Le jugement professionnel expert-comptable est essentiel dans les missions financières, mais saviez-vous qu’il repose sur des normes souvent mal comprises ? Cette étude révèle des insights cruciaux sur le processus décisionnel et propose des solutions pour renforcer l’aptitude au jugement dans la profession.
Première partie : Cadre théorique du jugement professionnel
Introduction
Dans les missions liées aux états financiers, le jugement de l’expert-comptable se fait dans le cadre des normes professionnelles qui traduisent des jugements collectifs de la profession (chapitre 1). L’exercice du jugement aboutit à la prise d’une décision face à une situation particulière qui se présente (chapitre 2). Le recours de l’expert-comptable aux normes professionnelles ne suffit pas à lui-même. L’expert-comptable doit faire preuve de certaines qualités personnelles et professionnelles (chapitre 3).
Chapitre 1 : Jugement professionnel et normes comptables
Avant de tenter de définir le concept de jugement professionnel, il convient d’examiner si l’on peut envisager la possibilité d’éliminer le jugement professionnel de l’expert-comptable en instaurant des règles plus détaillées.
Section 1 :
Peut-on éliminer le jugement professionnel ?
« Dans un éditorial critique portant sur l’élasticité des principes comptables généralement reconnus, paru dans The Financial Post du 29 janvier 1994, Diane Francis reproche aux responsables de l’information financière de ne pas faire preuve d’un jugement professionnel adéquat lorsqu’il y a lieu de faire appel au jugement et de jouer avec les règles »[4].
La question qui se pose est de savoir si on peut éliminer la nécessité de faire appel au jugement professionnel de l’expert-comptable dans les missions liées aux états financiers en définissant des règles plus détaillées?
La solution proposée par The Financial Post est de faire disparaître les occasions où peut intervenir le jugement. Cette solution a suscité des critiques. En effet, le directeur des normes comptables de l’ICCA « a notamment écrit que des règles détaillées n’améliorent pas la qualité de l’information financière et qu’elles sont plus susceptibles d’être contournées »[5].
La réponse est donc en principe négative. Afin d’expliquer cette réponse, on peut se référer aux définitions d’un actif, d’un passif et d’un événement à prendre en compte dans la comptabilité, et à l’importance du jugement professionnel dans l’expression de l’opinion de l’auditeur sur les états financiers.
« L’actif est constitué par les ressources économiques obtenues ou contrôlées par l’entreprise à la suite d’événements ou transactions passés, à même d’engendrer des avantages économiques futurs au bénéfice de l’entreprise ayant un potentiel de générer directement ou indirectement des flux positifs de liquidités ou d’équivalent de liquidité ou de réduire la sortie de fonds»[6].
« Le passif est constitué par les obligations actuelles de l’entreprise, résultant des transactions ou d’événements passés, nécessitant probablement le sacrifice ou le transfert futur à d’autres entités de ressources représentatives d’avantages économiques »[7].
Par ailleurs, selon le cadre conceptuel de la comptabilité tunisienne, « un événement qui satisfait à la définition d’un élément des états financiers doit être pris en compte au cas où il est probable qu’un avantage économique futur qui lui est rattaché sera obtenu ou abandonné… »[8].
Ces définitions font mention d’avantages économiques et de transfert d’avantages économiques futurs. Les termes utilisés dans ces définitions sont « ayant un potentiel», « il est probable » et « probablement ». Les définitions des éléments fondamentaux des états financiers impliquent donc un critère de probabilité et par conséquent d’incertitude. L’avenir est toujours incertain et l’appréciation d’une probabilité exige presque toujours l’exercice du jugement. En d’autres termes, la présentation de certains actifs et de certains passifs dans les rapports financiers repose sur le jugement professionnel.
En matière d’audit financier et selon le cadre conceptuel des normes internationales d’audit, « l’opinion de l’auditeur renforce la crédibilité des états financiers, en fournissant une assurance élevée, mais non absolue. L’assurance absolue en audit ne peut exister, en raison de nombreux facteurs, tels que le recours au jugement, etc. »[9]. Lors de ses travaux, l’auditeur a donc recours au jugement professionnel pour former son opinion.
