L’universalisme géographique du français est au cœur de l’analyse du Dictionnaire des francophones, considéré comme un projet politique et linguistique innovant. Cet article aborde les enjeux de la diversité linguistique et les implications de la gouvernance linguistique dans le cadre de la Stratégie internationale pour la langue française.
C-Situer le DDF dans le débat : la diversité comme curseur
Pour une conception géographique de l’universel : compte-rendu critique
Dans le cadre de notre étude empirique, nous avons systématiquement posé à nos locuteurs les deux questions suivantes : Considérez vous le DDF comme un projet universaliste ? Est-il pertinent de parler d’un universalisme francophone ? La motivation était dans un premier temps de comprendre si le DDF pouvait être qualifié d’universaliste.
Notre état de l’art nous a permis de dégager les différentes définitions sous-jacentes à la notion. Nous avons donc postulé que le DDF pouvait s’inscrire dans le courant des universalismes postcolonial (Niang et Suaudeau, 2022) et latéral (Diagne et Amselle, 2018). Le recoupement des entretiens a fait émerger une hypothèse non-prise en compte dans notre postulat de départ.
Pour les acteurs des sphères politique, sociologique, linguistique interviewés, le DDF coïncide avec un universalisme géographique. En effet, il a été systématiquement relevé que la langue française était présente sur tous les continents.
Une conclusion qui marque une rupture avec l’universalisme tel que promu au XVIIIe siècle. À ce sujet, Calvet cite le rapport de l’abbé Grégoire. Est dénoncé le fait que l’universalité du français ait été postulée « à une époque où cette langue n’est même pas majoritaire en France » (1999, p. 72). Cerquiglini donne corps à cette position : « Le paradoxe, c’est que Rivarol s’est trompé. Il disait que la langue française était universelle à l’époque où elle était la langue des élites européennes. Il n’a pas vu que l’Histoire allait lui donner raison. Le français est universel. 300 millions de personnes le parlent. » (2022, p. 9)
L’inversion du concept est aujourd’hui possible de par l’expansion géographique du français (Petit, Francard, Cerquiglini, 2022). Effectivement, la langue française est présente
« partout » (Petit, 2022, p. 94), i.e. sur tous les continents. Une spécificité qu’elle partage avec l’anglais puisqu’elles sont les deux seules langues à être enseignées sur autant de territoires. Pour cette raison est avancée « une conception linguistique, géographique de
l’universel » (Cerquiglini, 2022, p. 15) reposant sur la mondialité du français : « Il est vivant dans le monde entier, il a pris racine partout. » (Ibid., p. 14)
Il n’en demeure pas moins que – malgré la réalité géographique incontestable – l’utilisation du terme « universalisme » demeure délicate, puisque connotant les discours mythiques portés sur la langue : « Il y a une extension géographique du français qui est tout à fait incontestable mais l’universalisme, la richesse, la précision, la logique, non.
Il serait quand même grand temps un jour qu’on torde le cou à ces canards. » (Francard, 2022, p. 134) Pour cette raison, l’OQLF et Philippe Blanchet optent pour des formulations davantage précautionneuses, celles d’usages communs ou majoritaires aux territoires francophones : « le DDF est susceptible de révéler que certains usages linguistiques sont, si ce n’est universels, du moins communs à plusieurs collectivités francophones distinctes.
» (OQLF, 2022, p. 84)
Par souci d’éviter les amalgames, il nous semble opportun de se référer à cette dernière opinion. En effet, de par ses variations, nous ne relevons pas l’usage d’un seul mais de plusieurs français à l’échelle mondiale. Parler d’un français universel serait donc trompeur.
Pour un universalisme décentré : compte-rendu critique
Le recours au décentrement en tant qu’élément de langage fait directement écho aux accusations d’ethnocentrisme auxquelles les défenseurs de l’universalisme républicains ont eu à répondre. Notre étude empirique ainsi que l’analyse de la communication faite autour du DDF démontrent qu’aucune position centralisatrice n’est imputable au projet. Pour Paul Petit,
« la représentation classique et un peu figée, centralisée ou centralisatrice autour de la langue française » (2022, p. 94) n’est pas le fait de l’objet dictionnairique. Néanmoins, l’analyse des discours présidentiels nous donne à voir une ambivalence idéologique. Alors que les prises de parole d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, à l’Institut de France, ainsi qu’à Érevan se focalisent toutes sur la défense de la diversité – décentrement à l’appui –, une position sensiblement différente est exposée lors d’un entretien accordé au magazine Elle en juin
2021. Interrogé sur son adhésion au paradigme universaliste, Emmanuel Macron affirme en être. Et de justifier cette posture par son refus de reconnaître « un combat qui renvoie chacun à son identité ou son particularisme » (Niang et Suaudeau, 2022, p. 15). Or, le travail accompli par Niang et Suaudeau permet d’invalider la pensée selon laquelle contester l’universalisme équivaut à « réveiller le démon du particularisme » (Ibid., p.
