis, Canada, pays de l’Union européenne, Suisse) en vue de produire un traité international multilatéral de défense des droits de propriété intellectuelle : l’ACTA (Anti-Counterfeiting Trade Agreement).

En 2008, des fuites (notamment sur Wikileaks) révélèrent qu’il s’agissait de créer un nouveau cadre juridique indépendant de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), afin de lutter contre les infractions au droit des brevets et au droit d’auteur, notamment dans les pays émergents.

Les dispositions principales concernaient alors la lutte contre le « piratage » sur Internet, et la protection de la propriété intellectuelle des industries pharmaceutiques.

Une première version officielle du texte fut publiée en avril 2010, soit près de trois ans après le début des négociations. Une nouvelle version fut divulguée le 7 octobre par la députée européenne Sandrine Bélier (Europe Écologie), le texte final étant rendu public le 3 décembre 2010.

1 Cf. CONSEIL CONSTITUTIONNEL, Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2009/decisions-par-date/2009/2009-580-dc/decision-n-2009-580-dc-du-10-juin-2009.42666.html (consulté le 20/11/2011).

2 Toutefois, après un an de fonctionnement de l’Hadopi, aucune connexion Internet n’avait encore été suspendue dans le cadre de la loi. La quadrature du Net a ainsi lancé en juin 2011 un site intitulé « Pas peur d’Hadopi ! ». Cf. http://www.paspeurdhadopi.fr (consulté le 06/09/2011).

3 Le terme est notamment employé par Jérémie Zimmermann.

4 Le TACD est un forum regroupant des associations de consommateurs européennes et américaines. Il est lui aussi en partie financé par l’Open Society Institute.

En France, les militants du logiciel libre commencèrent à se mobiliser dès 2008, après la publication des premières versions « fuitées ». Aiguillée notamment par la FFII (Foundation for a Free Information Infrastructure) et par le TACD (TransAtlantic Consumer Dialogue4), l’April adressa une lettre aux parlementaires français concernés en novembre 2008.

Dans celle-ci, l’association s’inquiétait de l’opacité entourant le projet ACTA, et de la « menace pour la libre circulation de l’information et le développement d’une économie numérique dynamique et innovante »1 qu’il représentait.

Un an plus tard, La Quadrature du Net adressa elle-aussi une missive à la ministre française de l’économie Christine Lagarde, dont le contenu était sensiblement similaire2.

Les collectifs du logiciel libre se mirent aussi à travailler en étroite relation avec des associations complètement étrangères au monde numérique.

Les premières versions publiées de l’ACTA étant porteuses de menaces aussi bien pour l’accès aux médicaments des pays pauvres que pour les « libertés numériques », des espaces de militance auparavant relativement étanches s’ouvrirent l’un à l’autre.

La Quadrature du Net entra ainsi en relation avec les associations Act Up, Médecins sans Frontières et Oxfam, pour mener des actions communes.

Gaëlle Krikorian, qui favorisa la mise en relation d’Act Up et de La Quadrature du Net à travers la constitution d’un groupe de travail ouvert lié à Europe Écologie, relate cette rencontre :

C’était assez mignon à observer, parce que les gens de La Quadrature et les gens d’Act Up étaient réciproquement admiratifs des pratiques de l’autre, et de la capacité de l’autre à être de bons activistes.

Et ils ont aussi vu l’intérêt politique de leur alliance, parce que ça leur permet de représenter beaucoup plus de monde, d’être tout d’un coup beaucoup plus effrayants; parce que ça donne l’impression qu’il y a plein de groupes constitués qui travaillent ensemble. […] Et puis aussi, parce qu’ils n’ont pas les mêmes réseaux, et que ça leur permet de partager l’info.3

Les dispositions les plus problématiques pour l’accès des populations du Sud aux médicaments génériques disparurent cependant dans les dernières versions de l’ACTA.

Aussi l’opposition au texte en France devint-elle peu à peu essentiellement menée par les collectifs liés au logiciel libre : l’April, et surtout La Quadrature du Net.

Ceux-ci dénoncèrent les menaces qu’il représentait pour le logiciel libre, notamment du fait de la sanctuarisation des DRM et des potentielles restrictions à l’usage de technologies de type peer to peer. Ils stigmatisèrent surtout le franchissement d’une étape de plus dans la légalisation de procédures visant à mettre en place une « police privée » d’Internet.

1 Benoît SIBAUD, « Transparence dans les négociations internationales de l’accord commercial anti-contrefaçon (ACTA/ACAC) », courrier adressé aux parlementaires français au nom de l’April, 21 novembre 2008, en ligne : http://www.april.org/files/200811-courriers-deputes- ACTA.pdf (consulté le 19/07/2011).

