Le grotesque et ridiculisation dans Ravisseur sont essentiels à la compréhension des dynamiques familiales et sociales. L’analyse révèle comment la caricature du père et l’humour entourant des événements tragiques enrichissent le dialogue et soulignent les idéologies sous-jacentes dans le récit de Leila Marouane.
Le grotesque et la ridiculisation
Dans son étude sur le grotesque et l’absurde dans le drame moderne, Arnold Heidsieck, considère « la déformation de l’homme et du corps humain comme une caractéristique du grotesque. Cette déformation provoque le rire. »1
La caricature dans Ravisseur concerne en grande partie le personnage du père. Deux événements tragiques sont abordés de manière humoristique et tournés en dérision, il s’agit la déchéance du père et la pratique sociale de la répudiation.
La déchéance du père :
Le père présenté au début du roman comme tortionnaire psychique et physique de sa fille Samira, sera à son tour victime de violence et de torture.
Après son arrestation, le père revient à la maison unijambiste, dépossédé de ses attributs masculins, la raison et le sexe. Le tortionnaire torturé a perdu non seulement sa réputation sociale mais aussi le symbole du pouvoir masculin.
- Elle n’avait effectivement pas les formes hippopotamesques de notre père, ni ses joues adipeuses et flasques. elle avait bien d’autres défauts de fabrication, si je puis dire, qui ne trompaient pas. Pas moi, en tout cas : la jambe de bois, le bâton de pèlerin, les balafres sur les joues, les traces de brûlures sur le dos des mains et des bras n’appartenaient pas à notre père.. (p.152)
- A mots couverts, et indiquant l’endroit de son sexe, elle parlait de castration. (p.155)
Cette perte de la virilité, et de l’affaiblissement du corps constitue selon la définition de Heidsieck est un élément typique du grotesque. La narratrice refuse d’admettre qu’il s’agit réellement de son père. La mutilation, aussi sert à montrer les déformations intérieures, la corruption et la perversion d’un personnage et le tourne en ridicule. Le père présenté au début du roman (première partie) comme un personnage de démesure et de l’accès, devient à la fin du roman un personnage caricatural et ridicule signifiant un renversement sur l’axe vertical.
- Vois-tu, ma tante, poursuit-elle. A présent je suis veuf ruiné. Veuf et ruiné. Spolié. Trahi…Enfin, tu sais tout ça… (p.173)
- D’ailleurs, je n’aurai jamais plus d’enfants. Ils m’ont dépouillé de mon matos…(p. 174)
Son autorité en tant que chef de famille s’avérera moins évidente, il sera victime de ses accès « Aziz le pêcheur lâcha donc les rênes, démissionna. » (p. 95)
La ridiculisation est le meilleur procédé pour réduire et châtier ce père orgueilleux et tyrannique. L’auteure vise à déstabiliser le statut de l’homme dans une société où il est considéré comme pivot et symbole d’autorité. Face aux erreurs, l’humour maintient le goût du jeu et de l’insoumission.
La pratique sociale de la répudiation :
Il s’agit donc dans Ravisseur d’une remise en question de la violence masculine et de l’application aveugle des traditions.
Après avoir pris conscience de la portée de son acte irréparable (la répudiation de son épouse par trois fois), il organise une farce (marier son ex- femme à un voisin). Contre toute attente, Nayla disparaît avec son nouveau mari, Youssef Allouchi.
- Ma mère n’étant toujours pas de retour, retour que nous n’espérions plus du reste.
Nous constatons donc que la répudiation de la femme, signe du pouvoir absolu de l’homme et de la soumission de la femme, se tourne contre l’homme.
Ainsi, l’épouse répudiée, libérée du joug marital, entrera dans une nouvelle jeunesse tandis que le père complètement désemparé, est laissé pour mort « Mon père s’allongea sur le canapé, inerte comme la mort. Ma mère convolait.» (p.64)
Au lieu d’être la victime de l’injustice sociale et religieuse, Nayla passe alors de l’état de femme soumise et complice d’un père oppresseur à celui de femme libre.
