Les 3 types des régimes providentiels d’Esping-Andersen

Les 3 types des régimes providentiels d’Esping-Andersen
Chapitre 1

Les repères historiques des régimes providentiels

«Contemporary debate has been too focused on the state. The real crisis, if there is any, lies in the interaction between composite parts of that, in unison, form contemporary welfare ‘regimes’: labour markets, the family, and, as a third partner, the welfare state.

G. Esping-Andersen (1999)

Social Foundations of Postindustrial Economies, p.5-6

L’État-providence est actuellement confronté à une série de nouveaux défis qui l’amènent à revoir ses repères historiques.

En effet, le passage de l’État-providence à l’ère post-industrielle implique une série d’adaptations et de remaniements qui peuvent l’amener vers des terrains qui lui étaient jusque là inconnus.

L’appréhension de la reconfiguration des logiques providentielles pose d’emblée une double question analytique : d’une part, si elles connaissent effectivement une reconfiguration, quelle direction prend-elle et quels sont ses principes directeurs ? et, d’autre part, comment les piliers de bien-être adaptent-ils et accommodent-ils leur logique historiquement construite à travers cette reconfiguration ?

Notre examen tentera de faire le pont entre ces deux perspectives analytiques et portera sur la période allant de 1985 aux années 2000, qui correspond à une période de transition dans l’évolution de l’État-providence.

Mais avant même d’aborder les transformations de l’État-providence et des institutions qui lui sont rattachées, notre analyse commande un retour sur les réponses providentielles classiques en regard des risques et des problèmes sociaux et sur les compromis historiques qui ont consolidé des mécanismes particuliers de protection sociale.

Cette étape nous permettra de camper la perspective de «régimes providentiels», qui sera le fil conducteur de notre analyse, et de jeter les bases théoriques nécessaires à l’appréhension des défis auxquels sont confrontés les régimes providentiels et leur résilience historique.

1.1 La typologie d’Esping-Andersen et ses développements

La protection sociale revêt différentes formes dans les démocraties occidentales, qui renvoient à des logiques institutionnelles reposant sur la mise à contribution de différents piliers de bien-être.

À cet effet, la perspective des «régimes providentiels» proposée par Esping-Andersen présente un grand intérêt dans l’appréhension des éléments constitutifs de la protection sociale : l’articulation des piliers de bien-être et des systèmes d’échanges qui leur sont rattachés est inscrite au sein des arrangements institutionnels qui définissent les régimes providentiels.

Ainsi, le champ de la protection sociale ne saurait se réduire simplement à des politiques et des mécanismes mis en oeuvre par l’État : l’action structurante de ce dernier doit être saisie par un jeu d’interrelations et de rétrocations avec les autres piliers de bien-être que sont le marché et la famille.

La perspective des régimes providentiels est donc à même de mettre en relief le poids relatif des piliers de bien-être dans l’articulation des logiques institutionnelles qui sont au fondement de la protection sociale.

Dans The Three Worlds of Welfare Capitalism (1990), Gøsta Esping-Andersen jette les bases d’une typologie des régimes providentiels dans les démocraties occidentales avancées.

Il distingue trois régimes :

  1. un régime social-démocrate auquel appartiennent les pays nordiques;
  2. un régime libéral qui prévaut essentiellement dans les pays anglo-saxons; et
  3. un régime conservateur s’appliquant à l’Europe continentale (France, Belgique, Allemagne, Autriche, Pays-Bas).

Certains observateurs ont proposé l’ajout d’un quatrième type, le régime latin, qui regroupe des pays du sud de l’Europe (Italie, Grèce, Espagne, Portugal) et qui est en fait une variante plus rudimentaire et familialiste du régime conservateur.

La figure ci-dessous présente les principales caractéristiques des régimes providentiels qui se dégagent de la littérature : leur inspiration idéologique, leur principe organisateur et l’institution centrale sur laquelle ils misent.

Figure 1 – Les caractéristiques des régimes providentiels

Les caractéristiques des régimes providentiels

Source : S. Saint-Arnaud et P. Bernard (2003) «Convergence ou résilience? Une analyse de classification hiérarchique des régimes providentiels des pays avancés», dans Sociologie et sociétés, vol. 35, no 1, p.69

Le régime social-démocrate

est attaché à des valeurs d’égalité qui se traduisent par une approche universaliste de la protection sociale.

L’État, par son interventionnisme prononcé, est l’institution centrale dans la production et la distribution des ressources nécessaires au bien-être des individus : il donne forme à une protection sociale construite sur la base de la citoyenneté et qui se veut la plus étendue et la plus inclusive possible.

L’État est garant de l’articulation des droits sociaux et engage des efforts soutenus pour lutter contre diverses formes d’exclusion sociale : déficit de scolarisation et de litéracie, retraits momentanés ou prolongé du marché du travail, exclusion des femmes sur le marché du travail, épisodes de pauvreté, etc.