Selon l’ICCA, « le conseil des normes de vérification est conscient de l’impossibilité d’énoncer des règles si générales qu’elles puissent convenir à tous les cas, des plus simples aux plus complexes. Il est d’ailleurs convaincu qu’aucune règle ne saurait se substituer au jugement professionnel quand il s’agit de décider de la bonne pratique à suivre dans un cas donné »[10].
Ainsi, nous pouvons conclure que « toutes les règles du monde ne remplaceront jamais l’exercice du jugement professionnel »[11].
Le jugement professionnel puise sa source dans les normes professionnelles. Il est nécessaire pour les appliquer. D’un autre côté, les normes professionnelles sont nécessaires pour porter un jugement. Il convient donc d’étudier la relation dialectique entre le jugement professionnel et les normes professionnelles.
Sous section 1 : Pourquoi les normes sont-elles nécessaires pour porter un jugement?
On peut distinguer quatre raisons essentielles justifiant la nécessité de canaliser le jugement par des normes :
§1. Le cadre normatif assure une bonne qualité de l’information financière
L’information financière, pour être utile à la prise de décision économique, doit revêtir les quatre caractéristiques qualitatives à savoir l’intelligibilité, la pertinence, la fiabilité et la comparabilité. Les normes établies par les organismes de normalisation doivent rechercher la bonne qualité de l’information financière véhiculée par les états financiers.
§2. le cadre normatif est un outil de protection
Le jugement professionnel comporte des risques qui découlent de l’incertitude qui entoure les conséquences des choix, des ambiguïtés ou du manque d’information. Aussi, viennent s’ajouter à ces risques ceux attribuables aux limites propres à la personne qui pose le jugement. Ces risques d’erreurs concernent non seulement le professionnel mais aussi l’ensemble des utilisateurs des états financiers et dans une plus large mesure l’ensemble de la profession. Ces risques ont donc créé, à l’échelle des professions comptables, un besoin de protection. La réponse à ce besoin a été d’établir des normes permettant de limiter le risque d’erreur d’une part, et de légitimer l’application d’une solution, d’autre part.
§3. le cadre normatif est un outil de généralisation
L’application des principes comptables généralement admis peut s’avérer être parfois subjective et dépendre d’une appréciation personnelle. Les normes, en tant que réponse collective à l’application de ses principes sur un sujet précis, permettent de généraliser les pratiques professionnelles et de constituer une source réglementaire. De plus, le processus de normalisation, par son caractère permanent, permet de s’adapter au contexte évolutif du monde des affaires et donc de résoudre les nouveaux problèmes nécessitant l’emploi de nouvelles solutions.
§4. le cadre normatif est un outil d’amélioration
Le processus de normalisation réunit des personnes dont le champ de connaissances et d’expérience est vaste et soumet les projets de normes à un large débat libre et contradictoire. Dans ce sens, les procédés de normalisation employés au niveau international, tels que l’emploi d’exposés sondages, la rédaction de projets, permettent d’apporter des solutions plus efficaces. La publication de ces normes permet donc d’apporter une base, reflet d’un consensus professionnel, au jugement du praticien ce qui en améliore la qualité moyenne d’application.
Sous section 2 : Pourquoi le jugement est-il nécessaire pour appliquer les normes?
S’il est nécessaire de canaliser l’application du jugement du praticien par les normes, il est également nécessaire de faire appel à son jugement lorsqu’il s’agit d’appliquer ces normes.
Nous distinguerons trois raisons principales :
§1. Les normes comptables sont de caractère général
La rédaction d’une norme est longue et difficile car la règle établie doit être à la fois générale et consensuelle. Dans leurs prises de position, les normalisateurs ne prennent pas en compte toutes les situations possibles. Il est donc du ressort du praticien de faire le lien entre les circonstances dans lesquelles il doit exercer son jugement et l’application de la norme : si les normes sont un outil de protection, elles ne sauraient se substituer à la nécessité pour le professionnel de porter un jugement sur la pertinence de son application.
