Emprise de la relation de travail sur la vie personnelle du salarié

L’emprise de la relation de travail sur la vie personnelle du salarié – Section II :
Le concept de vie personnelle du salarié peut favoriser la continuité des Droits de l’homme hors et dans l’entreprise, rendre effective l’idée du salarié citoyen et mener le contrat de travail vers un nouvel équilibre entre liberté et subordination. Mais une telle évolution n’empêchera jamais les entreprises d’exercer une influence sur les activités extra-professionnelles des salariés, voire de conditionner leur mode de vie.
L’instigateur de la nouvelle terminologie reconnaît lui-même que « la circonstance pour un individu d’être lié à une entreprise par un contrat de travail ne peut pas être indifférente à sa vie, même personnelle, et qu’elle peut entraîner des limites à l’autonomie des salariés134 ».
Les empiétements de la vie professionnelle sur la vie personnelle impliquent des restrictions aux droits et aux libertés fondamentaux que l’on peut diviser en deux catégories. Certaines sont explicitement permises par la loi (paragraphe 1) alors que d’autres ont simplement été autorisées par la jurisprudence (paragraphe 2).

132 B. BOSSU, « La réduction du temps de travail à 35 heures : mythes et réalités », D. 2000, chron., p. 43
133 V. note précitée.
134 P. WAQUET, « Vie personnelle et vie professionnelle du salarié », op. cit., p. 292.

Paragraphe 1 : Les restrictions légales aux droits fondamentaux des salariés
Nous avons régulièrement évoqué l’article L.120-2 du Code du travail qui protège les droits de la personnalité et les libertés des salariés contre le pouvoir du chef d’entreprise. Mais l’exercice des libertés trouve tout de même sa limite dans l’abus. C’est sur ce principe que s’est fondé l’article L.120-2 in fine en envisageant les situations dans lesquelles des restrictions aux libertés sont autorisées. La difficulté consiste alors à délimiter dans quelles circonstances l’employeur a le droit d’imposer des restrictions.
Les droits fondamentaux se heurtent ici directement au pouvoir disciplinaire de l’employeur qui peut exercer des contraintes à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise (A). C’est pourquoi nous nous interrogerons sur l’effectivité des changements que peut apporter le concept de vie personnelle, pour tenter de savoir s’il résistera à l’épreuve de la pratique (B).
A – Des restrictions à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise
1- Les restrictions affectant le salarié sur son lieu de travail
C’est dans l’entreprise que les atteintes à la vie personnelle du salarié sont les plus fréquentes et aussi les plus compréhensibles. Les obligations que le salarié a acceptées d’exécuter justifient certaines restrictions. A ce titre, l’article L.120-2 du Code du travail pris a contrario dispose que des restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives sont envisageables dès lors qu’elles sont « justifiées par la nature de la tâche à accomplir » et « proportionnées au but recherché ».
Certaines restrictions qui entrent dans ce cadre strict semblent pour le moins évidentes, elles relèvent de l’essence même du contrat de travail au point que M. de TISSOT les qualifie de « restrictions naturelles135 ». La première d’entre elles est le respect que doit le salarié envers l’autorité de l’employeur, ce qui suppose de se plier à la discipline d’entreprise- principalement édictée dans le règlement intérieur – ainsi qu’aux horaires de travail et aux ordres donnés par le chef d’entreprise. Si ces contraintes sont justifiées et proportionnées, tout manquement de la part des travailleurs peut être sanctionné en vertu de l’article L.122-40 du Code du travail. L’inconduite du salarié dans l’entreprise, la tenue de propos vulgaires ou infamants peuvent constituer de sa part une faute grave et occasionner son licenciement selon l’article L.122-14-4.
Pour le reste, comment doit-on comprendre une restriction « proportionnée au but recherché » et rendue nécessaire par la « nature de la tâche à accomplir » ? La loi a certes strictement prévu des atteintes à la vie personnelle mais devant l’absence de précisions, la jurisprudence est de nouveau à pied d’œuvre. Pour découvrir des indices, il suffit de se référer au contentieux abondant autour de l’article L.122.35 du Code du travail qui contient les mêmes dispositions que l’article L.120-2 mais limitées au règlement intérieur.
Les difficultés qui se posent le plus régulièrement en pratique concernent le port obligatoire d’un équipement de sécurité ou d’un uniforme, les fouilles corporelles ou des vestiaires ainsi que la soumission à une visite médicale ou un alcootest. Le Conseil d’Etat censure les interdictions de portée trop générale, aussi toute restriction doit-elle être précisément justifiée. La circulaire d’application du 15 mars 1993 reconnaissait comme justifiées par la tâche à accomplir les restrictions répondant à des impératifs d’hygiène, de sécurité ou de secret-défense. Par exemple, les fouilles à titre préventif sont autorisées si l’activité de l’entreprise présente un risque particulier ou si des vols répétés ont déjà été commis en son sein. Mais à qui les restrictions peuvent-elles s’appliquer ? Pour reprendre l’étude détaillée accomplie par M. BOSSU sur le sujet, certaines contraintes s’adressent indifféremment à la collectivité des salariés en raison de la nature de l’entreprise alors que d’autres sont étroitement liées aux fonctions exercées individuellement par chacun136.
L’auteur reconnaît que « exceptionnellement, les fonctions du salarié dans sa vie professionnelle vont rejaillir sur le libre exercice de ses droits fondamentaux dans sa vie extra-professionnelle ». Il est vrai que les activités professionnelles d’un dirigeant ou d’un représentant d’une société pèseront plus lourdement sur sa vie personnelle car, à la différence du comptable ou de la secrétaire, il véhicule l’image de l’entreprise à travers son comportement. Dire que la proportionnalité exigée par la loi est tributaire du poste occupé par chacun revient à analyser les circonstances de fait pour chaque situation litigieuse.

