L’utopie du logiciel libre, le mouvement du free software

L’utopie du logiciel libre, la construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software

Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne

École doctorale de philosophie

CETCOPRA (centre d’étude des techniques, des connaissances et de pratiques)

Discipline : sociologie

Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1

L'utopie Du Logiciel Libre La construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software

L’utopie Du Logiciel Libre

La construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software

Présentée et soutenue publiquement le 12 janvier 2012 par :

Sébastien BROCA

Directeur de thèse :

Philippe BRETON,

professeur des universités.

Composition du jury :

Sylvie CRAIPEAU, professeure, Institut Telecom/TEM (rapporteur).

Serge PROULX, professeur titulaire, Université du Québec à Montréal (rapporteur).

Bernadette BENSAUDE-VINCENT, professeure des universités, Université Paris 1.

Christopher KELTY, professeur associé, Université de Californie à Los Angeles.

Titre : L’utopie du logiciel libre. La construction de projets de transformation sociale en lien avec le mouvement du free software.

Résumé

Dans le mouvement d’extension de la portée sociale du logiciel libre s’est constituée une utopie, qui constitue un pan de l’imaginaire politique contemporain.

Cette utopie s’étend désormais bien au-delà de son milieu socio-culturel d’origine (le milieu hacker), du fait des liens tissés entre « libristes » et défenseurs des « biens communs », du poids croissant de l’approche open source, et à proportion de l’intérêt suscité par le logiciel libre chez certains intellectuels critiques à partir de la fin des années 1990.

Reprenant l’idéal cybernétique de libre circulation de l’information, l’utopie du logiciel libre se présente comme une contestation de la vision néolibérale de la propriété intellectuelle, et comme une critique des formes d’organisation du travail caractéristiques du capitalisme industriel.

Elle se déploie en tant qu’« utopie concrète » (E. Bloch), mettant en jeu des pratiques de collaboration en ligne, des créations juridiques originales, et des formes de militantisme.

Elle embrasse un idéal d’auto- organisation de la société civile, fondé sur la valorisation d’un domaine d’activités sociales distinct tant de l’État que du marché. Elle est toutefois condamnée à demeurer en deçà de cet idéal, et reste par ailleurs toujours menacée par les séductions du mythe et les renoncements de l’idéologie.

Mots-clés : logiciel libre, Richard Stallman, hacker, open source, cybernétique, information, connaissance, general intellect, biens communs, propriété intellectuelle, utopie, idéologie, mythe.

Title : Free Software as Utopia. The Building of Social Change Projects in Relation to the Free Software Movement.

Abstract

The social significance acquired by free software has led to the constitution of a utopia, which is part of contemporary political imaginaries.

Its scope now reaches far beyond the sociocultural environment where it was born (the hacker world) : the principles of open source have appealed to many, free software supporters have linked to activists defending other types of « commons », and some critical theorists have shown deep interest for free software since the end of the 1990’s.

This utopia builds on the free flow of information ideal embraced by cybernetics, and shows deep criticism of the neoliberal vision of intellectual property as of the work organisations characteristic of industrial capitalism. It is a « concrete utopia » (E. Bloch), involving practices of online collaboration, original legal tools, and different types of activism.

It conveys an ideal of social self-organisation, and thus emphasizes the development of a sphere of activities independent both from the market and from the state. It is however condemned to fall short of its ideal, and is always threatened by the seductiveness of myth and by the renunciations proper to ideology.

Keywords : free software, Richard Stallman, open source, cybernetics, information, knowledge, hacker, general intellect, commons, intellectual property, utopia, ideology, myth.

Remerciements

NOTE SUR LES TRADUCTIONS :

Ce travail se fonde sur des sources en français, en anglais et – marginalement – en allemand. Pour les textes étrangers, j’ai en général utilisé la traduction française lorsqu’il en existait une.

Le nom du traducteur apparaît alors dans les indications bibliographiques, et les éventuelles modifications apportées au texte sont indiquées par la mention « traduction modifiée ». Lorsqu’il n’existait pas de version française ou que j’ai préféré travailler sur le texte original, j’ai traduit tous les passages utilisés.

Les références sont alors données dans leur langue d’origine, les citations étant systématiquement traduites par mes soins.

Eléments d’introduction

Prologue. Réhabiliter l’utopie

On ne peut imaginer de changement fondamental dans notre existence sociale qui n’ait d’abord projeté des visions utopiques comme une comète des étincelles.

