La réciprocité actuante : une modalité d’échange (subjectivité corporéisée)

La réciprocité actuante : une modalité d’échange (subjectivité corporéisée)

La réciprocité actuante : une modalité d’échange fondée sur une subjectivité corporéisée

Attelons-nous à dilater le concept de réciprocité actuante pour en apercevoir les spécificités et les implications.

Nous commencerons par la dimension de la réciprocité et aborderons plus loin la signification du qualificatif « actuante ».

Dans le vaste domaine de la relation d’aide, les modalités d’échange entre personnes sont multiples.

« La psychanalyse pose cette relation sur le mode du transfert et du contre-transfert, la psychologie humaniste préconise une relation d’empathie et de congruence entre deux personnes […].

En ce qui nous concerne, nous parlerons de la réciprocité actuante pour exprimer ce lieu d’échange commun entre un praticien et un patient qui valorise le rapport à la subjectivité corporéisée.

La réciprocité actuante n’évacue pas l’empathie, mais elle l’enrichit » (Bourhis, 2007b, p.1).

Il est clair que nous nous situons dans le prolongement des approches humanistes à ceci près que la psychopédagogie perceptive propose de placer le lieu de l’échange dans une « subjectivité corporéisée » (ibid.), prolongeant par là le recours à la dimension « organismique » chère à Rogers (1998).

Dans notre approche, le corps est central, à la fois terrain d’interaction, lieu de perception et moyen d’accès à la connaissance.

Les cadres d’accompagnement de la psychopédagogie perceptive font délibérément appel à la médiation corporelle, que ce soit la thérapie manuelle, la médiation gestuelle ou encore le travail introspectif.

Dans les trois cas, le corps entre en scène. Jusque dans l’échange verbal, l’expérience de la relation reste ancrée corporellement. Voilà pourquoi nous tenons au terme de subjectivité corporéisée.

D’autre part, rappelons qu’en psychologie, la modalité empathique est réputée infra-consciente.

Par contraste, la réciprocité s’accompagne pour nous d’une véritable lucidité perceptive (Bois, 2007, op. cit.).

Il est une autre spécificité de la réciprocité actuante que la définition qui suit donne à voir :

« Il s’agit d’une qualité de relation particulière qui apparaît au moment où deux personnes entrent en relation avec elles- mêmes au cœur de leur subjectivité corporéisée dans l’enceinte d’une relation d’aide » (Bourhis, 2007b, p.2).

’accent est ici posé sur la relation que chacun entretient avec lui-même.

La réciprocité qui se livre entre le praticien et l’accompagné semble ici seconde.

Peut-être est-elle le résultat de deux réciprocités de nature intra personnelle qui s’accordent, à la faveur d’un projet de rencontre ?

Retenons pour le moment que parler de réciprocité interpersonnelle implique tout autant rapport à soi en présence de l’autre que relation à l’autre.

Quelle est alors la nature du liant entre les personnes ?

Elle prend tout d’abord la forme d’« informations circulantes ».

Danis Bois précise à ce sujet :

« La voie de circulation des informations internes emprunte le substratum subjectif du mouvement interne, animation lente, mouvante et incarnée dans la matière des deux acteurs » (cité par Bourhis, ibid.).

Le mouvement interne fait ici la démonstration de sa fonction unifiante, installant un lien sensible entre les partenaires.

L’établissement de ce liant va-t-il pour autant de soi ou nécessite-t-il de la part des partenaires une participation active ? Nous y reviendrons ultérieurement.

Une telle relation est souvent qualifiée de « vivante » par les praticiens dans la mesure où elle semble dotée d’une évolutivité qui lui est propre et que les partenaires gagnent à épouser :

« Nous assistons là à ce que nous appelons une ‘information circulante’, c’est-à-dire une information interne qui circule entre le patient et le praticien et qui par la grâce de cette relation se bonifie, évolue et se potentialise chez les deux protagonistes » (Bois cité par Bourhis, ibid.).

Le lecteur pourrait être tenté de ne voir dans le terme « information » qu’une donnée froide et anonyme.

Ce pourrait être par exemple l’état tensionnel d’une région du corps du patient que le psychopédagogue capterait sous ses mains; ou encore la résistance tissulaire face à laquelle le praticien doit mobiliser une force pour maintenir le dialogue.

Ne nous y trompons pas.

Si la réciprocité actuante permet effectivement l’accès à des paramètres précis de l’état tonique de la personne accompagnée, la réduire à son aspect informatif ne serait pas rendre justice à la dimension qualitative de résonance de cette réciprocité, à la dynamique vitale qui l’anime, à la profonde humanité qui s’y déploie et au don de présence qui s’y vit.