135 O. de TISSOT, « Droits fondamentaux du salarié et nécessités de son emploi », Gaz. Pal., 1996, t. III, p. 1419.
136 B. BOSSU, « Droits de l’homme et pouvoir du chef d’entreprise : vers un nouvel équilibre », op. cit.,p. 752

2- Les restrictions perceptibles hors de l’entreprise
Celles-ci sont plus controversées et plus strictement encadrées que les abandons de liberté consentis au temps et au lieu de travail. En effet, comme le salarié ne « baigne » plus dans son environnement professionnel, l’influence qu’exerce l’employeur doit demeurer tout à fait exceptionnelle.
Dans les rapports qu’entretient l’entreprise avec son environnement extérieur, l’intimité de la vie privée peut être affectée par le pouvoir de direction. Il peut s’agir de l’apparence physique du salarié qui se trouve en contact avec des clients ou des fournisseurs, avec à la base une raison objective : coiffure, parure ou port de l’uniforme comme marque de standing par exemple137. Toutefois ces contraintes imposées ne doivent pas porter atteinte à la dignité de la personne humaine.
Plus largement, la liberté du salarié dans sa vie personnelle peut subir des atteintes lorsque celles-ci s’avèrent nécessaires. Ce que la loi qualifie de « justifié par la nature de la tâche à accomplir » se retrouve parfois dans la jurisprudence sous la dénomination de « trouble caractérisé » ou de « nécessité impérieuse ». Nous verrons plus en détail lorsque nous évoquerons la notion a
mbiguë d’intérêt de l’entreprise que celui-ci peut justifier des atteintes spectaculaires aux libertés fondamentales. La Cour de cassation, lors de l’affaire du sacristain homosexuel de Saint-Nicolas du Chardonnet, avait elle-même reconnu la possibilité de licencier un salarié pour un motif tiré de sa vie personnelle bien que ne l’ayant pas retenu en l’espèce138. Dans ces circonstances particulières, la jurisprudence évite soigneusement de se placer sur le terrain de la faute et préfère mettre en avant le trouble, la gêne qui résulte de la situation. N’avait-elle pas admis dans un premier temps le licenciement pour la simple perte de confiance ?