§2. Les normes comptables sont sujettes à interprétation
L’application d’une norme comptable, même lorsqu’elle ne fait pas directement référence au terme « jugement », est souvent sujette à interprétation :
– L’emploi d’expressions comme « il est souhaitable », « dans la mesure du possible », « il peut être nécessaire », « de façon prédominante », etc., revient régulièrement dans les normes.
– Une norme peut offrir plusieurs alternatives au professionnel dont le choix est laissé à son jugement.
– Le sujet de la norme comme le traitement des estimations, la correction d’erreurs, les changements de méthodes, faisant largement appel à la notion d’importance relative, repose sur le jugement professionnel de l’expert-comptable.
§3. Les normes sont complexes du fait de l’instabilité de l’environnement
Nous voyons apparaître chaque jour de nouveaux défis et de nouveaux outils que ce soit en matière de production, de commercialisation ou de finances : le cadre dans lequel sont établis les états financiers évolue constamment. C’est pourquoi un référentiel comptable qui ne laisserait aucune place au jugement deviendrait vite caduc.
La mise en place d’une norme est quelque chose de complexe ce qui explique qu’il arrive qu’elle soit en retard par rapport à l’évolution du monde des affaires, comme en témoigne la difficulté éprouvée par l’IASB pour mettre au point une norme sur les nouveaux instruments financiers. Il a donc fallu que des professionnels soient confrontés au problème posé par l’utilisation de ces instruments pour dégager des solutions pratiques qui ont été à l’origine de l’élaboration de la norme.
En ce sens, on peut affirmer qu’il existe une relation dialectique entre les normes et le jugement professionnel.
Sous section 3 : Conséquence de l’existence des normes sur l’exercice du jugement professionnel
Les normes contribuent à réduire le champ d’application du jugement professionnel dans la mesure où elles constituent une référence ayant normalement un caractère obligatoire pour les états financiers qui s’y réfèrent. Il existe cependant des domaines réservés au jugement tels que l’importance relative ou la primauté du fond sur la forme pour lesquels le processus normatif se limite aux principes généraux.
L’objectif d’une norme est de pouvoir éclairer et harmoniser le jugement des praticiens qui, du fait de la complexité de l’environnement, expriment le besoin de solutions consensuelles aux problèmes fréquents. L’éclairage doit être suffisant pour baliser le chemin qui mène à la prise de décision mais ne doit pas aveugler le professionnel par un cadre trop strict qui lui ôterait sa capacité de jugement.
C’est ce que faisait d’ailleurs remarquer la commission Cohen aux Etats-Unis dès 1978 : « C’est dans le cadre comptable existant que devrait s’exercer le jugement, non pas indépendamment de celui-ci »[12]. Pour le travail comptable, le jugement s’exerce dans un cadre de référence hiérarchisé qui comporte les objectifs des états financiers, les qualités caractéristiques, les principes comptables et les normes.
Mais, un jugement pertinent n’exclut pas l’acceptation de compromis.
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4 Diane Francis, The Financial Post, 29 janvier 1994. ↑
5 Directeur des normes comptables de l’ICCA. ↑
8 Cadre conceptuel de la comptabilité tunisienne. ↑
9 Cadre conceptuel des normes internationales d’audit. ↑
11 Conclusion sur le jugement professionnel. ↑
12 Commission Cohen, États-Unis, 1978. ↑
Questions Fréquemment Posées
Qu’est-ce que le jugement professionnel de l’expert-comptable?
Le jugement de l’expert-comptable se fait dans le cadre des normes professionnelles qui traduisent des jugements collectifs de la profession.
Peut-on éliminer le jugement professionnel dans les missions comptables?
La réponse est donc en principe négative, car des règles détaillées n’améliorent pas la qualité de l’information financière et sont plus susceptibles d’être contournées.
Pourquoi le jugement professionnel est-il important dans la comptabilité?
La présentation de certains actifs et de certains passifs dans les rapports financiers repose sur le jugement professionnel, en raison de l’incertitude et de la probabilité inhérentes aux définitions comptables.