F. Jameson

Comment penser l’utopie aujourd’hui ? Cette question ouvre à une série de problèmes à la fois historiques, philosophiques et sociologiques1.

Historiquement, l’utopie est, en tant que genre littéraire, profondément liée à la période moderne.

Ainsi le texte de Thomas More2, qui en constitue l’acte de naissance, « coïncide presque exactement avec l’avènement de la plupart des innovations qui semblent avoir défini la modernité (la conquête du nouveau monde, Machiavel et la politique moderne, L’Arioste et la littérature moderne, Luther et la conscience moderne, l’imprimerie et la sphère publique moderne) »3.

Dans la mesure où cette période historique est derrière nous, on peut se demander si l’utopie ne constitue pas une forme du passé.

En outre, le contexte actuel paraît peu propice à une résurgence de l’utopie, en tant que pensée d’un au-delà de la société existante, où les injustices et les antagonismes seraient enfin abolis. Un tel espoir s’est peut-être définitivement transformé en chimère, lorsque l’idée communiste a dû être confrontée à ses différentes incarnations historiques.

Notre époque semble donc être celle où « les élans et alternatives utopiques sont aussi étouffés et annihilés que possible »1, voire celle où l’utopie est devenue obsolète.

1 Ce prologue est une version augmentée et retravaillée de l’article suivant : Sébastien BROCA, « Comment réhabiliter l’utopie ? Une lecture critique d’Ernst Bloch », Philonsorbonne, vol. 6, 2011-2012.

2 Thomas MORE, L’utopie, traduit de l’anglais par Marie Delcourt, Paris, Flammarion, 1987.

3 Fredric JAMESON, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, traduit de l’anglais par Fabien Ollier et Nicolas Vieillescazes, Paris, Max Milo Éditions, 2007, p. 24

La difficulté est aussi philosophique. Dans ce champ, l’utopie a fait l’objet de plusieurs tentatives de conceptualisation, la plus imposante étant sans nul doute l’œuvre d’Ernst Bloch. Celle-ci a été la cible de critiques vigoureuses, notamment de la part d’Hans Jonas.

Le principe responsabilité2 se présente ainsi comme une tentative de réfuter la philosophie blochienne, mais il s’agit également d’une attaque contre la pensée utopique en général, accusée d’être tout à la fois irréaliste et dangereuse.

La validité philosophique et la pertinence politique du concept d’utopie s’y trouvent ainsi dénigrées de concert. Il ne semble guère possible d’ignorer ces objections. La question est de savoir si elles peuvent être dépassées, et si oui comment.

Dans le cadre du présent travail, l’enjeu de cette discussion est toutefois sociologique avant d’être philosophique.

Il s’agit de forger un concept d’utopie satisfaisant sur le plan théorique, mais surtout de voir dans quelle mesure celui-ci pourrait être utile pour analyser et mettre en perspective certaines réalités contemporaines.

L’objet de nos recherches est ainsi le mouvement du logiciel libre (free software) et un certain nombre de phénomènes qui lui sont intimement liés : la naissance d’une économie de l’open source; l’essor de pratiques de collaboration en ligne ouvertes et distribuées (Wikipédia par exemple); la contestation du régime mondial de la propriété intellectuelle et la constitution d’un mouvement international des « biens communs » (commons); le développement d’une pensée de gauche liant le caractère « immatériel » du nouveau capitalisme à des possibilités renouvelées d’émancipation.

Notre hypothèse est qu’il s’est créé en lien avec le mouvement du logiciel libre, et à partir des réalisations et des revendications que celui-ci a développées dans le domaine informatique, une utopie de portée plus générale.

Il s’agit donc d’appréhender le logiciel libre et ses phénomènes connexes comme une forme d’actualisation de la pensée et de la création utopiques.

Avant de creuser cet aspect sociologique, il importe de déblayer, autant que faire se peut, les terrains historique et philosophique. Peut-être arrivera-t-on ainsi à saisir en quel sens il demeure aujourd’hui, malgré les restrictions susmentionnées, pertinent d’user du concept d’utopie.

Il sera alors temps de voir dans quelle mesure ce concept peut être appliqué à notre objet d’étude.

Quelque chose se termine

Les années ayant suivi la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’URSS furent celles du triomphe de fait du capitalisme mondialisé et des démocraties libérales.

