Identifications a-territoriales, références multi-territoriales et séjour Erasmus

Identifications a-territoriales, références multi-territoriales et séjour Erasmus

4.2.3 Identifications a-territoriales et références multi-territoriales

Pour comprendre la dynamique des cercles européens, une exploration de la notion d’identité et de ses corollaires (formes, figures identitaires…) est nécessaire. Nous nous référerons ici principalement à l’ouvrage de Claude Dubar77 sur la socialisation, de Jean- Pierre Warnier78 sur la culture et des critiques de Jean-François Bayart 79. Il est à noter que les termes d’identité et culture sont souvent employés de pair, (langue et culture sont au cœur des phénomènes d’identité).

Nous nous attacherons de manière plus générale, dans la troisième partie de cette thèse aux conséquences de la rencontre des cultures dans un enseignement supérieur Européen diversement sélectif. Nous allons ici, pour mieux les appréhender, nous intéresser à la notion d’identité, car elle rencontre un succès croissant dans le champ des sciences sociales. Depuis les années soixante-dix, elle a connu nombre de définitions et de réinterprétations.

L’identité est définie par Jean-Pierre Warnier, comme « l’ensemble des répertoires d’action, de langue et de culture qui permettent à une personne de reconnaître son appartenance à un groupe social et de s’identifier à lui. » Mais l’identité dépend-elle seulement de la naissance ou des choix opérés par les sujets ?

Pour Jean-François Bayart, il n’y aurait pas d’identité naturelle qui s’imposerait à nous par la force des choses, il n’y aurait que des stratégies identitaires, rationnellement conduites par des acteurs identifiables. L’identité ne relèverait-elle que de l’imaginaire ? Bien que nous puissions effectivement dire que la production des identités traduit un rapport à l’autre autant qu’un rapport à soi, dans le champ du politique et des rapports de pouvoir, les groupes peuvent assigner une identité aux individus. Ces remarques permettent de saisir qu’il est sans doute plus pertinent de parler d’identification que d’identité et que l’identification est contextuelle et fluctuante.

Un même individu peut assumer des identifications multiples qui mobilisent différents éléments de langue, de culture en fonction du contexte et de ses intérêts. Néanmoins, comme nous l’apprend l’expérience des étudiants Erasmus, les individus ne peuvent perdre leurs langues, leurs habitudes alimentaires, leurs répertoires d’action par simple volonté, pour se fondre parfaitement dans une autre entité socioculturelle au gré des rapports de force. De multiples exemples sont exposés par ces étudiants lorsqu’ils s’étonnent, lorsqu’ils commentent l’action d’autrui et lorsqu’ils mettent en place leur propre activité.

77 DUBAR (C), La socialisation : Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 1991

78 WARNIER (JP), La mondialisation de la culture, Ed. la Découverte, 1999 (JF), L’illusion identitaire, Fayard, 1996

79 BAYART (JF), L’illusion identitaire, Fayard, 1996

Ainsi les identifications, constituent des configurations socialement pertinentes et subjectivement significatives de nouvelles catégorisations indigènes, permettant aux individus de se définir eux-mêmes et d’identifier autrui.

La présence de cercles Erasmus ne peut faire oublier que les étudiants retournent dans leurs familles dans les laps de temps qui séparent les diverses mobilités transnationales. C’est pourquoi, il est intéressant de citer la relecture des mythes grecs de François Péron80.

Il montre qu’ils fonctionnent sur le mode de la « complémentarité des oppositions (1 et 2)»81. Les grecs de l’Antiquité, nous dit-il, avec les figures opposées de Hestia au foyer et de Hermès en voyage, ont montré depuis longtemps que l’espace des hommes « fonctionne » sur le mode binaire de l’ancrage au foyer et de l’ouverture au voyage et qu’il existe bien un invariant anthropologique, au delà des spécificités attachées aux différentes catégories de migrants.

D’un côté, dans les discours étudiants, on peut en effet voir l’espace clos du pays, de la région, de l’université dont on est issu, celui tangible des odeurs, des couleurs, des bruits qui vous parlent. Ces lieux demeurent pour ces étudiants durant leurs périples, le point fixe qui attend, le lieu du repli possible à tout moment, qu’il faut donc conserver. De l’autre côté, l’espace illimité de l’ouvert, à aborder, à explorer, à conquérir. Dans un premier temps, il se présente davantage sous forme d’itinéraires, que d’étendues.

