La violence verbale dans Ravisseur est explorée à travers la diversité des registres langagiers, révélant comment Leila Marouane utilise des styles d’écriture variés pour intensifier les effets dramatiques. Cette analyse discursive met en lumière le rôle crucial des dialogues dans la construction de l’intrigue et des idéologies.
La violence verbale
L’auteure ne se limite pas à un seul registre langagier. Elle change de niveau de langue tout au long du récit. Ce changement de registre dépend de l’espace que cadre l’action, et les personnages qui y participent.
Afin d’amplifier les effets de violence dans le récit, Leila Marouane multiplie les styles d’écriture : une langue soignée et poétique, et une langue mimétique de l’oral.
La grossièreté et le manque de finesse, l’élévation du ton, les cris et le ralentissement de la prononciation, sont les procédés utilisés par l’auteure.
Le registre utilisé est parfois choquant. Il s’appuie parfois sur l’animalisation. Samira chaque fois qu’elle évoque son père, elle parle de formes hippopotamesques. Elle le compare au « lard » p.19 « au félin » p.85. « Sa silhouette d’hippopotame. » p.48 « son poids hippopotames. » p.85 « Un félin ».p.85
La violence verbale se manifeste d’abord dans la description de ses filles. Chaque fois que la famille traverse une période difficile, le père tient à rappeler et à peindre les défauts de ses enfants. Il utilise un vocabulaire qui laisse à entendre une haine et un mépris envers ses enfants.
Aziz qui, ne tolère pas d’être affronté, n’acceptant pas l’avis d’Omar concernant l’application de la loi religieuse pour pouvoir reprendre son épouse répudiée. Il tente de le rabaisser.
-Tu n’es tout de même pas l’imam El Ghazali ! le réprimanda mon père. Et le nôtre d’imam saura me dire. (p.53)
Il s’appuie aussi sur la déformation du langage pour ridiculiser son fils.
– A vingt ans, Omar, mon fils unique, est déjà père de famille. Pour la sunna d’Allah et de son prophète, da dada, da dada. (p.19)
La violence verbale du père ne se limite pas à son entourage familial, elle le dépasse pour atteindre aussi ses relations avec les autres personnes. Il s’agit ici de son comportement avec l’imam qui a marié Allouchi et Nayla, et la veuve chargée de la chaperonner.
La conduite d’Aziz Zeitoun avec l’imam
Le père dans son discours passe subitement dans un moment de colère, du vouvoiement au tutoiement, un tutoiement soudain qui n’augurait rien de bienveillant. Sa posture aussi vise à montrer sa supériorité.
Mon père se souleva de tout son corps
- Qui t’a enseigné ces vérités, l’imam ? (p.20)
Lorsqu’il découvre la disparition de sa femme, il culpabilise l’imam. Style oralisée, intonation, tutoiement et emploi du futur proche sont les moyens utilisés pour exprimer les menaces
- tu vas voir à quoi je vais réduire la tienne de condition, l’imam ! tu vas voir où te mèneront tes décisions ! tu va couler dans un caniveau, l’imam ! je vais t’y noyer ! tu peux me croire et ce n’est pas Allouchi, ce scribouillard de mes deux, qui t’en sortira. (p.94)
Sur un ton élevé, il accuse l’imam de comploter avec Allouchi.
- Combien t’a-t-il payé pour comploter avec lui cet enlèvement ? Peut- être tu t’es-tu seulement satisfait d’une lecture du Coran en évitantsoigneusement : la femme de ton voisin, tu ne toucheras point ? barrissait-il. (p.94)
Rappelons que ce dialogue marque une rupture dans les rapports hiérarchiques. Le rapport d’égalité qui s’instaure au début du dialogue, se modifie au cours de la conversation, et devient un rapport hiérarchique instable. Le père affirme sa supériorité à travers ses actes de langage (menace, ordre) mais très vite, il se verra dominé par son interlocuteur. Conscient de ce renversement de situation et son incapacité à obtenir ce qu’il désire, il s’adonne aux invectives.
Son entretien avec la vieille femme qui a chaperonné Nayla
D’un air menaçant il l’interroge sur Nayla. Il lui rappelle son veuvage dans l’intention de l’humilier. Sa supériorité sur l’axe hiérarchique lui permet d’obtenir toutes les informations en confinant la veuve à répondre à toutes les questions.
- alors la veuve ? quelles sont les nouvelles ? (p.87)
- si tu ne parles pas, je te ferai connaître l’enfer avant l’heure. (p.89)
- répète ce que tu viens de dire, lança-t-il dans un tonitruant murmure. (p.93)
Aziz qui se trouve incapable de retrouver son adversaire, se contente de l’insulter et de le qualifier de « traître ». Il recourt au style familier et à la déformation du langage pour le railler et le réduire en évoquant son impuissance sexuelle.
- il se prend pour l’émir Saoud. (p.121)
- il se jette sur nos femmes à la six-quatre-deux. (p.121)
- quant il veut faire oublier sa tare, mon voisin sort son fusil, soi-disant pour le baroud d’honneur, dada, dada… (p.121)
Nous remarquons qu’à travers ces extraits, Aziz Zeitoun est un personnage dont le comportement est extrême. Ses relations avec les autres sont teintées de violence du langage. Il recourt souvent au langage violent « réduire la maison en miettes- ingurgiter une bouteille d’eau de javel » Nous décelons un autre procédé pour évoquer la violence verbale celled’associer les excès de colère du père à des verbes puisés dans le registre propre aux animaux « beugler », « barrir », « rugir », « mugir ».