1 Ibid., p. 279.

2 Cf. Hans JONAS, Le principe responsabilité, traduit par Jean Greisch, Paris, Flammarion, 2008.

L’écroulement du bloc communiste mit fin à près d’un demi-siècle de guerre froide, et survint au terme d’une décennie marquée par la conversion des États occidentaux aux politiques néo-libérales. La déréglementation financière, les privatisations, le contrôle de l’inflation, la lutte contre le pouvoir des syndicats et la réduction des dépenses du Welfare State marquèrent ainsi une rupture nette avec le keynésianisme et le compromis social de l’après-guerre.

L’effondrement du régime soviétique s’inscrivit aussi dans le cadre de changements économiques et techniques profonds dans les pays du Nord : développement des technologies de l’information et de la communication, déclin de l’emploi industriel au profit du secteur des services, entrée dans une nouvelle phase de la globalisation libre-échangiste.

Ces bouleversements semblaient manifester le dépérissement du « vieux monde ». La fin de la guerre froide fut ainsi comme l’aboutissement historique de la conviction, exprimée depuis quelque temps déjà, selon laquelle quelque chose d’important se terminait, quand bien même la caractérisation de ce qui s’achevait pouvait prêter à débat.

Certains avaient ainsi annoncé dès les années 1960 la fin de l’âge industriel issu de la révolution du même nom, et le passage à une société présentée comme « postindustrielle »1. Chez Daniel Bell, cette analyse économique s’accompagnait de la conviction que les antagonismes politiques et sociaux étaient voués à décliner, en vertu d’une « fin des idéologies »2.

D’autres penseurs théorisèrent ensuite l’épuisement de la modernité – définie à la fois comme manière générale de se rapporter au monde, ensemble technologique et réalité politico-institutionnelle – et son remplacement par une « postmodernité »3.

Puis dans l’ivresse née de la chute des régimes « communistes », on en vint même à (re)parler de « fin de l’histoire », formule dont le caractère péremptoire assura sans nul doute le succès.

Popularisée par Francis Fukuyama4, cette thèse révélait surtout que la victoire de fait du capitalisme mondialisé s’accompagnait de son triomphe idéologique.

La « fin de l’histoire » constituait ainsi une manière frappante de proclamer la supériorité des démocraties représentatives occidentales et du capitalisme néolibéral sur toute autre forme de création politique et sociale. En cela, les idées de Francis Fukuyama étaient exemplaires du climat intellectuel de l’époque.

Elles faisaient écho au célèbre « il n’y a pas d’alternative » de Margaret Thatcher, et tendaient à faire de l’échec des alternatives socialistes et communistes une nécessité historique.

Comme le synthétisa a posteriori George Friedman dans un article pour l’International Herald Tribune, « l’idéologie du nouvel ordre mondial posait qu’il n’y avait plus de lieux différents, que tous les gens raisonnables se comportaient de la même manière »1.

1 Cf. Daniel BELL, The Coming of Post-Industrial Society. A Venture in Social Forecasting, New York, Basic Books, 1973; Alain TOURAINE, La société post-industrielle. Naissance d’une société, Denoël, Paris, 1969.

2 Daniel BELL, The End of Ideology, The Free Press, New York, 1960.

3 Cf. Jean-François LYOTARD, La condition postmoderne, Paris, Les Éditions de Minuit, 1979.

4 Francis Fukuyama développa pour la première fois cette thèse en 1989 peu avant la chute du mur de Berlin, d’abord dans une conférence puis dans un article publié par la revue The National Interest, alors dirigée par Irving Kristol (Francis FUKUYAMA, « The End of History ? », The National Interest, n°16, été 1989, p. 3-18).

L’écroulement du bloc de l’Est donna à ses idées un retentissement considérable, ainsi qu’une apparence de plausibilité.

Francis Fukuyama ne prétendait pas qu’il ne se produirait plus d’événements à la surface du globe (ce qui aurait été simplement stupide), mais que l’histoire était en train de conduire la plus grande partie de l’humanité vers la démocratie libérale, présentée comme le régime idéal sur le plan des principes.

Cette évolution était selon lui étroitement corrélée au triomphe du libéralisme économique, en vertu du principe (qui ne cessera ensuite d’être repris par les chantres de la « mondialisation heureuse ») qu’« une révolution libérale dans la pensée économique a toujours accompagné […] l’évolution vers la liberté politique dans le monde entier » (Francis FUKUYAMA, La fin de l’histoire et le dernier homme, traduit de l’anglais par Denis-Armand Canal, Paris, Flammarion, 1992, p. 14).

Les thèses de Francis Fukuyama étaient donc incompatibles avec toute forme d’utopisme, dans la mesure où elles posaient comme impossible la pensée (sans même parler de la réalisation) d’un régime plus désirable que la démocratie libérale.