C’est une réserve d’espace qui libère l’individu des contraintes du territoire clos et fonde l’espoir d’un monde différent, il renferme aussi potentiellement des champs du possible à construire et à aménager et donc de nouvelles contraintes et de nouveaux itinéraires d’ouvertures à inventer. Le système, nous dit encore François Péron, se développe en boucles ouvertes et se recompose à chaque génération, à chaque départ. Chez les étudiants Erasmus le premier espace a tendance à perdre de l’importance. Ceci ne s’accompagne-t-il pas de recompositions d’espaces spécifiés, de créations plus ou moins imaginaires du pôle manquant ?

80 PERON (F), Sortir d’une vision nostalgique, In KNAFOU (R) et al. La planète « nomade ». Les mobilités géographiques d’aujourd’hui. Ed.

81 Idem Page 205

Tout d’abord, à la lecture des textes et discours étudiants, il semblerait que la disparition des attaches concrètes aux territoires soit une utopie. Les étudiants Erasmus expriment bel et bien un sentiment plus ou moins fort d’appartenance à des territorialités ou des entités spécifiques.

Comme le met en avant Ainhoa De Federico, les identifications exclusives à des entités supranationales, européennes ou internationales sont inexistantes, elles s’accompagnent d’une identification à des territoires régionaux ou nationaux selon les traditions propres à chaque état-nation. Dans l’analyse des réseaux d’identification de Ainhoa De Federico, l’éventail des citations de territoire allait de 0 à 16 (Par niveau, il allait de 0 à 8 villes, de 0 à 4 régions, de 0 à 8 pays et de 0 à 3 autres territoires).

En moyenne, les répondants avaient cité près de trois localités, près de 2 pays et un peu plus d’une région. Un tiers avait cité l’Europe et un sur dix avait mentionné d’autres territoires (le monde, la Scandinavie, la Méditerranée, la mer, les Alpes…). Ainhoa De Federico nous apprend ainsi que le modèle d’identification multiple est majoritaire chez les étudiants Erasmus : 62% des répondants combinent plusieurs territoires, alors qu’environ 1/5 ne s’identifient ni à un pays, ni à l’Europe82.

Elle constate aussi que l’Europe n’est jamais mentionnée sans qu’il y ait une référence à au moins un pays. L’identification au pays n’est pas contradictoire à une identification à l’Europe. Au contraire, cette dernière semble s’appuyer sur des identifications nationales préexistantes. L’intensité des identifications aux communautés non territoriales est, ensuite, très forte chez les étudiants Erasmus; il s’agit de la famille en premier lieu, des amis, de la culture et enfin de la discipline. Ainhoa De Federico les regroupe dans une première catégorie par ordre d’importance pour les étudiants Erasmus83.

Dans les extraits d’entretiens suivants, nous voyons que s’imbriquent et se combinent les identifications, de manière assez indépendante cependant des lieux par lesquels les étudiants Erasmus pensent qu’ils passeront. Les contraintes professionnelles jouent à ce niveau un grand rôle. Choisir sa demeure en fonction de son sentiment d’appartenance à un milieu est le privilège de ceux dont les difficultés d’insertion professionnelle sont amoindries par la sélectivité de leur système d’enseignement supérieur. Dans ces extraits,

Aurélie, française d’origine espagnole, après s’être exprimée sur ses préférences territoriales qui se situent entre l’Espagne et la France, évoque les « contraintes du travail ». Ana, italienne, décrit les « qualités » de son pays, mais indépendamment de la question d’une future migration, qui est, selon elle aussi, dépendante des conditions de travail qui lui seront offertes. Quant à Jack, anglais d’origine hollandaise, il n’énonce que la Hollande, en dehors de l’Angleterre, comme destination possible d’une éventuelle émigration, du fait de la proximité culturelle entre ce pays et le sien :

« […]Bon, j’aime mon pays, mais c’est clair que j’aimerais travailler là-bas. Si un jour j’en ai l’opportunité, je prends mes valises et je déménage. Mais je suis bien dans ce pays aussi et je suis bien dans un pays hispanisant, en Espagne, qui appartient à l’Europe, donc je me dis que finalement je n’incarne pas, mais bon, je suis une bonne européenne finalement. Parce que bon, j’aime l’Espagne, j’aime la France, j’aime aussi un peu les pays autour ! (Rire) on ne peut pas dire non, mais c’est assez entre France et Espagne que je me situe ! j’ai plus un esprit méditerranéen finalement. Le Sud, c’est le sud quoi. Bon après pour les contraintes du travail, on ira où il faut, mais après c’est sûr que mes goûts et mon cœur sont ici ».

