Les valeurs universelles de la langue française sont au cœur de l’analyse du Dictionnaire des francophones, considéré comme un outil politique et linguistique innovant. Cet article explore les enjeux de gouvernance linguistique et la lutte contre la glottophobie dans le contexte de la francophonie contemporaine.
B-Réflexions sur la francophonie de demain
Dissocier langue française et valeurs universelles
Parmi les questions auxquelles nous escomptons répondre via cette recherche se trouve la relation ambiguë que la Francophonie entretient à l’universalisme. Le discours prononcé par Xavier Darcos, Chancelier de l’Institut de France, lors de la cérémonie officielle de lancement du DDF en atteste. Nous relevons que son argumentaire s’enracine dans les principes universalistes républicains.
L’idée principale défendue est celle de l’intérêt francophone pour « les valeurs que la langue a produites au cours de son histoire. » (2021) Un argumentaire qui vise à inscrire le DDF dans une relation langue française-valeurs républicaines. C’est à cet égard qu’il mentionne la Stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme.
Pour lui, elle arrime la langue française à des valeurs universelles en indiquant que « la langue dit quelque chose. » (Idem) Si l’on se réfère à son analyse, le français transmet « des valeurs, des idées, des histoires » (Idem). L’idée directrice étant de prouver que
« parler le français c’est aussi dans une certaine mesure adopter les valeurs universelles de la France. » (Idem) Cette conception ne remporte pas l’adhésion de tous.
À rebours du lien causal susmentionné, Alain Rey dénonce l’instrumentalisation d’une « fable politique de l’universalité (2007, p. 60). Elle est aussi dénoncée par le vulgarisateur linguistique Romain Filstroff, alias Linguisticae. Dans sa chronique Youtube La vérité sur l’Académie française, il tend à invalider la conception selon laquelle « les règles essentielles du français sont liées aux règles mêmes de l’esprit humain, comme si notre langue était au plus près de l’Esprit et donc quelque part universelle » (2019).
Un argumentaire dépeint comme colonialiste, ayant servi de référence pour justifier « l’hégémonie du français aussi bien à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur de nos frontières » (Idem). Les résultats de notre enquête empirique conduisent aux mêmes conclusions. Il s’avère que l’universalité de la langue français relève de la construction rhétorique.
En effet, nos interlocuteurs dépeignent l’universalisme comme une idéologie. Est réfutée l’analogie entre le français et l’universalisme, l’idée directrice étant qu’aucune langue n’est plus universelle qu’une autre :
Ce sont des gens qui ont une ouverture à l’universalité, éventuellement. De ce point de vue-là, le français n’est pas plus universel que l’anglais. Il n’est pas plus clair ou plus riche non plus. Tout ça, ce sont des discours, ce sont des idéologies, qui, franchement, desservent la cause du français parce que ça rend les francophones extrêmement arrogants par rapport à d’autres aires linguistiques. (Francard, 2022, p. 134)
Paul Petit se positionne également contre les personnifications faites de la langue française. Pour lui, l’universalisme relève du « slogan » mythique élaboré pour prétendre à « langue alignée ». Or, « ce n’est pas la langue qui est alignée ou non alignée, ce sont les États qui le sont » (2022, p. 38). Malgré cela, l’archéologie des discours présente l’universalisme comme un axe structurant de l’espace francophone « véhiculé par des productions littéraires et philosophiques » (Grin, 2022, p. 21) mais également par un corpus législatif. En 2000, l’OIF adopte la Déclaration de Bamako, portant sur la défense de la démocratie et des droits de l’Homme :
Avec le Président sénégalais Abdou Diouf, il y a eu un tournant. On a commencé à parler d’universalisme en liant la langue française aux Droits de l’Homme établis par la France. Cette vision d’universalisme-là a conduit la Francophonie à déborder de son carré de départ. (Somé, 2022, p. 74)
Les bienfaits dégagés du rapprochement entre langue française et valeurs universelles ne remportent pas l’adhésion de tous. Si Paul Petit considère cette mise en relation comme « un coup de génie » (2022, p. 38), Maxime Somé craint « une dissolution même de la première francophonie » (2022, p. 74). Il s’accorde à dire que les politiques linguistiques ne gagnent rien à être accolées au paradigme universaliste et enjoint à revenir au fondement culturo-linguistique promu lors de la création de l’ACCT en 1970 :
Il faut que la francophonie se recentre en mettant à son cœur la politique des langues. Son élargissement n’est pas positif. Les bases qui ont fondé la francophonie, ce sont les valeurs culturelles et linguistiques. C’est la langue française. Autour d’elle, on y a accolé l’idée de démocratie et de défense des Droits de l’Homme pour raccrocher avec la philosophie universaliste propre à la France. Ce sont des choses qui n’ont pas leur place. (Idem)
Pour Bernard Cerquiglini, le débat citoyen à l’ordre du jour ne concerne pas directement l’universalisme convoqué dans les discours portant sur la langue :
Dans le discours d’Érevan du Président et dans le discours de Xavier Darcos, chancelier de l’Institut, c’est une autre conception. C’est l’universalité au sens philosophique des Lumières, qui est battue en brèche en ce moment. Je vous renvoie à une polémique qui est quasi-quotidienne, et ça c’est un tout autre débat qui est : est-ce-que le français est porteur de valeurs universelles ? (2022, p. 15)
Au terme de notre interprétation hypothético-déductive, nous soutenons que la reconsidération du paradigme universaliste impacte directement le DDF : symboliquement d’abord puisqu’elle questionne les éléments de langage convoqués dans les discours, matériellement ensuite puisqu’elle intime de concevoir des politiques linguistiques « à la mesure du monde » – pour reprendre la formulation de Césaire – (Niang et Suaudeau, 2022, p. 62).