137 V. les exemples donnés par O. de TISSOT, « Droits fondamentaux du salarié et nécessités de son emploi », op. cit., p. 1424.
138 Cass. soc., 17 avril 1991, dr. soc., 1991, p. 489

Dans notre propos sur l’envahissement des obligations professionnelles dans la vie personnelle des salariés, il est une période de temps qui soulève des difficultés : la période d’astreinte. La définition en est donnée par l’article 4 de la loi du 19 janvier 2000 dite loi Aubry II qui ajoute un article L.212-4 bis au Code du travail et qui dispose que la
« période d’astreinte s’entend comme une période pendant laquelle le salarié, sans être à la disposition permanente et immédiate de l’employeur, a l’obligation de demeurer à son domicile ou à proximité afin d’être en mesure d’intervenir pour effectuer un travail au service de l’entreprise, la durée de cette intervention étant considérée comme un temps de travail effectif ».
L’astreinte constitue-t-elle un temps de travail effectif ? La Cour de cassation avait déjà répondu par la négative en affirmant que, pendant le temps passé à attendre une sollicitation éventuelle de l’employeur, le salarié restait libre de vaquer à ses occupations personnelles139. D’ailleurs la loi précise a contrario que le temps consacré à l’intervention doit être décompté comme du temps de travail effectif. Pour M. WAQUET, il est cependant curieux que le temps occupé à assurer une permanence dans l’entreprise – qui concorde avec la définition de l’astreinte – ne soit pas qualifié comme tel140.
Le temps d’astreinte doit-il être pour autant assimilé à un temps de repos ? Le fait que le salarié se trouve à son domicile ou à proximité sans qu’une mission ne lui soit confiée encourage à penser que oui. Mais l’obligation d’astreinte exerce sur le salarié une contrainte qu’il ne maîtrise pas, elle l’ampute d’une part de sa vie familiale et l’affecte donc dans sa vie personnelle. Aussi, bien que les astreintes donnent lieu à une compensation financière ou à un repos supplémentaire, elles représentent une avancée du pouvoir de l’employeur à l’extérieur de l’entreprise. Cette contrainte particulière chevauche à la fois sur la vie professionnelle et la vie personnelle, ce qui a conduit un auteur à qualifier l’astreinte de « temps du troisième type141 ».
Toutes ces incursions du lien de subordination dans la vie personnelle du salarié nous invitent naturellement à mettre ce concept sur la sellette afin d’en percevoir les points faibles. S’il constitue assurément une avancée dans la représentation et la défense des droits de la personne du travailleur, il ne pourra pas résoudre miraculeusement toutes les atteintes qui subsistent.

139 Cass. soc., 3 juin 1998, lulbin,
140 P. WAQUET, « En marge de la loi Aubry : travail effectif et vie personnelle du salarié », op. cit., p.969.
141 J.-E. RAY, « Les astreintes, un temps du troisième type », Dr. soc., 1999, p. 250

B – Le concept de vie personnelle à l’épreuve de la réalité
Jusqu’à présent, nous avons envisagé la substitution de l’idée de « vie personnelle » à celle de « vie privée » de manière positive tant il est vrai qu’elle peut contribuer à un équilibre dans la relation contractuelle. Mais dans un souci d’objectivité, nous ne pouvons pas ignorer ses faiblesses et les critiques qui lui sont destinées.
1- Les discussions d’ordre terminologique
Du point de vue terminologique, la définition de la vie personnelle par opposition à la vie professionnelle ne reçoit pas un soutien unanime de la doctrine. Pour M. SUPIOT, cette « opération de police du vocabulaire » à laquelle se livre la jurisprudence depuis quelques années manifeste une conception purement abstraite du travail142. La personne du travailleur est mise à l’écart de ses obligations professionnelles, elle est en contradiction avec l’idée de travail. Cette distinction est révélatrice, aux dires de l’auteur, du modèle d’organisation taylorienne de l’entreprise qui survit aujourd’hui encore. Dans le secteur des services, notamment dans la grande distribution, on assiste depuis quelques années à une « dépersonnalisation généralisée du travail » où la rentabilité est prioritaire sur les considérations humaines (la cadence de travail imposée dans les entreprises de restauration rapide est un modèle du genre). Cette négation de la personne dans le travail peut conduire à « effacer l’identité propre du travailleur », sacrifiée pour les besoins de la cause. Alors apparaît la crainte que la vie personnelle ne soit complètement « évacuée de la vie professionnelle ». Or le travail est un élément, et non le moindre, de la vie des personnes.
Dès lors la logique n’est plus la même, il ne s’agit plus d’admettre que des petits moments de vie personnelle subsistent pendant le travail mais plutôt de reconnaître que la vie professionnelle doit s’inclure dans la vie personnelle au même titre que la vie privée ou la vie publique. Il serait artificiel de désolidariser le travail et la vie personnelle.