On notera toutefois que ce rejet de l’utopie n’a pas été partagé par l’ensemble des penseurs libéraux du XXe siècle.

Friedrich Hayek, pourtant rarement présenté comme le critique le plus féroce de l’ordre institué, écrivait ainsi : « Nous devons être en mesure de proposer un nouveau programme libéral qui fasse appel à l’imagination.

Nous devons à nouveau faire de la construction d’une société libre une aventure intellectuelle, un acte de courage.

Ce dont nous manquons, c’est d’une Utopie libérale, un programme qui ne serait ni une simple défense de l’ordre établi, ni une sorte de socialisme dilué » (Friedrich HAYEK, « The intellectuals and socialism », The University of Chicago Law Review, vol. 16, n°3, printemps 1949, cité par Serge HALIMI, Le grand bond en arrière, Paris, Fayard, 2006, p. 586).

Dans ce cadre, la notion d’utopie semblait reléguée aux oubliettes de l’histoire, ou au mieux réservée à quelques rêveurs inconséquents. Si elle avait pu connaître un certain succès avec les mouvements des années 1960 – leur invocation de l’imagination et leur refus de l’ordre établi –, la victoire des démocraties libérales par abandon de l’adversaire paraissait lui promettre une éclipse prolongée.

Elle ne pouvait se trouver que délaissée et discréditée, dans la mesure où toute perspective de changement social radical était renvoyée tout à la fois à une impossibilité de fait et à une dangerosité de droit.

Cela ne manquait pas de réjouir certains, qui se félicitaient que l’utopie soit « de nouveau patibulaire »2. Les abominations du communisme réel et son pathétique écroulement final avaient en effet profondément déconsidéré tout au-delà de la société existante, et le capitalisme libéral avait saturé l’espace au point de brider – ou du moins de marginaliser – toute pensée d’un lieu autre.

François Furet concluait ainsi Le passé d’une illusion en affirmant que « l’idée d’une autre société [était] devenue presque impossible à penser », et que nous étions désormais « condamnés à vivre dans le monde où nous vivons »3.

1 George FRIEDMAN, « Russian economic failure invites a new stalinism », International Herald Tribune, 11 septembre 1998, cité par Serge HALIMI, op. cit., p. 15.

2 Gilles LAPOUGE, « Postface. Utopie 1990 » in Gilles LAPOUGE, Utopie et civilisation, Paris, Albin Michel, 1990, p. 269.

3 François FURET, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Paris, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995, p. 572.

Depuis quelques années, il se pourrait que le contexte intellectuel ait quelque peu changé.

L’approfondissement de la crise écologique et l’incapacité des gouvernements en place à y faire face, les conséquences sociales désastreuses des excès du capitalisme financier, l’instabilité politique persistante de nombreuses régions du monde ont – entre autres phénomènes – remis en cause l’évidence de la désirabilité du capitalisme néolibéral, et quelque peu entamé le crédit des instances politiques censées en assurer la « gouvernance ».

La crise, commencée à l’automne 2008 aux États-Unis, a ainsi brutalement mis en lumière les gigantesques dysfonctionnements du système, mais aussi sa capacité à se perpétuer malgré tout, moyennant des changements plus cosmétiques que structurels.

Le climat intellectuel, à défaut de la réalité sociale effective, s’en trouve aujourd’hui modifié par rapport à la situation qui était celle des années 1990.

En témoignent un certain renouveau de la pensée critique1, l’émergence de courants en rupture avec les significations centrales du capitalisme néolibéral (la décroissance par exemple) et de nouvelles formes de mobilisation, dont les « indignés » européens et le mouvement Occupy Wall Street fournissent des illustrations récentes.

L’imagination politique retrouve ainsi un semblant de vigueur, et ceux qui moquaient naguère l’ambition de construire une société différente en viennent parfois à appeler de leurs vœux l’élaboration de nouveaux modèles sociaux en rupture avec le « tout marchand ».

À la faveur des multiples crises contemporaines (crises écologique, sociale, économique, de la représentation, du sens, etc.), on redécouvre l’évidence qu’il ne peut y avoir d’état stable et définitif de la société, et qu’il est peut-être urgent de penser d’autres devenirs que celui qui résulterait de la poursuite d’une trajectoire d’inertie.

