Cet article explore la problématique de la sous-utilisation des données dans la prise de décision en Afrique, mettant en lumière les défis d’accès et de qualité des données nécessaires aux projets de développement. Nous examinons l’importance de l’analytique des données pour améliorer la prise de décision dans les projets de développement en Afrique, un sujet crucial pour l’avenir du continent.
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La problématique de la sous-utilisation des données pour prendre les décisions
Le processus de collecte, de traitement et d’analyse de données, encore appelé analytique des données, est un élément clé dans le domaine du développement. En effet, il joue un rôle central dans toutes les activités, de la planification à l’évaluation, en passant par la mise en œuvre réussie des initiatives20. Selon l’UNECA, l’analytique des données permet de prendre des décisions éclairées et suivre les progrès relatifs à l’implémentation des projets de développement.
Elle est donc essentielle pour attirer les investissements, évaluer les résultats et mesurer l’impact de ces projets sur les populations ciblées. Ainsi, il est clair que les données revêtent une importance fondamentale pour les projets de développement, en ce sens qu’elles fournissent les informations nécessaires pour éclairer la prise de décision. Toutefois, dans le contexte africain, il est difficile d’aboutir à de meilleures décisions et à de meilleures conditions de vie avec les défis statistiques et analytiques qui perdurent (Beegle et al., 2016).
Les données au centre des défis de prise de décision dans les projets
En plus de la carence socio-économique, le continent africain fait face à un autre type de carence pas moins important : la carence de données. Comme indiqué par Fu (2019), cette pénurie de données se manifeste à travers trois aspects cruciaux : la disponibilité, la qualité et la pertinence des données, lesquelles sont censées être prises en compte au cours de la phase de collecte dans le processus d’analytique des données.
Selon Boutheina Guermazi, directrice de l’intégration régionale pour l’Afrique et le Moyen- Orient à la Banque mondiale, le continent africain est confronté à des défis considérables liés à l’absence de données et de statistiques précises, opportunes et fiables. Ces données étant essentielles, il est donc difficile de soutenir la conception, la mise en œuvre et le suivi de politiques et de programmes de développement efficaces visant à accélérer la réduction de la pauvreté, à promouvoir une croissance équitable et à relever les défis du changement climatique.
Il existe également, selon elle, un manque flagrant de données de qualité comparables entre les pays et dans le temps, ce qui entrave sérieusement le processus d’intégration économique régionale ainsi que les efforts visant à stimuler la croissance économique sur l’ensemble du continent africain.
La qualité des données utilisées en Afrique a souvent été remise en question. L’un des principaux auteurs qui se sont penchés sur la question est Morten Jerven.
En effet, dans son livre intitulé In Africa : Why Economists Get It Wrong publié en 2015, il affirme, en se basant sur des preuves tirées d’histoires, d’analyses économétriques et de ses propres recherches de terrain, qu’une grande partie des informations, théories et idées formulées autour de la thématique du développement en Afrique est erronée et que ces conclusions incorrectes ont contribué à l’adoption de politiques publiques inadaptées et à la mise en œuvre d’initiatives de développement économique inadéquates (Rietdorf, 2015).
Le même raisonnement a été, plus tard, repris par Sara Randall (2016) qui s’est intéressée à la représentativité des groupes vulnérables et à la pertinence des données. Selon elle, le principe « Ne laisser personne de côté (Leave No One Behind – LNOB) » est de loin respecté en matière de collecte de données en Afrique.
En effet, les individus vivant dans les endroits où les besoins sont le plus critiques sont ceux pour lesquels les données sont le plus difficile à trouver. Il en dérive, en conséquence, des estimations erronées de la vulnérabilité ainsi que l’adoption de politiques non inclusives. Vivant le plus souvent en milieu rural, les catégories qui sont le plus souvent laissées de côté dans les recensements et les enquêtes sont les femmes âgées, les pasteurs nomades ainsi que les jeunes hommes adultes.
Les sans-abris et les enfants des rues, entre autres, sont également des catégories pour lesquelles les données sont quasiment inexistantes. Ces personnes se retrouvent généralement exclues des recensements et des enquêtes démographiques en raison de méthodologies de collecte qui ne tiennent pas compte de leurs valeurs culturelles et de leurs modes de vie locaux21.
Plusieurs autres raisons ont été évoquées pour tenter d’expliquer l’omission de certains groupes dans la collecte des données et plus généralement pour justifier l’absence de données de qualité en Afrique. Ces raisons incluent, entre autres, des contraintes liées aux ressources humaines et matérielles, des capacités techniques et financières limitées, des problèmes de coordination et de gouvernance ainsi qu’un manque d’intérêt pour l’utilisation de données probantes dans le processus décisionnel
Beguy, 2016. Randall, 2016. Bédécarrats et al., 2016.