En somme, l’État dans le régime social-démocrate constitue une institution centrale dans la mise en œuvre les ressources nécessaires à l’articulation du bien-être des individus et dans la consolidation d’un modèle inclusif de protection sociale.

Le régime libéral

mise d’abord et avant tout sur les forces du marché pour la production et la distribution du bien-être.

Dans une optique de résidualité, l’État affiche une présence plutôt effacée dans l’univers de la protection sociale : les dépenses publiques sont perçues comme une entrave au développement et à la production économique.

Les individus sont donc davantage appelés à se tourner vers le marché pour se procurer les ressources nécessaires pour subvenir à leurs besoins.

Les individus qui, faute de moyens, ne peuvent souscrire à cette option peuvent bénéficier de programmes gouvernementaux, mais qui sont résiduels dans la mesure où ils n’assurent qu’un minimum de ressources aux prestataires.

En somme, la primauté du marché dans le régime libéral exerce une action structurante sur l’organisation de la protection sociale et concourt à ériger la liberté en tant que fondement idéologique du régime.

La protection sociale

dans le régime conservateur gravite principalement autour de schèmes d’assurance sociale dont peuvent bénéficier les travailleurs (et leur famille) sur la base de leurs contributions passées.

La prise en charge des individus qui échappent à l’assurance sociale revient à la famille, ce qui conforte sa centralité en tant que pilier de bien-être. L’importance du pôle familial se voit d’autant plus renforcée par un éventail plutôt maigre de services publics : la famille est sollicitée pour fournir gratuitement des services au sein de la sphère domestique.

La configuration de la protection sociale dans le régime conservateur concourt donc à cultiver des solidarités à l’intérieur des schèmes assuranciels et à l’intérieur de la sphère familiale.

Dans le régime latin,

l’assurance sociale constitue aussi le principe organisateur de la protection sociale, mais les schèmes qui lui sont rattachés sont plus dualistes que dans les pays conservateurs.

L’architecture de la protection sociale est plutôt rudimentaire et sa construction semble encore inachevée.

Dans les pays latins, la famille est fortement sollicitée en tant que pilier de bien-être : ces pays ont adopté des politiques familialisantes qui confèrent aux familles (et surtout aux femmes) la responsabilité des personnes dépendantes et qui freinent le développement des services sociaux.

De façon plus spécifique, Esping-Andersen distingue les régimes providentiels sur la base de l’étendue des droits sociaux de démarchandisation qu’ils présentent ainsi que de la stratification et des inégalités sociales induites par les mécanismes de protection sociale.

Il a récemment intégré au sein de son cadre analytique, suite à des critiques féministes, l’empreinte familialisante ou défamilialisante des politiques sociales dans les régimes providentiels.

Avant d’examiner en détail les caractéristiques des régimes providentiels, nous tenterons d’expliciter les concepts qui leur confèrent leur spécificité, à savoir la démarchandisation, la stratification et la défamilialisation.

1.1.1 Les droits de démarchandisation

Les droits de démarchandisation rendent compte de la « marge de liberté que détiennent les acteurs sociaux, selon les systèmes, par rapport à la nécessité de vendre leur force de travail sur le marché pour atteindre des conditions de vie acceptables

La démarchandisation de la force de travail est centrale dans l’atteinte du bien-être des individus : elle en vient à tempérer à différents degrés les effets désintégrateurs et atomisants du marché comme le souligne Esping-Andersen :

«As commodities, people are captive to powers beyond their control; the commodity is easily destroyed by even minor social contingencies, such as illness and by macro-events, such as the business cycle.

If workers actually do behave as discrete commodities, they will by definition compete, and the fiercer the competition, the cheaper the price.

As commodities, workers are replacable, easily redundant, and atomized. De-commodification is therefore a process with multiple roots. It is, as Polanyi argued, necessary for system survival. It is also a precondition for a tolerable level of individual welfare and security. (…).»

En somme, les droits de démarchandisation confèrent aux individus une certaine indépendance vis-à-vis le marché : ils leur permettent de bénéficier de transferts et de services sociaux indépendamment de la force de leur lien d’emploi.

Les droits de démarchandisation sont donc à la mesure de l’éligibilité des individus à des mesures de protection sociale.

Le concept de démarchandisation doit être mis en relation avec de la mobilisation au sein du mouvement ouvrier. L’étendue de la démarchandisation est à la mesure de cette mobilisation et exerce une action structurante sur les potentialités d’actions et de revendications du mouvement ouvrier :

G. Esping-Andersen«When workers are completely market-dependent, they are difficult to mobilize for solidaristic action. Since their resources mirror market inequalities, divisions emerge between the «ins» and the «outs», making labour-movement formation difficult.

De-commodification strengthens the worker and weakens the absolute authority of the employer

Dans les États où les droits de démarchandisation sont les plus développés, le mouvement ouvrier a réussi à obtenir des gains considérables par son action mobilisatrice et fût un acteur central dans la construction historique des mécanismes de protection sociale.