Une pensée de la bifurcation historique semble ainsi redevenir d’actualité, et l’idée d’une transformation sociale majeure apparaît à nouveau digne d’être considérée, à supposer qu’elle ait un jour vraiment cessé de l’être.

Un espace semble dès lors se rouvrir pour la création utopique, espace que la chute du communisme et le discrédit projeté par celui- ci sur tout projet de rupture avec l’ordre social institué avait provisoirement fermé.

Quelque chose s’est donc terminé. Mais cette fin n’est plus un aboutissement, c’est une exhortation à inventer autre chose.

1 Ce renouveau est à tempérer dans la mesure où il est largement passé par les succès d’auteurs (Alain Badiou, Antonio Negri, Jacques Rancière) qui n’en étaient pas à leur coup d’essai.

Il s’est néanmoins matérialisé par un regain de vitalité de l’édition indépendante et engagée.

Citons par exemple Raisons d’agir (1996), Agone (1997), La Fabrique, Exils (1998), Max Milo (2000), Amsterdam (2003), Les Prairies ordinaires (2005), ou encore Lignes (2007).

On pourra aussi mentionner les revues Multitudes, Vacarme, Mouvements, Lignes, Contretemps ou encore Agone. Cf. Pierre RIMBERT, « La pensée critique dans l’enclos universitaire », Le Monde diplomatique, n° 682, janvier 2011.

Concernant le renouveau des pensées critiques, on consultera avec profit l’ouvrage suivant : Razmig KEUCHEYAN, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Paris, La Découverte, Zones, 2010.

Sommaire

Elements d’introduction
Prologue. Réhabiliter l’utopie
Introduction. La libre circulation de l’information comme idéal utopique
Qu’est-ce qu’un logiciel libre ?
L’extension de la portée du logiciel libre
Premiere partie. Le logiciel libre entre utopie, mythe et ideologie
Chapitre 1. Richard stallman : hacker et utopiste
Chapitre 2. Idéologie ou utopie ?
Chapitre 3. La mythologie de la collaboration distribuée
Chapitre 4. Pratiques et idéologie
Chapitre 5. Extension du domaine de la lutte
Deuxieme partie. L’influence politique et intellectuelle
Chapitre 7. Prodiges et vertiges de l’information
Chapitre 8. Le récit du general intellect
Chapitre 9. Le récit des biens communs
Conclusion

L’utopie comme fiction

Dire qu’une transformation sociale importante redevient pensable n’équivaut cependant pas nécessairement à réhabiliter l’utopie. Celle-ci est avant tout un genre littéraire, créé par Thomas More en 1517.

Dans cet ouvrage fondateur, elle se présente comme un « nulle part », comme une île n’ayant aucune localisation réelle.

Elle semble n’être qu’une fiction. Est-il donc pertinent d’en faire un outil de réflexion historique et politique ? L’utopie ne relèverait-elle pas exclusivement du domaine propre à la littérature, domaine sans lien avec la réalité ?

Ainsi formulée, l’objection est assez facile à écarter. D’une part, il est loin d’être évident que le champ de la fiction soit absolument coupé du réel, et dénué de toute efficace socio-politique.

D’autre part, le terme « utopie » a depuis longtemps cessé de désigner exclusivement un genre littéraire, pour acquérir dans le langage courant un sens bien plus large.

Il n’est de surcroît pas interdit d’altérer le sens des mots pour en enrichir la signification, et il est permis de penser que la vie des concepts est indissociable de ces passages d’un domaine de l’activité humaine à l’autre.

L’objection devient plus redoutable, si on ne la pose plus en termes de champs disciplinaires (la littérature par opposition à la réflexion politique), mais sous l’angle de l’irréalité et de l’irréalisme fonciers de l’utopie.

Si celle-ci est à proprement parler un « non-lieu » (u- topos), qui n’existe pas et ne peut advenir, en quoi est-elle susceptible de nous aider à penser le devenir historique ?

Une appréhension étymologiquement rigoureuse de l’utopie incline en effet à la définir comme un refuge hors du monde.

Elle est alors l’aboutissement d’un basculement dans l’« imaginaire », en tant que ce dernier serait l’antithèse rigoureuse de la réalité. Elle ne constitue plus alors que le contrepoint, fictif et illusoire, d’un réel « totalement saturé, c’est-à-dire n’offrant aucune ouverture, aucune issue vers un horizon différent »1.

Dans cette mesure, elle se dissocie de toute visée de transformation des conditions sociales effectives, pour se confondre avec la liberté offerte à chacun de s’éloigner du monde par la pensée et l’imagination.