Une autre raison plus politique évoquée est celle d’une omission volontaire des catégories les plus défavorisées dans le but de brosser un portrait plus attrayant de la population, ceci afin de camoufler l’échec des politiques publiques adoptées.
De tels comportements affectent considérablement la crédibilité des États africains en matière de planification, d’où la multiplication, sur le continent, de bases de données internationales dans une variété de domaines tels que la gouvernance, la migration, l’éducation, les soins de santé, pour ne citer que ceux-là. Peu importe les raisons évoquées pour tenter d’expliquer l’absence de données de qualité et fiables en Afrique, il est impossible de passer outre la défaillance des systèmes statistiques en place.
Cette défaillance a été désignée en 2011 par Shanta Devarajan, économiste en chef de la Banque mondiale à l’époque, comme la tragédie statistique africaine.
Systèmes statistiques défaillants et absence de gouvernance des données
Nombreux sont les gouvernements africains qui formulent des politiques et prennent des décisions sans disposer de données probantes et de statistiques fiables pour en garantir la validité
Randall, S. (2016). Visibilité et invisibilité statistique en Afrique. Adapter les méthodes de collecte de données aux populations ciblées. Afrique contemporaine, 258(2), 41‑57. https://doi.org/10.3917/afco.258.0041
La révision du PIB per capita du Ghana en 2010 qui a entraîné une augmentation de plus de 60 % en une seule journée en est un exemple concret (« Un demi-siècle de fictions de croissance en Afrique », 2011).
Alors que la mise en place de systèmes statistiques modernes et performants produisant des données de qualité est essentielle pour améliorer les conditions de vie et les moyens de subsistance, l’Afrique a encore un long parcours à faire. Selon les Indicateurs de Performance Statistique (SPI) de la Banque mondiale qui évaluent la performance des systèmes statistiques et les efforts déployés pour les améliorer, la plupart des pays africains se classent parmi les 40 % les moins performants 22.
Ce constat n’est guère surprenant étant donné que près de la moitié des pays d’Afrique subsaharienne n’ont quasiment pas conduit d’enquêtes socio-économiques auprès des ménages entre 2003 et 2012. De plus, dans un tiers de ces pays, les données socio-économiques les plus récentes remontent à une période antérieure à 2012
Beegle et al., 2016.
Ce qui complique les comparaisons spatio-temporelles entre les différents groupes sociaux de cette région.
La défaillance des systèmes statistiques en Afrique passe d’abord par un problème de coordination et de gouvernance. En effet, le contrôle des données par les INS constitue une menace pour les gouvernements en place, en ce sens que la diffusion de certaines informations peut révéler leur niveau d’ingérence et occasionner un accroissement de la pression de l’opinion publique, ce qui affaiblirait leur pouvoir.
De ce fait, les gouvernements ont opté pour une stratégie visant à restreindre la production et la diffusion de statistiques fiables en rendant les INS dépendants du pouvoir central. Cela représente un défi majeur pour la production de données pertinentes et entraîne des conséquences néfastes sur la mesure des résultats en matière de développement
Jolliffe et al., 2021.
Dans cette même logique, il a été démontré qu’il existe une forte corrélation entre la capacité statistique des pays africains et leur niveau de gouvernance (voir figure 2 ci-dessous). En effet, des INS bien équipés et opérationnels seront en mesure de fournir des données de qualité sur les progrès économiques et sociaux d’un pays, ce qui renforcera la redevabilité et établira des lignes directrices pour définir de bonnes stratégies de développement.
De même, un gouvernement honnête, qui dirige selon les principes de la bonne gouvernance, renforcera la capacité de son système statistique afin que ce dernier puisse l’aider à prendre des décisions éclairées basées sur des données probantes
PARIS21 & Mo Ibrahim Foundation, 2021.
La limitation de la capacité financière des INS est aussi un problème majeur en Afrique. En effet, si la production des statistiques est contrôlée ou intériorisée par les instances du gouvernement central, le budget alloué au fonctionnement des INS se verra, sans aucun doute, réduit. N’étant pas une priorité pour les États, seulement 0.5 % de l’APD en Afrique est destiné au soutien des systèmes statistiques (PARIS 21, 2021). Il en résulte donc une capacité technique également limitée pour produire des statistiques de qualité, utiles et utilisables.
