Passage de la faute simple à la faute inexcusable, Londrès 1976

Passage de la faute simple à la faute inexcusable, Londrès 1976

§ 2) Le passage de la faute simple à la faute inexcusable et au droit à limitation  »incontournable », la Convention de Londrès de 1976 (204)

La notion de faute inexcusable205 remplace dès lors dans la Convention du 19 novembre 1976 (dite en anglais LLMC 1976, Convention on Limitation of Liability for Maritime Claims) sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes la notion de faute personnelle de l’armateur retenue par la Convention de 1957206.

Dans l’esprit des auteurs de la Convention, cette notion doit être admise de manière exceptionnelle en sorte que la limitation de responsabilité de l’armateur demeure la règle et la déchéance l’exception207.

Les auteurs de la Convention reprennent, opérant une véritable mutation de la faute emportant la déchéance du droit à la limitation208, donc la définition donnée par le Protocole de 1955, presque à l’identique : « une personne responsable n’est pas en droit de limiter sa responsabilité s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou omission personnels, commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement». À l’expression

« acte ou omission du transporteur ou de ses préposés», le législateur maritime substitue « le fait ou l’omission personnels», refusant ainsi expressément que la faute du préposé soit couverte par l’armateur et souhaitant mettre un terme définitif à l’analyse antérieure retenue par la jurisprudence ne distinguant plus la faute personnelle de l’armateur et la responsabilité personnelle de celui-ci209.

Par la suite, le législateur national a mis le droit maritime interne en conformité avec la Convention de 1976 : l’article 58 de la loi du 3 janvier 1967 a été modifié par la loi du 21 décembre 1984. Désormais, le propriétaire d’un navire ne peut bénéficier de la limitation de responsabilité « s’il est prouvé que le dommage résulte de son fait ou omission personnels commis avec l’intention de provoquer un tel dommage, ou commis témérairement et avec conscience qu’un tel dommage en résulterait probablement».

En adoptant une définition étroite de la notion de faute inexcusable comme cause de déchéance de la limitation de responsabilité de l’armateur (la faute intentionnelle aussi prévue par le texte de l’article 4 de la Convention de Londres étant improbable), le législateur international, suivi par le législateur national, a pensé redonner au principe fondamental du droit maritime toute sa portée210.

L’intention de ceux qui ont adopté ce texte était de rendre le droit à limitation pratiquement intangible, d’édifier un système rendant le droit de l’armateur à limitation «incontournable », « virtually unbreakable »211. Cela a été représenté, en 1976, comme la contrepartie de l’élévation (élévation supposée ajoutons nous) des montants de la limitation et donc de la responsabilité correspondante.

Cette intention du législateur international avait quand même pour contrecoup l’infléchissement des principes traditionaux de la responsabilité civile d’un entrepreneur et plus particulièrement celui de la responsabilité illimitée lorsque l’issue du contentieux relève que le dommage occasionné à la victime est consécutif à la faute personnelle de celui-ci. Ceci constitue d’ailleurs l’apport le plus important de la Convention de 1976 pour ce qui concerne au moins la déchéance de l’armateur de la limitation.

Certes, cette innovation n’était complètement pas inconnue dans le droit français. Les conventions régissant le contrat de transport international, que ce soit en matière aérienne (Convention de Varsovie) ou maritime (Convention de Bruxelles de 1924, Protocole de 1968) renferment des dispositions identiques.

Ce qui restructure le droit français des obligations c’est que désormais la règle de la responsabilité limitée même en cas de faute personnelle prouvée vaudrait également sur le plan de responsabilité délictuelle. La Convention de Londres est donc le premier texte212 qu’initie la responsabilité extracontractuelle à ce principe, déjà reconnu en matière contractuelle, apportant l’abandon d’une règle cardinale du droit des obligations213.

Néanmoins, pour mesurer la distance qui existe entre les deux textes, il faut, avant tout, s’interroger sur l’interprétation que la notion de la faute inexcusable a reçue par la jurisprudence et comment cette notion déjà répandue en droit français et en particulier en droit des transports a été concrétisée dans la pratique.