2 Philippe AIGRAIN, Gérald SÉDRATI-DINET, Benjamin SONNTAG, Jérémie ZIMMERMANN, « Lettre à Madame Christine Lagarde », 12 novembre 2009, en ligne : http://www.laquadrature.net/files/LaQuadratureduNet-20091112-Lettre_au_Ministre_ACTA.pdf (consulté le 19/07/2011). Précisons qu’aux États-Unis, les acteurs du logiciel et de l’Internet libres se mobilisèrent eux aussi rapidement contre l’ACTA, notamment l’Electronic Frontier Foundation et la Free Software Foundation.

3 Gaëlle KRIKORIAN, chercheuse, militante des biens communs, spécialiste de l’accès aux médicaments, entretien réalisé à Paris le 22 novembre 2010.

L’ACTA prévoit en effet de décourager les atteintes au droit d’auteur, en favorisant la coopération entre détenteurs de droits et fournisseurs d’accès à Internet; ce que les opposants à l’accord interprètent comme une incitation à ce que ces derniers surveillent et filtrent l’activité de leurs abonnés, au mépris de l’autorité judiciaire et de la « neutralité du Net »1.

Ils mettent par ailleurs en avant le fait que le texte prévoit des « sanctions pénales » pour les infractions au droit d’auteur « à échelle commerciale » (article 23.1). Or, soutiennent-ils, un accord commercial n’a pas vocation à déterminer le droit pénal des États, et les formulations retenues sont par ailleurs bien trop floues et englobantes.

Les collectifs du « libre » stigmatisent enfin un contournement de la démocratie, non seulement dans les modalités d’établissement du texte de l’ACTA, mais également dans ce qu’il permettrait, à savoir la constitution d’un « comité ACTA » ayant le pouvoir de modifier l’accord après sa ratification2.

1 La « neutralité du Net » est le principe technique qui régit Internet depuis ses débuts, selon lequel toutes les données transmises sur le réseau sont traitées de façon équivalente et ne sont pas altérées. Il « exclut ainsi toute discrimination à l’égard de la source, de la destination ou du contenu de l’information transmise sur le réseau » [« Neutralité du réseau », Wikipédia (version française), en ligne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Neutralit%C3%A9_du_r%C3%A9seau (consulté le 15/08/2011)]. La neutralité du Net est aujourd’hui remise en cause, d’une part par les opérateurs de télécommunication qui souhaitent pouvoit gérer le trafic en donnant priorité à certains flux de données et développer des offres d’accès à Internet différenciées, d’autre part par les gouvernements qui désirent pouvoir filtrer certains contenus présents en ligne. Elle est en France activement défendue par La Quadrature du Net et l’ensemble du mouvement du logiciel libre. Pour plus de

précisions, on se reportera notamment aux arguments développés par Benjamin Bayart : Benjamin BAYART, « Internet ou Minitel 2.0 ? », conférence donnée aux huitièmes Rencontres Mondiales du Logiciel Libre, juillet 2007, vidéo en ligne : http://www.fdn.fr/minitel.avi (consulté le 15/08/2011); Benjamin BAYART, « La neutralité du réseau », in La bataille Hadopi, op. cit., p. 65-75.

2 Sur tous ce points, voir : LA QUADRATURE DU NET, « ACTA : Mise à jour de l’analyse de la version finale », 1er février 2011, en ligne : http://www.laquadrature.net/fr/acta-mise-a-jour-de-lanalyse-de-la-version-finale (consulté le 19/07/2011); Florent LATRIVE, « Traité secret sur l’immatériel », Le monde diplomatique, mars 2010, en ligne : http://www.monde- diplomatique.fr/2010/03/LATRIVE/18881 (consulté le 19/07/2011); Jeanne TADEUSZ, « Nouvelle version de l’ACTA : une seule certitude, la limitation de nos libertés », 13 octobre 2010, en ligne : http://www.april.org/nouvelle-version-de-lacta-une-seule-certitude-la- limitation-de-nos-libertes (consulté le 19/07/2011). En novembre 2011, l’Union européenne entamait les débats portant sur la ratification de l’ACTA.

La lutte contre l’ACTA cristallise donc un certain nombre de thématiques (opposition aux DRM, défense du partage des œuvres culturelles sur Internet, revendications de démocratie et de transparence) constitutives du militantisme « libriste » depuis la fin des années 1990.

Elle est également tout à fait emblématique des formes d’activisme développées depuis l’affaire DeCSS et la lutte contre les brevets logiciels : happenings sauvages1, production de parodies et de pastiches2, travail d’analyse et de vulgarisation de textes souvent très techniques, appel à ce que les citoyens agissent en contactant directement leurs représentants3.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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