La femme se libère grâce à la magie considérée comme une stratégie de résistance. Dans Ravisseur, le surnaturel plonge ses racines dans la culture arabe, il se manifeste par la croyance en l’existence des djinns. « La science des djinns »2ou autrement dit la magie a pour but d’inverser les rapports homme/femme en asservissant l’homme à la volonté féminine.
- Partout on raconte l’histoire de la femme qui a osé répudier son mari, reprit Fouzia.
- Ils digent qu’il aété enschorchelé par maman, qu’elle lui a fait mancher de la scherfelle d’âne, enchaina Noria. (p. 123)
- Mais qu’elles soient dans le camp des bons ou dans celui des mauvais génies, les djinnias ne tolèrent ni coépouses ni concubines. Fussent-elles de la même trempe qu’elles.
- Tu veux dire que maman est de la trempe des djinnias ! s’exclama Fouziade la trempe des djinnias. (p. 67)
La magie joue donc un rôle important, elle est un contre pouvoir. « La science des femmes»3est un moyen pour échapper au régime opprimant du mari et celui d’une société qui favorise l’aliénation et la soumission de la femme. Aziz Zeitoun perd alors le contrôle de la situation et surtout son pouvoir social.
Il plongeait dans les abysses, la tête en loques. Plus que du désespoir de savoir son épouse envolée, ou volée, père souffrait des affres du déshonneur, cet horrible sort réduisant le plus robuste des mâles à rien, au néant. (p. 95)
Ainsi, le père et l’ordre patriarcal sont renversés définitivement et sont tournés en dérision. Parallèlement au père ridiculisé devant sa famille et les autres hommes, la pratique sociale de la répudiation et sa légitimité en tant que loi religieuse et morale sont tournées en ridicule.
Pour ce qui est du grotesque des situations, nous pouvons déceler de multiples scènes qui suscitent le rire.
- La scène du téléphone.
- Notre sonnerie réglée au maximum nous fit bondir du lit. Une course effrénée s’engagea à la salle de séjour. En l’absence de mon père, c’était à qui atteindrait la première l’appareil et, si elle n’était pas occupée, ma mère participait aussi à la cavalcade. (p.26)
Le grotesque se manifeste aussi par la réaction inattendue de la mère face à une situation naturelle celle de peser le bébé à sa naissance.
- L’imbécile de mon fils les a laissés le peser ! Peut-on laisser peser son propre fils comme de la vulgaire viande à l’heure qu’il est, la clinique et ses environs sont informés du poids de mon petit garçon. Si je ne fais pas les tours de sel …Oh, non, que dieu me le préserve…
- Et de geindre, comme elle excellait à l’époque :
- Qu’est-ce qu’on t’a fait, ô Toi là-haut, pour nous affliger ainsi ? C’est bien ma chance si d’emblée mon petit-fils est foudroyé par le mauvais œil…(p.34)
Et c’est cette attitude qui va être à l’origine de la répudiation puisque Nayla transgresse la loi de son époux en décidant d’aller seule en taxi à la clinique pour « les tours de sel » alors qu’elle n’est jamais sortie seule.
L’humour peut être infiltré par l’ironie, il devient alors grinçant et amer. Le surréalisme a exacerbé cette forme d’humour et l’a définicomme un humour noir, c’est-à-dire « une révolte supérieure de l’esprit »4.
Cette forme d’humour constitue une défense et un dépassement du tragique. Elle peut être un « moyen de défense contre la douleur, consolation du moi par le surmoi, défi aux autres, au monde et à soi-même, l’humour noir tente alors de cacher l’abîme »5
Dans le roman de Leila Marouane, nous décelons une variété de discours outrageants. L’humour noir se caractérise par une méchanceté satirique, un rire de haine et une moquerie de mauvais goût. Comte Sponville qualifie l’humour noir d’« arme -tournée presque toujours vers autrui-[…] [de] rire mauvais, sarcastique, destructeur, le rire de la moquerie..] [de] rire de la haine »
La narratrice évoque avec amusement les situations les plus horribles. Elleveut triompher du malheur de son père mourant en exhibant sa supériorité.
- J’ai un œil vigilant sur l’intruse. D’ailleurs elle me facilite bien la tâche, la nigaude, elle vient me voir tous les jours. (p.172)
L’humour crée ici un contraste entre le caractère tragique d’une situation, et la façon dont en parle la narratrice.