The World Bank. (s. d.). Statistical Performance Indicators [Dashboard]. World Bank. Consulté en juillet 2023, à l’adresse https://www.worldbank.org/en/programs/statistical-performance-indicators.
Figure 2. Corrélation entre la capacité statistique et le niveau de gouvernance en Afrique (Fondation Mo Ibrahim (2020)23)
Les répercussions de ces limites se font ressentir à plusieurs niveaux et affectent de plus en plus la fiabilité des informations. En effet, selon le rapport sur l’état des Systèmes d’enregistrement des faits et de statistiques d’état civil (CRVS) en Afrique publié par l’UNECA en 2017, l’Afrique est encore loin dans l’exploitation des données pour supporter l’implémentation des programmes de développement. Avec seulement huit (8) pays sur plus de cinquante (50) possédant un CRVS fonctionnel, il est inévitable que les projections démographiques pour ce continent ne soient sujettes à des erreurs de précision graves. Cela représente donc un défi majeur pour l’élaboration des politiques visant à améliorer la qualité de vie des populations défavorisées, en raison de l’absence d’informations sous-jacentes aux décès, notamment leurs causes24. De plus, dans les pays ou les données d’état civil et de décès existent, ces dernières sont souvent incomplètes, inexactes et non structurées, ce qui entrave leur utilisation dans la prise de décision.
La faible capacité des INS comme instance mandatée pour la collecte, le traitement et l’analyse des données à l’échelle nationale entrave certainement les bases de l’utilisation de l’analytique des données dans les projets de développement en Afrique (Beguy, 2016).
Ce graphique est produit à partir de l’indice Ibrahim de la gouvernance africaine (Ibrahim Index of African Governance – IIAG) et l’indicateur de capacité des systèmes statistiques (capacity of the Statistical System Indicator), lequel fait partie des 79 indicateurs utilisés pour calculer cet indice.
United Nations Economic Commission for Africa. (2017). Report on the status of civil registration and vital statistics in Africa: Outcome of the Africa programme on accelerated improvement of civil registration and vital statistics systems monitoring framework (Population [2368]). United Nations. Economic Commission for Africa. https://repository.uneca.org/handle/10855/24047
Toutefois, la volonté par les décideurs de s’assurer que les décisions sont prises en se basant sur des données probantes est également un aspect non négligeable.
Absence de la culture des données dans le domaine du développement
En dépit de son extension remarquable au cours des dix dernières années, l’analytique des données reste très peu utilisée dans les projets et initiatives développement. En effet, selon une étude réalisée en 2016 auprès de 467 professionnels travaillant dans le domaine du développement au sein de plusieurs organisations à but non lucratif, seulement 40 % ont indiqué qu’ils utilisent les données dans le processus décisionnel. Par ailleurs, la moitié ont indiqué que leur organisation n’effectue pas du tout de collecte de données et seulement 5 % ont indiqué qu’ils utilisent constamment les données pour appuyer leur prise de décision25.
Si l’analytique des données est peu utilisée dans le domaine du développement, il n’en est pas de même pour les secteurs des télécommunications, de la banque et de l’assurance dans lesquels plus de 54 % des organisations font régulièrement usage des données. En plus de son manque d’utilisation dans le domaine du développement, l’analytique des données reste essentiellement une pratique occidentale. Selon une étude réalisée par l’entreprise Statista en 2020, les États-Unis constituent le pays qui regroupe le plus d’organisations qui font un usage régulier de la prise de décision basée sur les données (DDDM). Ils sont suivis par les grandes puissances européennes dont l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Suède, la France, la Hollande et l’Espagne, respectivement.
La situation de la non-utilisation des données dans la prise de décision relative aux projets en Afrique n’est pas spécifique à un domaine précis. Elle touche quasiment tous les secteurs, notamment l’agriculture, l’éducation et la migration (Desai, 2022). Toutefois, cette situation se fait le plus ressentir quand il s’agit des statistiques de l’état civil, des données climatiques et sanitaires et de la surveillance environnementale (Marks, 2022). Cela n’est pas valable uniquement pour les pays ne disposant pas de systèmes statistiques actifs. En effet, même dans les pays africains où les données sont disponibles, leur utilisation est souvent entravée par une faible maîtrise des outils d’analyse et par une culture limitée de la prise de décision basée sur les données (Kabatangare, 2021).