Nous avons retenu les exemples suivants.
- hors de ma vue, poisse de poisse ! hors de ma vie : pyromane ! matricide ! tanticide, beugla-t-il. p.73
- porteuse de poisse dont les seuls mots engendraient les vingt- cinq pour cent des maux du monde. (p.42)
- Que veut dire ce JE NE SAIS PAS ? Mugit mon père. (p.88)
- Où les a-t-on vus ?répéta mon père en soufflant comme un buffle. (p.89)
Nous percevons comment la famille Zeitoun se consume dans la violence physique et verbale. Cette violence n’est autre qu’une expression d’une conscience déchirée et malheureuse. Etant l’élément fondamental de la société, cette famille est à l’image de la société à laquelle elle appartient ; une société malade, qui vit aussi dans une violence quotidienne.
La violence va croître, puisque l’auteure cherche à dénoncer un autre genre de violence, celui de la violence du groupe social. L’auteure évite de présenter le sujet sous forme de documentaire.Elle rapporte les évènements sanglants des années 90 en se référant à une réalité vécue mais dans une dimension esthétique pour atténuer leur ampleur.
Ce genre de violence ou le terrorisme va conduire à une réaction identique et justifiée de la part des représentants de la loi. Dépassés par la tyrannie de ces infra terrestres, une solution doit s’imposer pour neutraliser et anéantir ces « ravisseurs ».Néanmoins à aucun moment, l’auteure n’utilise le mot « torture » ou « prison ».
En suivant la trame narratologique, nous pouvons déduire que le père a été emprisonné pour des raisons précises pour les autorités mais qui demeurent obscurs pour le père. Il a été accusé d’utiliser ses bateaux pour cacher des armes.
Là-dessus, on frappa à la porte, des coups violents. Pendant que mes sœurs retenaient leur souffle, priaient, espérant un miracle, mon père’ raccrocha et descendit ouvrir. D’en bas montèrent des voix indistinctes. Elles étaient nombreuses, pressées, nerveuses. Puis, poursuivit Fouzia avide de mots,, la voix de notre père s’éleva :
- Transporter quoi ? Qui ? Mes bateaux sont faits pour la pêche et non pour ce que vois dites. C’est un complot ! C’est une machination ! Allouchi et ses 111es veulent avoir raison de moi ! Demandez, donc aux voisins de vous raconter les turpitudes dont jesuis la proie ! Je n’en dors plus ! Je n’en mange plus ! Je suis vidé comme une outre.
D’autres murmures, presque audibles, mais Fouzia n’avait rien retenu. Et de nouveau la voix de notre père, de plus en plus haute
- Mais c’est le traître qui habitait en face qu’il faut emmener. C’est lui qui sait lire et écrire, qui rédige des textes, comment dites-vous déjà ? suservifs ? subversifs, bien sûr. Je ne sais même pas ce que ça veut dire, l’arabe littéraire et moi, vous savez Mais je peux vous assurer que je n’en fais pas, du susertif. Allez voir du côté de mon voisin. […]Moi, mes bons amis, je ne suis qu’un armateur, le plus célèbre du port, certes, mais seulement un armateur et des plus généreux. Pas autre chose, en tout cas pas un armurier. D’ailleurs, les armes, je n’aime pas ça. Alors prétendre que mes bateaux sont des caches (p. 121)
Mais cet argumentaire ne lui est pas de grande utilité puisque Aziz Zeitoun va disparaîtreet réapparaître plus tard, mais unijambiste, émasculé et fou.
- Ce sont eux qu’il faut jeter dans vos geôles… p.122
- Et voilà, on ne sait pas où il est. p.123
Elle n’avait effectivement pas les formes hippopotamesques de notre père, ni ses joues adipeuses et flasques […] la jambe de bois [… les balafres sur les joues, les traces de brûlure sur le dos des mains et des bras […] p.152
Cette perte de la virilité et l’affaiblissement physique sous-entend une violence physique exercée sur le père durant son absence. Un peu loin, seront dévoilées d’autres traces de torture.
- À mots couverts, et indiquant l’endroit de son sexe, parlait de castration. (p.155)
Le reste de son corps était labouré de cicatrices. Et puis ce gros moignon à la naissance de la cuisse. Comment avait-elle pu se faire cette abominable amputation ? (p.164)
Puis, elle accentue cette description, en soulignant que le père : « a complètement perdu la raison. » p.166 «continuait de boiter, de maigrir.» p.177
Cet enchaînement dans la description de l’état du père va aboutir à une situation irrémédiable. Cette évolution suggère l’atrocité de la violence qu’avait subit le père, violence physique, morale qui va mener à la mort.
Ainsi, cette pratique semble être indispensable pour éradiquer le terrorisme qui soumet toute une société. Toutefois, cette pratique dangereuse qui peut mener la victime jusqu’au délire et la folie ce qui provoque l’indignation de l’auteure qui cherche à dénoncer cette pratique en dévoilant ses conséquences. Autant de violences qui illustrent la thématique de l’absurde et la désillusion totale exprimée par le folie et le délire.