L’humour noir est aussi « ce comportement qui permet d’échapper à une réalité désagréable par la plaisanterie6.»Samira évoque souventle monde d’où vient son père qui n’a plus figure humaine.
Mes yeux se tournent vers elle, se saisissent de son visage, puis descendent sur les flétrissures de ses bras comme autant de sillons labourant ses poils noirs et fournis. Les stigmates de ses mains, la jambe de bois, les joues décharnées tous les travers de fabrications, et elle continue de se prétendre mon neveu. (p.173)
La narratrice évoque les horreurs sur un ton banal et c’est de ce décalage entre l’horreur et le ton banal que naît l’humour noir.
- Le reste de son corps était labouré de cicatrices. Et puis ce gros moignon à la naissance de la cuisse. Comment avait-elle pu se faire cette abominable amputation ? Mais, bon, elle venait d’un monde où l’amour méritait toutes les mutilations. (p.164)
Les comportements violents et extrêmes du père décrits dans le roman justifient l’hostilité et le désintéressement de Samira à son égard. Elle va jusqu’à le défier et œuvrer pour son anéantissement. Une volonté contradictoire à l’ordre moral et social, et créant une dimension à la fois tragique et comique. Tristan Maya à ce sujet pose que « si l’humour procède d’un sentiment, d’une sensibilité, l’humour noir procède d’une hostilité à l’égard du monde »7
- Pour l’heure, il s’agissait d’évacuer de nos murs la djinnia qui se faisait passer pour Aziz Zeitoun.(p.163)
- J’attends en effet de retrouver la santé pour m’occuper de toi, ma djidji.(p.172)
- L’imam ou le curé le fera disparaître pour de bon, vu qu’elle commence à se décomposer. Sinon, elle renaîtra sous une autre forme. (p.183)
L’humour noir est présenté comme une attitude, un discours pour dépasser le réel et détourner le tragique d’une situation. Il est aussi une façon de rabaisser tout ce qui est élevé et sacré.Samira, dans la description de son père vise sa dégradation et sa dévaluation« Elle se mettait à rire comme une démente.» p.166
Dans son article « la politesse du désespoir », Tristan Maya affirme que l’humour noir est une révolte, défi « L’humour noir détruit le sérieux »8
La narratrice refuse de prendre au sérieux la maladie de son père. Elle présente sa mort comme une victoire, un triomphe voire une festivité. Elle est une délivrance pour elle et pour ses sœurs.
Une heure plus tard, je vis le cortège (…) le soleil était à son zénith. Je remerciai le Ciel en pleurant. (p.184)
Il tente d’apparaître comme « une attitude de l’esprit devant la problème de l’existence»9. Il est un procédé de dédramatisation qui peut aller jusqu’à la négation même de la tragédie, aboutissant à une façon de ne plus prendre la mort au sérieux.
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1 Heidsieck Arnold. Das Groteske und das Absurde in modernen Drama. Stuttgart, 1969. p. 16-27. Cité par Birgit Mertz-Baumagartener. In Paysages littéraires algériens des années 90 : Témoignages d’une tragédie, études littéraires magrébines n°14. Paris :L’Harmattan, 1999. p. 192. ↑
2 Lacoste Dujardin. Des Mères contre les Femmes, Maternité et patriarcat au Maghreb. Paris : la découverte. 1996. p. 201. ↑
3 Ibid., p. 200. ↑
4 Breton André. L ‘Anthologie de I ‘Humour Noir. Grasset, Coll. Biblio. 1984. p. 12. ↑
5 Emelina Jean. Le comique, Essai d’interprétation générale. Paris :Sedes.1996. p. 136. ↑
6 Grojnowsky et Sarrazin. L’Esprit filmiste et les rires fin du siècle. Paris :José Corti.1990. p. 37. ↑
7 Tristan Maya. « Essai de définition de l’humour noir ». In Sybthèses, n° 217-218, juin – juillet, 1964. ↑
8 Ibid. ↑
9 Bourgeois René. L’ironie romantique. Grenoble: PUG. 1974. p. 11. ↑