Intérêt, objectifs de l’étude et questions de recherche
Avec l’émergence des nouvelles technologies de la communication et de l’information, notre vie quotidienne est devenue de plus en plus connectée. Cette connexion est la source d’une quantité significative de données qui sont générées et disponibles partout, sous différentes formes. Cette grande quantité de données, appelées Big data ou données massives, sont àl’origine de nouvelles valeurs ajoutées tant sur le plan économique que social (Tene & Polonetsky, 2012).
EveryAction & Nonprofit Hub. (2016). The State of Data in the Nonprofit Sector (p. 13). https://www.im- portal.org/help-library/the-state-of-data-in-the-nonprofit-sector
Le domaine du développement n’est pas exempt de cette transformation. En effet, selon l’Organisation des Nations Unies, les données massives permettraient d’obtenir des informations en temps réel sur le bien-être des populations, lesquelles seraient utilisées dans le but d’adapter les projets de développement en fonction des besoins des plus défavorisés26. Il serait de ce fait important de collecter, traiter et analyser systématiquement ces données pour pouvoir prendre des décisions éclairées.
Justification du choix du sujet
La prise de décision basée sur les données (DDDM) trouve, de nos jours, son application dans divers domaines. En matière de gestion de projets, on parle de la gestion de projets basée sur l’analyse des données (DDPM) dont l’efficacité a été prouvée, notamment en matière de gestion de risques et de prise de décision en situation d’incertitude (Vanhoucke, 2023). Tout cela étant possible grâce à l’analytique des données, il est donc d’intérêt d’explorer la pertinence de son intégration dans les projets et initiatives de développement. Les données sont également essentielles pour mesurer l’atteinte des objectifs de développement durable dans le monde. Comme indiqué dans le World Development Report 2021 de la Banque mondiale, les données ont le potentiel d’améliorer la qualité de vie, de transformer les économies et de contribuer à mettre fin à la pauvreté dans le monde. Pour ce faire, elles doivent être transformées en des informations utiles par le biais des techniques d’analytique des données. D’où la nécessité d’analyser l’importance et l’utilité de cette dernière dans le contexte des projets de développement, plus particulièrement, les projets de développement en Afrique.
Questionnement de recherche
Dans le contexte de l’industrie 4.0 où les données sont devenues un élément central, il est essentiel de repenser la façon de gérer les projets. Même si cet aspect est souvent ignoré, les projets génèrent beaucoup de données, notamment dans la phase d’implémentation27. Comme souligné précédemment, ces données représentent un atout majeur pour la prise de décision dans un contexte où les projets de développement sont devenus essentiels pour éradiquer la pauvreté et garantir de meilleures conditions de vie. Toutefois, le continent africain peine à jouir du vrai potentiel de ces données en raison de plusieurs facteurs d’ordre politique, technique et financier. Notre étude a donc pour but d’explorer la question de la sous-utilisation des données dans le processus décisionnel dans les projets de développement en Afrique. Pour ce faire, notre question centrale de recherche a été formulée comme suit : Comment intégrer au mieux l’analytique des données dans les projets de développement en Afrique en vue d’améliorer la prise de décision ?
United Nations. (s. d.). Big Data for Sustainable Development. Consulté en juillet 2023, à l’adresse https://www.un.org/en/global-issues/big-data-for-sustainable-development
Debouche, F. (s. d.). Data-Driven Project Management Explained. Proove. Consulté en juillet 2023, à l’adresse https://www.proove.eu/knowledge/data-driven-project-management-explained
Cette question centrale a été décomposée en trois sous-questions de recherche formulées de la manière suivante :
– quels sont les potentiels et les défis liés à l’intégration de l’analytique des données dans les projets et initiatives de développement en Afrique ?
– quelles sont les stratégies à mettre en œuvre et les bonnes pratiques à adopter en matière d’analytique des données pour renforcer la prise de décision dans les projets de développement en Afrique ?
Objectifs de l’étude
L’objectif de ce travail de recherche est de mettre en évidence les bonnes pratiques, les défis et les potentiels liés à l’intégration et l’utilisation adéquate de l’analytique des données dans les projets de développement en Afrique en vue de renforcer la prise de décision fondée sur les preuves. Par conséquent, les objectifs spécifiques suivants ont été poursuivis :
- évaluer l’état actuel de l’utilisation des données en Afrique ;
- identifier les atouts et les défis potentiels liés à l’intégration de l’analytique des données dans les projets de développement en Afrique ;
- déterminer les bonnes pratiques d’analytique des données à adopter pour améliorer la prise de décision dans les projets de développement en Afrique ;
- proposer un plan d’action visant à renforcer l’utilisation de l’analytique des données pour une meilleure prise de décision dans les projets de développement en Afrique.