Promouvoir les universels : une conscientisation à deux vitesses
Notre analyse comparée des rapports à l’universalisme tend à démontrer la conscientisation grandissante des failles du modèle républicain. Le cas du DDF est imbriqué dans ces dynamiques à deux vitesses, où une partie de la sphère politique se réclame d’un universalisme éclairé par les Lumières, tandis qu’une autre partie célèbre activement la présence d’une pluralité d’universels. Nous arguons que le DDF tient davantage du deuxième mouvement de pensée, bien qu’il ne soit « pas encore intégré » (Petit, 2022, p. 94) par tous ses acteurs : « Il est évident que les représentants de l’universalisme et des bords de Seine ne sont pas immédiatement acquis au fait que le français des bords du Congo prenne toute sa place. » (Idem)
Déloger de l’imaginaire collectif l’idée d’un universalisme des valeurs n’est pas tâche aisée. S’il est aujourd’hui certifié que les langues ne transmettent pas ipso facto de morale, sa conscientisation relève de la politique des petits pas. En ne se réclamant d’aucune tradition prescriptive, le DDF peut sans nul doute contribuer à faire disparaître le discours mythique d’un français unique et indivisible. Pour un rapport plus vrai à la langue, et à ses locuteurs.
Dépasser l’État-nation : condition nécessaire pour un universalisme en partage
L’établissement du DDF questionne la pertinence de la vision linguistique de l’État-nation. Le rapport entre nationalisme et particularisme peut être étudié au prisme de la recherche de Ricoeur (1961). Une lecture des défis engendrés par la polynomie de la langue française est proposée par Taillandier (2009) et Avanzi et al. (2018). S’agissant d’aborder les spécificités ethno-territoriales, Harguindeguy and Cole (2009) font le rapprochement avec la politique linguistique française, mettant en exergue le caractère obsolète du modèle universaliste français en matière de langue.
Si l’on réfléchit à l’essence de l’État-nation, il apparaît que le respect de la diversité linguistique n’a pas été érigé en tant que principe fondateur du vivre-ensemble. Pour Gauchon et Huissoud, la caractéristique majeure de l’État-nation est sa propension à fédérer la cohésion (2019, pp. 33-35). En France, cette dernière est attribuée à l’unité linguistique.
Une organisation territoriale résultant « d’un véritable dressage des peuples amorcé avec la monarchie absolue et accentué par le XIXe siècle » (Idem). Si la cohésion culturelle est assignée à la « lutte contre les régionalismes » (Idem), la reconnaissance des variations du français – non seulement à l’échelle de la France, mais également de la francophonie – vient remettre en cause cet acte structurant.
Tandis que la chasse aux « gasconismes » est reconnue obsolète, il apparaît que la défense d’un français pluriel ne peut s’arrêter à la frontière du territoire national, sous peine de demeurer franco-centrée. Un enjeu bien cerné par la Stratégie internationale pour la langue française et le plurilinguisme. Ainsi, l’organisation territoriale héritée des traités de Westphalie gagnerait à être élargie au profit d’un sentiment de communauté francophone.
En puisant dans sa diversité pour faire unité, le sentiment de cohésion panfrancophone serait facilité. Il s’agirait alors de la mondialisation à son meilleur.
Pour Blanchet, le rapport entretenu à la langue française peut s’évaluer à deux niveaux : le premier étant celui de « l’intention politique de l’appareil d’État », le second étant « le niveau des locuteurs eux-mêmes » (2022, p. 105). Si l’appareil d’État a, dès le XIXe siècle, exercé sa mainmise sur la langue, le XXIe siècle offre quant à lui une fenêtre ouverte sur l’appropriation de la langue par ses locuteurs. Charge à eux de s’en saisir par le biais du DDF. Alors que la nation française a été construite autour de l’homogénéisation linguistique, nous proposons à la francophonie de revendiquer une identité bien à part : celle d’une communauté de communautés linguistiquement hétérogène.