Aurélie, 21 ans.

82 L’identification à aucun territoire rend compte de 18% des cas, le modèle qu’elle qualifie d’unique peut rendre compte de 20% des cas (ceux qui s’identifient à un et un seul pays, car aucun répondant s’identifie à l’Europe sans mentionner aussi un pays). Le modèle hiérarchique combinant pays et Europe, peut expliquer 10% des cas.

83 De Federico op. cit p.173 La langue et la nationalité constituent la seconde catégorie et les idées politiques, les mouvements sociaux et la religion constituent la troisième.

« Les différences me rendent curieuse, donc.. Il y a aussi l’idée d’entrer en contact avec des cultures différentes, peut-être celles d’autres pays européens, mais aussi non-européens, je n’ai pas de difficulté particulière, à part qu’évidemment en Allemagne, ce n’est pas qu’il n’y ait pas de différences… elles existent, mais plutôt, elles me rendent curieuse, elles ne m’ont pas créé de problèmes de ce point de vue, même si je me sens italienne à 100%.

Je me suis rendu compte que… plus je suis à l’étranger, plus j’ai envie de critiquer… Les italiens en général s’autocritiquent beaucoup, leur pays, il n’y a jamais rien qui va, tout… En vérité je suis allée à l’étranger et j’ai apprécié, ça a été plus clair que ça me plait… Si je dois donner une qualité à l’Italie, c’est la liberté absolue pour plein de choses, que je n’ai pas trouvée par exemple en Allemagne.

Un italien a plein de défauts, mais il a un cœur énorme en général et puis il y a de la fantaisie dans tout ce qu’il fait, tandis qu’en Allemagne par exemple, c’était un peu lourd, le fait de devoir toujours respecter les règles obligatoirement. C’est sûr, c’est plus ordonné, mais après, c’est vraiment ennuyeux, parce que ça ne laisse pas de place a l’individualité d’une personne.

Donc tu veux vivre en Italie

Ça je ne sais pas. Je n’ai pas d’idée précise pour le moment… Mais ça ne me poserait pas de problèmes, collaborer, faire un travail ou vivre à l’étranger, ça dépend un peu de ce qui se passera, si j’ai une famille ou qui sait quoi, pour le moment… Sincèrement s’ils me proposaient d’aller un an à l’étranger, j’accepterais volontiers selon les conditions, mais pour le moment je ne me vois pas dire je vivrai en Italie ou à l’étranger. Ça dépend des conditions.

Ana, 23 ans84

Tu dis « passer quelques mois en Italie », mais est-ce que tu penses chercher un travail à l’étranger?

Je pourrais, mais pas pour une très longue période. Donc. J’aimerais passer quelques mois en Italie, mais je ne veux pas passer des années ou ma vie, non. Je pense que le seul pays où je me vois vivre, à part le Royaume-Uni, c’est la Hollande.

J’aimerais aller… Je sais que c’est dur d’aller quelque part seulement pour quelques mois, parce que c’est dur de trouver un logement, de s’intégrer… mais ce que j’aimerais faire, c’est… jeune chercheur « visiting student » dans quelques universités pour quelques mois, mais j’aimerais rentrer en Angleterre pour le moment de toute façon.

En fait, maintenant je connais assez bien la France, la Hollande, l’Italie, comme tout le monde je suppose… j’aime la Hollande, je trouve que c’est très facile de vivre en Hollande, je n’ai pas de difficultés à m’intégrer dans ce genre de « culture », mais beaucoup de gens ne peuvent pas parce que si tu ne parles pas la langue, c’est très dur de… En quelque sorte, c’est assez ressemblant au Royaume-Uni, en fait, en quelque sorte, c’est plus libéral, tu sais, la drogue etc. Mais les gens eux-mêmes sont assez conservateurs. Donc, le pays est assez libéral, mais les gens individuellement sont plus au moins comme les Anglais.

Jack 24 ans85

84 “Le differenze mi incuriosiscono tantissimo, quindi, c’è anche l’idea di entrare in contatto con culture diverse, forse con quelle di altri paesi dell’Europa, ma anche, extra-europei, non ho difficoltà di alcune genere, a parte che appunto in Germania, non è che non ci sono delle differenze… ci sono, ma più che altro mi incuriosiscono, non mi hanno creato problemi da questo punto di vista, anche se mi sento italiana al 100%.