14). Trois en plus tôt, lors du Sommet de la Francophonie à Érevan, évoque déjà une « langue de l’universel, de la traduction,
des auteurs, de l’échange » (2018b). Il s’agit alors de discerner ce que le Président a voulu entendre par « universalisme ». Au vu de la clarté des paroles recueillies pour Elle, nous mettons en doute que son intervention au Sommet d’Érevan fasse référence à une conception géographique de l’universalisme. Le parti pris adopté par Emmanuel Macron semble être celui
« de la raison pseudo-universaliste » (Niang et Suaudeau, 2022, p. 14). Pour Blanchet, « Si l’idée est de dire, façon Rivarol, que le français est supérieur aux autres, qu’il devrait être partagé par tous car il apporte la civilisation et éclaire le monde, c’est une ânerie. » (2022, p. 115)
Le DDF se retrouve alors mis au défi d’une politique du « en même temps ». Un pas est fait en direction d’une communauté francophone dé-euro-centrée, tandis qu’un autre freine cette avancée historique, sous couvert de menacer l’indivisibilité républicaine. Si le DDF représente sans nul doute une ouverture à l’universalisme postcolonial, les structures de domination intrinsèques à la francophonie ne permettent pas de véhiculer « l’idéal d’une langue française universelle et égalitaire dont chaque francophone peut se réclamer » (Véron et Candea, 2019, p. 143). Cette réalité sociolinguistique ambivalente offre au DDF la possibilité de se démarquer, en portant haut la force d’un universel colonisé, comme suggéré par Souleymane Bachir Diagne (Niang et Suaudeau, 2022, p. 62)
Pour une reconnaissance universelle de la diversité : compte-rendu critique
Dans la perspective d’évoluer vers une reconnaissance universelle de la diversité linguistique – au même titre que la Convention universelle pour la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, instaurée par l’Unesco en 2005 –, nous préconisons d’encourager l’unité résidant dans l’acceptation mutuelle des différences de chacun. Une avancée qui correspond à la volonté du DDF de créer d’autres sources de légitimité.
À notre question Est-il pertinent de parler d’un universalisme francophone ?, les répondants ont majoritairement répondu par la négative. Tous s’accordent à privilégier la mention de
« certaines similitudes, certaines valeurs communes » (OQLF, 2022, p. 84) partagées par les francophones. L’OIF et l’AUF tablent également leurs politiques sur les « préoccupations communes [et] enjeux partagés » par la communauté (Idem). Une grille de lecture permettant de ne pas délaisser « la reconnaissance de différences locales ou nationales » (Idem). Dès lors, l’expérience du DDF tend à prouver que les particularismes ne sont pas « un désaveu d’une perspective francophone plus large. » (Idem)
Plutôt que de stigmatiser la différence, nous prenons le parti de valoriser les communs. Il est à propos de rappeler que, lors des présentations faites du DDF, le français est promu comme langue en partage. À cette fin, Noé Gasparini garantit que « le DDF veut refléter tous les particularismes » (Nadeau, 2021 ; Meszaros et Gasparini, 2021).
Dans le même ordre d’idées, Sébastien Gathier, responsable opération du DDF, invite les locuteurs à « s’approprier ce bien commun qui présente notre belle langue sous le prisme de la multiculturalité » (2021). Une formulation inscrivant le DDF dans le débat-fleuve opposant – caricaturalement – les modèles multiculturaliste anglo-saxon et universaliste francophone.
Adeline Simo-Souop place le DDF dans le courant du « multiculturalisme », arguant qu’il n’encourage aucune « homogénéisation », contrairement à l’universalisme :
Je préfère multiculturalisme en réalité. Ça montre qu’on est vraiment dans une perspective de diversité. Dans l’universalisme, je vois encore une tendance fédératrice. Si c’est pour la fédération, nous connaissons le centre, la norme que nous partageons tous mais sinon, c’est un projet diversitaire donc multiculturaliste, je préfère. (Simo-Souop, 2022, pp. 65-66)
Ainsi, l’unité réside « dans l’acceptation des uns des autres, le respect des uns des autres » (Idem). La chercheuse camerounaise ne se prononce par en faveur d’une « langue francophone commune », le but du DDF étant selon elle d’accéder « au respect mutuel, à l’acceptation mutuelle » (Idem). Cerquiglini la rejoint en avançant que le DDF va, « en mettant en valeur la diversité, […] montrer aussi l’unité » (2022, p.
15). Il n’estime cependant pas nécessaire de se départir de la terminologie universaliste, et plaide pour une nouvelle universalité, celle « qui met en valeur la variété » : « Le DDF, c’est ce problème vraiment passionnant qui est l’universalité et la diversité mondiale de la langue française. Il y a du commun, il y a du divers.
» (Idem) Grin encourage également à conserver la terminologie universaliste :
Oui, il est universaliste, en ceci que ce n’est pas un projet identitaire, sectaire, post-moderne, essentialiste, etc. En même temps, il reflète une conscience qu’il existe des manières spécifiques et différenciées “d’être” l’universalisme et de se relier; un continuum francophone constitue l’une de ces manières, l’un de ces chemins d’accès à l’universalisme. (2022, p. 21)
En conclusion, nous réitérons que la terminologie universaliste est équivoque, malgré l’introduction de néologismes connotant la diversité. Il est essentiel que le DDF affirme une ligne politique franche, et la mention d’universalisme demeure nébuleuse et soumise à l’interprétation de chacun. La notion de « commun » est davantage pertinente et ne suscite aucune polémique. Si nous prenons le parti d’un universalisme postcolonial, l’emploi d’une terminologie plus neutre pourrait constituer un pas en direction d’une francophonie fluide,
plurielle et malléable. En définitive, nous enjoignons chacun à continuer de questionner sa norme de l’universalisme. Central dans ce processus de déconstruction, le DDF est une invitation au doute. Un doute constructif, tourné vers l’avenir.