La circulation des cerveaux, Brain drain ou brain movement

6.2.4 « Brain drain» ou « brain movement » ?
Depuis quelques années, il semblerait que la conception circulatoire à pris le dessus sur une conception en terme de fuite des cerveaux dans les études sur les migrations scientifiques, bien que cette interprétation en terme de « brain movement » ne soit pas nouvelle. Ces approches tendent à montrer que la circulation, même dans une relation Nord-Sud asymétrique, peut être positive quand il n’y a pas flux unilatéral et définitif de l’un à l’autre et en citent des exemples. Ces auteurs reprochent à l’analyse traditionnelle de la fuite des cerveaux de correspondre à une conception bipolaire dépassée, car caractéristique de l’époque de la guerre froide et de la dialectique développement/sous- développement. « Le capital humain » et ses principes théoriques alors émergents, apportait aux idées d’exode des compétences des outils conceptuels.
Dans cette perspective il a été démontré que la mobilisation et l’expansion considérable des capitaux financiers et matériels dans des pays industrialisés attiraient certaines parties du capital humain, qui s’accumulaient dans le sud par les efforts d’investissement dans l’éducation et la formation. Cette théorie ne nous semble pas caduque aujourd’hui, même si elle s’est complexifiée à mesure que les centres-périphéries se sont diversifiés dans le monde (avec des pays du sud émergents notamment). La carte de la planète que nous pouvons peut dresser aujourd’hui est ainsi polycentrique. Les flux ne sont pas déterminés par un centre unique dans un tout totalement homogène, mais par plusieurs centres, qui ont chacun leur puissance, leur portée et leur intensité, au sein de sociétés hétérogènes.
Cette complexification de la pensée sur les mobilités professionnelles a aussi pris de la distance conceptuelle avec le déterminisme économique, pour accorder plus d’importance à l’influence des valeurs et des idéaux sur les orientations des flux. Ainsi dans les écrits de Philip G. Altbach notamment,102 cette conception multi-centrique des relations scientifiques et techniques internationales prend toute son ampleur, parallèlement à une analyse des flux qui semble cependant toujours organisée hiérarchiquement. En effet, certains pays sont toujours plus puissants que d’autres en matière de production, de diffusion et d’utilisation du savoir. Cette hiérarchie structure encore la mobilité des scientifiques et ingénieurs, mêmes s’il faut procéder à des analyses « en cascade » plus fines et particulières pour passer d’un niveau local à un niveau global. Nous pouvons, d’après notre enquête, distinguer quelques routes empruntées à un niveau très général : les diplômés italiens du sud se rendent au nord de l’Italie, remplaçant quelquefois ceux du nord de la péninsule qui émigrent en plus grand nombre vers le nord de l’Europe. Les jeunes français hautement qualifiés du sud se rendent souvent en Ile-de-France et les diplômés de la capitale s’expatrient en Amérique du Nord, notamment francophone. De même ces mêmes immigrés aident à contrebalancer l’exode des cerveaux du Canada vers les Etats-Unis par exemple. Bien sûr la réalité est plus complexe, moins mécanique et caricaturale, mais ceci permet d’illustrer quelques niveaux du système hiérarchique en place.

102ALTBACH (P.G), “Globalisation and the University: Myths and Realities in an Unequal World”, In tertiary Education and Management, Vol 10, n°1, march 2004