1.1.2 La stratification sociale

Les régimes providentiels façonnent aussi un système de stratification sociale à travers les mécanismes de protection sociale : « The organizational features of the welfare state help determine the articulation of social solidarity, divisions of class, and status differentiation

La protection sociale étant dirigée vers divers groupes sociaux (travailleurs, chômeurs, femmes, personnes âgées, jeunes, etc.), elle en vient à en privilégier certains plutôt que d’autres, ce qui concourt à cultiver des solidarités ou des relations conflictuelles entre ces groupes.

En somme, les régimes providentiels jouent un rôle important dans la construction et la reproduction d’un système de stratification.

1.1.3 Les critiques féministes et la défamilialisation

L’approche adoptée par Esping-Andersen, bien qu’innovatrice à plusieurs des égards dans l’appréhension de l’État-providence, a fait l’objet de moult critiques, notamment de la part de chercheurs féministes (Orloff, O’Connor, Lewis, Sainsburry, Anttonen et Sipila).

Les critiques féministes reprochaient à Esping-Andersen d’entretenir un certain biais masculin dans ses travaux et de laisser dans l’ombre tout un pan de l’articulation du bien-être des femmes et, plus largement, l’implication de l’État-providence dans la production et la reproduction de relations et d’inégalités de genre, comme le note Orloff :

«His citizens are implicitly male workers; his dimensions tap into states’ impact on class relations and the relationship between states and markets without considering gender differences within classes or the relations between states and families; he leaves invisible women’s work on behalf of societal welfare (i.e. unpaid caring/domestic labor); and his framework fails to consider states’ effects on gender relations, inequalities, and power

Ces critiques ont notamment mis de l’avant que le concept de démarchandisation a une toute autre signification en ce qui concerne les femmes, elle passe notamment par des mesures de conciliation travail/famille :

«Decommodification, as a dimension of policy regimes, must be understood in the context of gender relations and also must be supplemented by a new analytic dimension: the extent to which states guarantee women access to paid employment and services that enable them to balance home and work responsibilities, and the mechanisms and institutions that implement these guarantees

Au delà de la tangente familiale de la démarchandisation, les chercheurs féministes ont plus largement souligné l’importance du travail gratuit effectué au sein de la sphère domestique, notamment en ce qui a trait aux soins apportés aux personnes dépendantes.

Le bien-être des familles est tout aussi tributaire de ce travail gratuit que des rétributions de ses membres sur le marché du travail.

O’Connor note que cette interdépendance est souvent laissée pour compte et que le travail de soins aux dépendants jouit d’une assez faible reconnaissance sociale :

«There is usually a layering of dependency relations: the physical and social dependence of children and adults with disabilities on social care-givers if often associated with the dependence of these care-givers on paid labour-force participants or on public assistance.

But paid labour is dependent on care work within family/private sphere units. This side of the interdependence of unpaid care-giving work and paid work is rarely recognized. (…) Non-commodified work, including care-giving work, is not highly valued – at least from an economic point of view – in any country

Même s’il ne semble pas pleinement reconnu, le travail gratuit de «caring» effectué dans la sphère domestique pèse lourd sur les responsabilités des familles.

Le concept de défamilialisation a été mis de l’avant par les chercheurs féministes pour appréhender le partage du poids des responsabilités familiales entre les familles et l’État dans la prise en charge du bien-être des individus, particulièrement les personnes dépendantes.

Plus précisément, des politiques défamilialisantes renvoient à une collectivisation des responsabilités familiales dans le but de donner une plus grande marge de manœuvre aux familles: « (…) policies that lessen individuals’ reliance on the family; that maximize individuals’ command of economic resources independently of familial or conjugal reciprocities.»

La défamilialisation des politiques sociales ne discréditent aucunement l’importance et la centralité du pôle familial en tant que pilier de bien-être: « (…) the term conjures up associations of weakening or abolishing the family; but what is at stake is remaking the patterns of family relationships and bestowing social rights upon family members.»

Les mesures défamilialisantes permettent notamment aux parents de concilier plus facilement le travail et la vie familiale, peut-être davantage pour les femmes.

À cet effet, les systèmes de garderies publiques et les prestations de congé parental constituent deux mesures défamilialisantes qui sont à même de maintenir le lien d’emploi des parents ayant de jeunes enfants.

À l’inverse, des politiques familialisantes renforcent le poids des responsabilités familiales dans la prise en charge du bien-être des individus et s’articulent dans une large mesure autour du principe de subsidiarité : sur la base de ce principe, l’État offre un soutien à la famille seulement si cette dernière a épuisé les ressources nécessaires pour assurer le bien-être de ses membres.

Les politiques familialisantes ralentissent le développement de services sociaux dans la mesure où ces derniers sont appelés à être offerts gratuitement au sein de la sphère domestique et familiale.

Des politiques familialisantes freinent plutôt que d’encourager l’accès des femmes au marché du travail : elles tendent à conforter le modèle de l’homme gagne-pain et de la femme-ménagère.

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