L’originalité de la lettre de la Convention de Londres a été respectée par les tribunaux ou ceux-ci se sont montrés hésitants à la suivre? L’érosion monétaire a conduit à remettre en question cette politique législative et à priver d’autorité l’argument puisé aux travaux préparatoires ? La jurisprudence résistera-t-elle à l’ancienne tendance de prononcer facilement la privatisation de l’armateur ?

204 C. Legendre, « La conférence internationale de 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes», DMF 1977, p. 195.

205 Qui constitue un « gallicisme» juridique V. P. Bonassies, « La faute inexcusable de l’armateur en droit français», préc., p. 75 et s.

206 En effet, le décret n0 1055-88 du 18 novembre 1988, publié au JO du 24 novembre 1988, porte publication de la lettre de dénonciation par la France de la Convention de 1957 sur la limitation de la responsabilité des propriétaires des navires de mer. Cette dénonciation a pris effet le 15 juillet 1988, un an après sa notification au Gouvernement belge (DMF 1989, Hors série, p. 7 obs. P. Bonassies ); P. Bonassies, Le droit maritime français, 1950-1960, Évolution et perspectives, Rev. Scapel, 2002, p. 5; D. C. Jackson, Enforcement of maritime claims, 2ème éd., LLP, 1996, p. 525.

207 Kaj Pineus, « Quelques réflexions à propos de la limitation de responsabilité de l’armateur», DMF 1979, p. 515 et s. : La partie débitrice a été prête a accepter ce prix apparemment élevé et pour cause. Une fois la convention acceptée, il sera dorénavant bien plus difficile de supprimer le droit de limitation accore à l’armateur.

208 P. Bonassies, « Les nouveaux textes sur la limitation de responsabilité de l’armateur. Évolution ou mutation ?», préc., p. 8.

209 P. Bonassies, « La responsabilité de l’armateur de croisière», Revue Scapel, 1999, p. 92. « Les règles sont ici identiques à celles qui s’appliquent à la limitation contractuelle de responsabilité du transporteur de passagers, la limitation contrat par contrat, – et cependant différentes de celles-ci. Identiques, car seule la faute intentionnelle ou inexcusable entraîne déchéance du droit à la limitation globale. Différentes, car c’est exclusivement la faute personnelle de l’armateur qui entraîne déchéance, en aucun cas la faute, même très lourde du capitaine ou d’un autre préposé».

210 I. Corbier, « La faute inexcusable de l’armateur ou du droit de l’armateur à limiter sa responsabilité» : DMF 2002, p. 403.

211 P. Griggs and Williams, op. cit., p. 5.

212 L’hypothèse d’une responsabilité limitée pour faute se retrouve tout de même à d’autres textes d’ordre international portant sur la responsabilité extra contractuelle de divers entrepreneurs, tels les textes sur la responsabilité de l’exploitant d’une entreprise nucléaire, mais la situation de ce dernier est extrêmement particulière pour être prise ne considération ou la Convention de Rome du 7 octobre 1952 pour les dommages causés aux tiers à la surface par des aéronefs étrangers (article 12), mais qui n’a jamais été ratifiée par la France. Du reste, des dispositions analogues contient le protocole de 1984 modifiant la Convention de 1969 sur la responsabilité civile pour dommages dus à la pollution par hydrocarbures. Pour autant, il ne faut pas oublier le Fonds International créé par la Convention de 1971 est susceptible de fournir des réparations supplémentaires. Ceci engendre de différences essentielles entre les deux régimes.

213 P. Bonassies, « Les nouveaux textes sur la limitation de responsabilité de l’armateur. Évolution ou mutation ?», préc., p. 8.

En effet, celle-ci chargée d’interpréter le sens de cette notion, la jurisprudence s’est trouvée confrontée à un choix déjà soulevé chaque fois que l’appréhension de cette notion est au centre d’un litige : soit elle consacrait la définition étroite du législateur maritime et confirmait dès lors le droit fondamental de l’armateur à limiter sa responsabilité; soit elle adoptait l’appréciation in abstracto, conception propre à donner à cette notion une large extension, consacrée par la Cour de cassation dans le domaine des accidents du travail de même que sur le plan du droit des transports et estimait ainsi que la limitation de responsabilité était un droit exceptionnel accordé à l’armateur. Cette question fera l’objet de la deuxième partie de notre étude.

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