Certes, il y a liant sensible par le biais des informations circulantes, mais il y également lien vivant, au sens d’un accès partagé à ce que les praticiens décrivent comme étant une profondeur en mouvement, émouvante, et qui donne le sentiment d’être en relation avec la vie même.

Il y a lieu de parler ici d’une véritable communication non verbale dans une rencontre, qui peut s’amorcer à la faveur d’un dialogue tissulaire, et qui se déploie progressivement, dans une intersubjectivité consciente et habitée, dans une résonance des présences.

Le mouvement interne est au cœur de cette rencontre, au point que cette interaction entre praticien et apprenant qui s’offre dans le visible comme une rencontre à deux, se donnerait plutôt à ressentir dans l’invisible comme une rencontre à trois : accompagnant, accompagné et mouvement interne.

Le débat reste ouvert; il s’agit peut-être dans un premier temps d’une rencontre à quatre : le praticien et son mouvement interne d’une part, le patient et son mouvement interne d’autre part.

Le mouvement interne apparaît alors comme l’ingrédient incontournable de la présence à soi de chacun des partenaires pour se révéler ensuite comme le liant évolutif d’une relation qui se déploie.

Dans les mots de Danis Bois :

« Ce lieu d’échange intersubjectif génère une influence réciproque, évolutive qui circule entre le ‘touchant’ et le ‘touché’ et entre le ‘touché’ et le ‘touchant’ selon une boucle évolutive qui se construit en temps réel de la relation actuante » (cité par Bourhis, ibid.).

Certes, il s’agit ici d’un « touchant-touché » de nature première manuelle mais la réciprocité actuante confère à vivre la possibilité de toucher par le biais de sa propre présence et d’être touché par la présence de l’autre, que le contact soit tactile ou pas.

Ces deux qualités de la réciprocité – évolutive et touchante – contribuent considérablement au sentiment d’exception qui se dégage bien souvent des rencontres vécues dans l’espace d’accompagnement de la psychopédagogie perceptive, sentiment clairement évoqué par notre praticienne, plus haut.

À la faveur de la réciprocité, il y a enrichissement du vécu, de la présence au vécu et de l’horizon de sens qui s’en dégage :

« Le patient comme le praticien évolue simultanément dans le mode de préhension des sensations, dans le développement des degrés de conscience et dans la saisie des significations grâce à cette nature de relation » (Bourhis, ibid.).

Nous verrons plus loin que ces trois dimensions de sensations, de degré de conscience et de signification vont fournir le socle à de nouveaux processus d’apprentissage, concourant au développement de la personne et de ses rapports à autrui.

Revenons au lieu d’échange qui apparaît à la faveur de la réciprocité actuante.

De quelle nature de rencontre s’agit-il alors ?

S’il est vrai que « le praticien et son patient vivent simultanément, en conscience et de manière incarnée une expérience corporelle commune » (Bois cité par Bourhis, ibid.), sommes-nous en présence d’une relation fusionnelle ?

La notion d’expérience commune peut en effet prêter à confusion.

L’instauration d’une modalité fusionnelle serait de plus préjudiciable à la dynamique de relation d’aide.

En réalité, « l’expérience commune traduit le partage d’un fond commun perceptif qui se situe en amont des modes de relation affectif ou émotionnel traditionnels, lesquels feraient obstacle à l’instauration d’un climat de réciprocité actuante » (Ibid.).

Tableau 6 : La réciprocité actuante : un unifiant entre les personnes en présence

donnée d’un fond commun perceptif fondé sur le rapport au mouvement interne
expression du principe unifiant du mouvement interne
informations circulantes empruntant le substratum du mouvement interne

  •  dimension informative
  •  dimension de résonance
relation d’influence réciproque entre le « touchant » et le « touché »
relation d’évolutivité entre les personnes en présence
enrichissement du vécu, de la présence au vécu et de l’horizon de sens qui s’en dégage
importance des cadres extra-quotidiens

À la suite de ce tableau récapitulatif, marquons une pause et mettons ces éléments dans la perspective du projet de recherche qui est le nôtre.

Nous savons que les modalités de rencontre expérimentées en psychopédagogie perceptive, avec soi et avec l’autre, inspirent l’élan de les transférer vers les relations interpersonnelles quotidiennes.

Rappelons ici les propos de la praticienne citée en début de ce chapitre : « Il me vient soudain à l’esprit que ma posture relationnelle avec mes proches n’est pas souvent la rencontre, car elle est considérée comme acquise !!!!

Une idée à creuser sûrement! » Si nous prenons notre interlocutrice au mot, il s’agirait donc, dans le projet, d’offrir à ses proches la qualité de rencontre expérimentée en traitement, de soigner tout d’abord la rencontre.