Mi sono resa conto che… più sono all’estero, più mi viene da criticare… gli Italiani in generale criticano molto se stessi, il proprio paese, non c’è mai niente che va bene, tutto… In realtà sono andata all’estero e ho appezzato, è stato più chiaro che mi piace.. se devo dire una qualità che mi piace dell’Italia è che c’è una libertà assoluta su un sacco di cose che per esempio in Germania non ho trovato. Un italiano ha un sacco di difetti pero ha un cuore enorme in generale e poi c’è fantasia in tutto quello che si fa, mentre in Germania ad esempio era un po’ pesante il fatto di dover sempre stare nelle regole per forza. Sicuramente è più ordinato, ma dopo un po’ è decisamente noioso, perché non lascia spazio all’individualità di una persona. Quindi vuoi vivere in Italia…

Questo non lo so. Non ho un’idea precisa per il momento… ma non mi creerebbe nessun problema collaborare fare un lavoro o vivere all’estero, dipende un po’ da che cosa succederà, se ho una famiglia o chissà che cosa, per il momento. Sinceramente se mi proponessi adesso di andare un anno fuori accerterei volentieri secondo le condizioni, pero adesso non mi prefiggo di dire vivrò in Italia o all’estero. A seconda delle condizioni. »

85 You said “ spend a couple of months in Italy”, but did you think about looking for a job abroad?

I would do, but not for a very long period of time. So. I’d like to spend a few months in Italy, but I won’t spend years or of my life, no. I think the only country I could see myself living in, apart from the UK, is Holland. I would like to go… I know it is hard to go somewhere only for few months, because it is hard to find accommodation, to integrate… But what I’d like to do is… research visiting students in some universities for a few months, but I’d like to come back to England for the moment anyway. I mean now I know quite well France, Holland, Italy, as anyone I suppose… I like Holland, I find it very easy to live in Holland, I didn’t have difficulties to integrate in that kind of “culture”, but most of the people can’t because, if you don’t speak the language it is very hard to… In some way, it is quite similar to the UK, I mean, in some ways, it is more liberal, you know, drugs a

nd so on, but people themselves tend to be quite conservative. So the country is quite liberal, but people individually are much more like the British

Pour la plupart des étudiants Erasmus néanmoins, la mobilité géographique de court terme semble devenir constitutive de leur être social. Celui-ci se construit, se déconstruit et se reconstruit à travers les changements et les parcours de mobilité choisis (ou subis, lorsque le temporaire dure) dans un contexte de mutations économiques et d’inflation des diplômes. Mais pour mieux comprendre ce qui précède, il convient de penser les phénomènes identificatoires transnationaux qui se développent dans les discours étudiants par rapport à la place centrale qu’ils font à leur histoire personnelle, dépendante elle-même du contexte socio-économique dans lequel ils vivent.

L’expérience migratoire des étudiants interrogés, est certes désarticulée, mais ré-articulée en fonction d’échelles qui peuvent s’étendre du local au planétaire. L’instabilité des appartenances ne signifie donc pas l’absence d’un sentiment d’appartenance. Sébastien exprime ainsi son sentiment d’être français avant tout et Européen « au second plan » et Nicolas d’être latin et « provençal » d’abord et appartenir au « genre humain » ensuite :

« Je me sens vraiment français. Français certain au premier plan et européen au second plan. Parce qu’on a vu quand même les différences, j’ai vu les Américains, j’ai connu des asiatiques aussi, notamment… Et on a vu que le problème du choc des cultures était encore plus immense, parce que malgré tout les Américains, en Angleterre, avaient des problèmes d’acclimatation aussi, ce n’était pas le problème de la langue, mais ils avaient d’autres problèmes d’adaptation ».

Sébastien, 23 ans

« […] Ma mère est du Sud, mon père est du sud, bonne famille provençale ! (rire) Mais c’est vrai que moi, je me sens plus voilà provençal, un latin, mais c’est tout quoi. Un Homme, une personne humaine, du genre latin et humain… bon maintenant, ni français, ni européen, ni rien. »

Nicolas, 23 ans

Ces sentiments d’appartenances énoncés, ne surgissent pas du néant, de purs raisonnements intellectuels sans lien avec les pratiques effectives et affectives des étudiants Erasmus, sans l’établissement de relations avec les autres. C’est pourquoi, il convient de s’intéresser maintenant à la sociabilité des étudiants Erasmus dans le pays d’accueil. Qu’existe-t-il comme relations, comme choix d’activités derrière l’idéologie spatiale nomade ?

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