1 Yves Charles ZARKA, « Il n’y a plus d’ailleurs », Cités, P.U.F., 2010/2, n° 42, p. 3-7, en ligne : www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=CITE_042_0003 (consulté le 14/11/2011).

Selon l’auteur, c’est là le sens de l’utopie de Thomas More, qui se comprend comme la recherche d’un ailleurs, afin de fuir une situation historique vécue comme sans-issue :

« On comprend donc pourquoi l’utopie en ce sens n’est pas politique : elle ne comporte aucune réflexion sur les moyens de parvenir à la fin pourtant recherchée. […]

C’est en somme ici ou ailleurs. Ne pouvant accepter les lois immorales et injustes qui déterminent la politique ici, Thomas More a pensé dans l’Utopie, l’ailleurs » (Ibid.).

Cela explique que l’utopie ait souvent été stigmatisée aussi bien par la pensée conservatrice que par la pensée progressiste et révolutionnaire.

En effet, dès lors qu’on fait de l’irréalisme son principal attribut, elle ne peut être qu’un concept polémique, ayant pour fonction de discréditer des adversaires politiques.

On sait ainsi que le fait de désigner comme « utopiques » des idées radicales est une manière éprouvée de les disqualifier, et de couper court à toute discussion.

On rappellera également que le marxisme n’a pas hésité à dénoncer l’irréalisme du « socialisme utopique ». En s’auto- désignant comme « science », il ne pouvait en effet que considérer l’utopie comme une forme d’« idéologie », c’est-à-dire comme une approche inadéquate, car non scientifique, du devenir historique 1.

Réciproquement, la critique anarchiste et libertaire a pu fustiger l’utopisme centralisateur et autoritaire des marxistes, c’est-à-dire leur volonté déraisonnable d’imposer – éventuellement par la force – une société parfaite, laquelle ne saurait exister dans le monde réel 2.

Cette méfiance envers la notion d’utopie se retrouve chez plusieurs penseurs radicaux du XXe siècle, selon qui elle est fondamentalement impropre à désigner une visée de transformation concrète de l’ordre social existant.

Chez Herbert Marcuse, elle qualifie ainsi « des projets de transformation sociale qu’on tient pour impossibles »3.

Cette impossibilité n’est pas vue comme contingente et provisoire – parce que les conditions sociales ne sont pas « mûres » –, mais comme absolue et définitive, en ce que l’utopie contredirait « des lois scientifiques réellement constatées et constatables »4.

Cornelius Castoriadis adopte une position tout à fait analogue, en présentant le terme d’utopie comme « mystificateur », dans la mesure où il désigne à proprement parler « quelque chose qui n’a pas et ne peut pas avoir lieu »5.

Utiliser la notion d’utopie pour penser le devenir social et historique expose ainsi à une objection de taille : si l’utopie n’exprime que des rêveries chimériques et exclut toute possibilité de réalisation, comment pourrait-elle être un outil pour appréhender le monde réel ?

1 Cf. Friedrich ENGELS, Socialisme scientifique et socialisme utopique, traduit de l’allemand par Paul Lafargue, Paris, Les Éditions sociales, 1950.

2 Cf. Fredric JAMESON, Archéologies du futur. Le désir nommé utopie, Paris, Max Milo, 2007, p. 14.

3 Herbert MARCUSE, La fin de l’utopie, traduit de l’allemand par Liliane Roskopf et Luc Weibel, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1968, p. 8.

4 Ibid. p. 9. Dans Eros et civilisation, Herbert Marcuse parle similairement du « no man’s land de l’utopie » et écrit ensuite : « Si l’on oriente la construction d’un développement instinctuel non-répressif non pas vers le passé sub-historique, mais vers le présent historique et la civilisation avancée, la notion même d’utopie perd son sens » (Herbert MARCUSE, Eros et civilisation, traduit de l’anglais par Jean-Guy Nény et Boris Fraenkel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1963, p. 135-136).

5 Cornelius CASTORIADIS, Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005, p. 17.

Pour citer ce mémoire (mémoire de master, thèse, PFE,...) :
Université 🏫: Université Paris 1 Panthéon/Sorbonne - École doctorale de philosophie
Auteur·trice·s 🎓:
Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY

Philippe BRETON, & Sylvie CRAIPEAU & Serge PROULX & Bernadette BENSAUDE-VINCENT & Christopher KELTY
Année de soutenance 📅: Thèse pour l’obtention du grade de docteur de l’Université Paris 1 - 12 janvier 2012
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