En d’autres termes, d’installer les conditions d’une réciprocité actuante avec une personne proche qui n’en deviendrait pas pour autant un patient.

Comment dès lors installer ce « fond perceptif commun » ?

Plusieurs obstacles surgissent. Il faudrait tout d’abord parvenir à accéder au mouvement interne.

Or celui-ci semble ne se donner qu’à la faveur de conditions extra-quotidiennes.

Mon expérience personnelle, ainsi que celle d’un bon nombre de mes collègues, invitent à penser que les conditions extra-quotidiennes ne sont qu’un espace privilégié de découverte et d’instauration d’un rapport de présence à soi, et que cette qualité de présence vient à gagner les secteurs de vie dits quotidiens.

Par secteurs de vie quotidiens, nous entendons les situations différentes des cadres d’expériences manuelles, gestuelles, introspectives et verballes propres à la somato-psychopédagogie.

Ainsi, une qualité de présence à soi découverte à la faveur de la thérapie manuelle et explorée dans le cadre d’un travail gestuel codifié, puis libre, peut progressivement diffuser à certains gestes ou actes quotidiens.

Ceux-ci quittent alors leur statut d’actes bien souvent automatiques pour devenir de véritables mises en action de soi.

Deuxième sujet d’interrogation, la notion de « mode de relation affectif ou émotionnel ». A

utant la réserve quant à de telles modalités en relation d’aide se comprend, autant sortir de l’affectivité ou de l’émotion dans nos relations signifiantes semble impossible. Et que serait une vie amoureuse sans affectivité, sans émotions ?

Si ces modes de relation « font obstacle à l’instauration d’un climat de réciprocité actuante », comme nous l’avons mentionné plus haut, sommes-nous placés devant un dilemme : renoncer à la vie amoureuse pour goûter la rencontre avec l’autre telle qu’elle se donne à vivre dans la réciprocité, ou renoncer à la réciprocité, fondement de la rencontre profonde, pour laisser parler l’élan fort qui nous anime dans la rencontre amoureuse ?

À ce stade de notre enquête, nous choisirons de dire que la question n’a peut-être pas trouvé sa formulation la plus fructueuse, la plus heuristique, la plus propice à la découverte.

Le troisième point d’interrogation suscité par les propos d’Hélène Bourhis et de Danis Bois tourne autour de la question de la dynamique fusionnelle.

Une fois encore, si celle-ci peut s’envisager comme péjorative, voire dangereuse dans le cadre d’une relation d’aide, que penser du champ de la relation amoureuse, terrain de prédilection de la fusion ?

Peut-il y avoir dynamique amoureuse sans fusion, ne serait-ce que temporairement ?

Est-t-elle une étape, le délice d’un temps et la calamité d’un autre ?

Nous prive-t-elle radicalement des possibles modalités de la présence à soi et de la présence à l’autre ?

Est-t-elle trop sauvage affectivement et émotionnellement pour cela ?

Les interrogations qui précèdent ont le mérite de nommer quelques-uns des enjeux qui se font jour au carrefour du rapport au sensible et de la relation interpersonnelle. Toutefois, soulignons que ces réflexions sont menées sur un mode « binaire ».

Ce mode encourage en quelque sorte la vision d’une antinomie entre, par exemple, la vie au contact de la présence du sensible et la vie amoureuse.

Il sera intéressant de voir en quels termes ces « tensions » entre rapport au sensible et expérience de la relation interpersonnelle signifiante sont évoquées par les participants de notre recherche.

Revenons à la notion de « liant », de « fond commun » au sein d’une rencontre entre deux personnes.

Nous sommes en droit de nous questionner, concernant la vie personnelle, sur l’expérience de la rencontre amoureuse, dans la mesure où celle-ci offre un réel unifiant : l’amour.

L’amour ne se présente-t-il pas en effet, au moins dans certains moments privilégiés, sous la forme d’une force qui relie ?

N’est-ce d’ailleurs pas à cela notamment que nous reconnaissons notre amour pour quelqu’un ?

Dans la rencontre amoureuse, qui n’a pas vécu cette envolée, cette dynamique qui crée de la vie et dilate le cœur au point de modifier le rapport à la distance, au temps, aux habitudes, à soi et à l’autre ?

Il sera bon d’interroger plus loin cet état si particulier que tant de personnes ont connu ou connaissent : l’état d’énamourement comme le nomme le psychosociologue Alberoni (2005).

Peut-être y a-t-il, dans cette force unifiante de l’amour, l’espoir d’une réconciliation entre relation amoureuse et rencontre des présences.

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