La remise en question des analyses en terme de « brain drain », n’est donc pas une remise en cause de l’absence d’équité au niveau des capacités attractives de diverses régions. Elle permet cependant de signifier que même à l’intérieur de la triade hégémonique (Amérique du Nord, Europe occidentale, Japon) et des pays considérés « en développement » existent des diversités, en terme de capacités attractives pour les diplômés du supérieur, pas toujours assimilables pour une même analyse. C’est aussi le constat que des pays envoient et reçoivent simultanément des « talents ». Nous ne pouvons pas aller cependant dans le sens de l’instabilité et l’imprévisibilité d’une circulation qui est devenue insaisissable. Il s’agit plutôt d’un « jeu de la chaise vide », mais les flux ne suivent pas les chemins du hasard. La cascade suit des canaux définis, qui donnent aux flux une orientation géopolitique, depuis les lieux les moins économiquement développés jusqu’à ceux les plus économiquement développés. Au sommet de la hiérarchie se situe le seul pays qui conserve un solde positif avec tous les autres en matière de bilan migratoire des professionnels qualifiés : les Etats-Unis d’Amérique. Nous pouvons donc conclure à l’instar de Meyer (JB), Kaplan (D) et Charum (J) que « même s’il n’y a plus de centre unique d’attraction ni de situation typiquement périphérique, le nouveau nomadisme des scientifiques et ingénieurs n’en reste pas moins nettement caractérisé par des relations asymétriques, soumises à l’incidence considérable de la puissance et de la richesse »103.
La mobilité étudiante et professionnelle contribue à attiser les inégalités déjà existantes par le phénomène d’exportation de richesses privées qui accompagne le migrant et des différences de salaires de plus en plus marquées, tant entre pays qu’à l’intérieur des pays. Nous avons vu que si cette circulation étudiante et diplômée est présenté fréquemment comme propice, elle est aussi souvent pensée comme inévitable. Du fait de l’internationalisation du marché du travail, elle semble échapper aux interventions des Etats. Pourtant les Etats nations, sont étroitement associés à ce processus. Les pays membre de l’UE, comme les Etats-Unis, encouragent implicitement ou explicitement depuis des décennies des formules et politiques d’immigration sélective. Lors de la campagne présidentielle française 2007, un des thèmes de campagne de l’UMP n’était-il pas « l’immigration choisie » ? Plus qu’un marché libre dont les mécanismes seraient laissés à eux-mêmes, le champ de la mobilité professionnelle est largement ouvert à la concurrence où les acteurs publics cherchent à attirer les « talents » potentiels sur leur territoire pour les amener à s’y installer de façon au moins temporaire, au mieux permanente.

103Op. cit. Meyer, Kaplan, Charum p 348.

Dans cette affaire, nous rappellent un grand nombre d’études géopolitique et sociologiques104, les acteurs publics travaillent en collaboration avec des compagnies privées, agences de recrutement et sociétés de chasseurs de têtes, qui ont pour objectif de fournir à leurs clients les compétences appropriées. L’actuelle mobilité étudiante et professionnelle n’est donc en rien la résultante de facteurs d’attraction et de répulsion détachés d’intermédiaires, de médiateurs et de rapports de pouvoir humain localisés. Même si certains acteurs de la mondialisation se plaisent à souligner leur entière liberté ou autonomie, beaucoup sont tributaires des conditions qui leur ont été offertes. De même, la variabilité de leur degré de manœuvre dépend en grande partie de leurs origines nationales et disciplinaires et par la suite du type de profession dans lequel ils se seront engagés.
Notre étude approfondie des trajectoires des Erasmus, qui ont choisi, à l’issu de leur séjour, de débuter une carrière à l’étranger, notamment académique, nous montre qu’effectivement ces étudiants ont été poussés à l’émigration par l’inégalité des conditions offertes, pour un même travail en Europe. Les jeunes chercheurs en formation (Phd candidates) se déplacent à l’intérieur de réseaux, préalablement construits, en fonction d’affinités sélectives entre établissements, enseignants-ch
ercheurs et d’intérêts pour des objets spécifiques. Les universitaires évoluent ainsi au sein de leurs réseaux ad hoc où les alliances cognitives et les contacts sociaux antérieurs sont essentiels. Dans d’autres secteurs (comme l’informatique) les sociétés de recrutement, les institutions de transfert spécialisées sont très présentes. Mais comment quantifier cette migration qualifiée ? Et quelle est la part de ceux parmi ces migrants professionnels qui ont participé préalablement à la mobilité étudiante institutionnalisée ? Comment les migrations étudiantes et professionnelles interagissent-elles et quelles en sont les conséquences ? Les réponses à ces questions n’ont rien d’évident. Les données quantitatives dont nous disposons sur les migrations qualifiées à l’échelle mondiale sont fragmentaires, mais nous permettent de repérer certaines tendances.