142 A. SUPIOT, « Les nouveaux visages de la subordination », op cit., p. 133

Toutefois une telle critique, bien que compréhensible, remettrait totalement en cause la définition déjà laborieuse du concept de « vie personnelle » et la jurisprudence ne semble pas en prendre le chemin.
2- Les discussions touchant au fond du concept
Sur le fond, l’attitude jurisprudentielle qui consiste à exclure du pouvoir disciplinaire de l’employeur tous les actes relevant de la vie personnelle du salarié ne permet pas de discerner de manière satisfaisante en quoi consiste ce pouvoir disciplinaire. Il est appréhendé de manière négative à travers l’éviction des éléments qui lui échappent alors qu’il serait plus simple et plus clair de le définir positivement143.
La Chambre sociale interprète donc strictement l’article L.122-40 du Code du travail en ne tolérant de sanctions disciplinaires qu’à l’égard des actes nés de la vie professionnelle. Or la dichotomie souhaitée entre vie personnelle et vie professionnelle aboutit à un véritable « casse-tête » pour l’employeur qui est bien en peine de qualifier les actes du salarié comme relevant de l’une ou de l’autre. De ce point de vue, le remplacement du concept de « vie privée » par celui de « vie personnelle » n’améliore pas la protection du salarié. Des auteurs parmi lesquels M. COURSIER ne sont pas satisfaits de la terminologie nouvelle parce qu’elle s’opposerait à celle de « vie sociale » ou à celle de « vie familiale ». Ces dernières n’ont d’ailleurs plus les faveurs de la Cour de cassation depuis qu’elle apprécie objectivement le changement de lieu de travail du salarié : seul un changement de secteur géographique constitue désormais une modification du contrat de travail qui exige l’accord de l’intéressé, peu importe les bouleversements perceptibles dans la vie familiale ou sociale144.
Cependant il n’est pas certain que le concept de « vie personnelle » s’entende par contradiction avec la « vie familiale » ou la « vie sociale
». Le mot « personnelle » ne doit pas être compris dans un sens individualiste mais plutôt comme l’ensemble de tout ce qui touche à la personne du salarié, y compris dans sa famille et ses rapports sociaux.

143 V. la critique présentée par P. COURSIER, « Pouvoir disciplinaire de l’employeur, vie privée et vie personnelle du salarié », Juri-soc. Lamy, n° 48, 21 décembre 1999, p. 4.
144 Cass. soc., 4 mai 1999, Rev. Jur. Pers. et Fam., 1/09/99, n° 6, p. 29, note M. Buy.

En revanche, le droit disciplinaire est de plus en plus strictement délimité. L’employeur ne doit en faire usage que dans le cadre du lien contractuel et ne peut prononcer de sanctions pour des faits relevant de la vie personnelle. Malgré cette affirmation aujourd’hui consacrée par la Chambre sociale, peut-on déduire que, en toutes circonstances, l’entreprise ne pourra jamais se séparer d’un salarié dont les agissements extra-professionnels ne lui conviennent pas ? Nous avons vu que la loi rendait possible des restrictions dans la vie personnelle du salarié. La jurisprudence, quant à elle, a élaboré certains concepts favorables à la liberté d’entreprendre mais dont la signification reste obscure.
Lire le mémoire complet ==> (Le concept de vie personnelle du salarié)
Mémoire de Droit Social – D.E.A. de Droit privé
Université de Lille 2 – Droit et Santé – Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales

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