104Voir notamment : BENNER (C) CASTELLS (M), CARNOY (M) “Labor Markets and Employment Practices in the Age of Flexibility: A Case Study of SiliconValley” In International Labour Review Vol. 136, No. 1, 1997 ; Communication de Meyer au colloque international du mercredi 30 juin 2004 (Fuite ou circulation des cerveaux : de nouveaux défis)

Dénombrer et analyser les migrations « en col blanc »
Les estimations des migrations « en col blanc » provenant des ministères ou des ambassades notamment, vont toutes dans le sens d’une augmentation rapide du nombre de scientifiques et d’ingénieurs nés à l’étranger dans les pays du Nord de l’Europe et de l’Amérique. Mais l’augmentation du nombre d’immigrés hautement qualifiés est proportionnelle à la croissance des catégories professionnelles correspondantes, plus qu’elle n’intègre de nouveaux venus. Au sein de cette population très qualifiée, plus les professions sont liées à la recherche, plus le nombre de scientifiques et d’ingénieurs nés à l’étranger est élevé. La base de données SESTAT de la NSF105 (National Science Foundation) fait apparaître en 1997, 12% de personnes de nationalité étrangère parmi les professionnels hautement qualifiés, et surtout plus de 20% dans la recherche fondamentale (sans augmentation significative ces dernières années cependant). D’après ces études et données, en outre, le nomadisme actuel de la société de la connaissance (knowledge society), prend sa source bien plus en aval que nous le suggèrent les discours sur la nouvelle économie fondée sur les Technologies de l’Information et de la Communication. Par contre, les résultats des études diffèrent lorsqu’elles tentent de répondre aux questions suivantes : dans quelle mesure les diplômés du supérieur long se déplacent-ils réellement d’un lieu à l’autre ? N’ont-ils pas tendance à se fixer ? Etre de nationalité étrangère signifie-il toujours être mobile ?
Les réponses que nous apportons à ces questions reposent sur notre étude de cas, c’est-à- dire sur des itinéraires individuels. Il ressort de nos investigations que chez les populations expatriées existe une stabilité relative de résidence, ce qui n’exclue pas des déplacements de courte durée. Il semblerait que ces personnes, installées dans un pays où leur position sociale est enviable, se rendent fréquemment dans leur pays d’origine, mais bien souvent pour des raisons familiales, touristiques, parfois professionnelles pour tisser des liens de recherche dans le cas des universitaires. Nous sommes loin en tous cas de l’image de l’intellectuel libre de toute attache et en perpétuelle errance. Certains auteurs comme Meyer et Brown parlent de diasporas intellectuelles (ce qui signifie par l’étymologie même du mot grec diaspora, « dissémination »). La diaspora selon eux, introduit une logique nouvelle et originale dans les relations internationales. Elle prend quelques distances à la fois avec la conception centre-périphérie et avec la conception du système mondial. Nous ne les rejoignons pas pour autant lorsqu’ils affirment que « l’asymétrie entre le fort et le faible est partiellement effacée et ce dernier peut s’approprier la force du premier » 106. Cette conception part de l’hypothèse, non vérifiée, que les expatriés comme les acteurs de groupes professionnels nationaux veulent et peuvent mettre en place et poursuivre des initiatives collectives. Nous allons voir par notre étude de cas en France, en Italie, en Angleterre ce qu’il en est réellement de ces mouvements migratoires étudiants, qui pourraient porter les prémices d’une mobilité plus grande des professionnels et diplômés du supérieur.

105 SESTAT : The Scientists and Engineers Statistical Data System is a comprehensive and integrated system of information about the employment, educational and demographic characteristics of scientists and engineers in the United States. http://sestat.nsf.gov/

L’expérience de mobilité des étudiants ERASMUS
Les usages inégalitaires d’un programme d’«échange» Une comparaison Angleterre/ France/Italie
Thèse pour obtenir le grade de DOCTEUR EN SOCIOLOGIEO – UFR Civilisations et Humanités
l’Université AIX-MARSEILLE I & Università degli studi di TORIN

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