La réaction distributive de la société créée de fait

Une divergence de situation impliquant une réaction diverse – Section 2 :
222. – Eu égard aux propos précédents, nous avons montré que la logique animant l’intervention de chacun de ces mécanismes était identique. Néanmoins, du fait que la configuration de la situation que chacun aura à traiter est différente, la réaction du Droit sera, dans l’un et l’autre cas, diverse.
Nous empruntons ici aux analyses de François Chénedé188, qui a montré que la société créée de fait donnait lieu à une distribution (§1), alors que la gestion d’affaires conduisait à une commutation (§2).

§1) La réaction distributive de la société créée de fait

223. – La réaction du Droit est susceptible d’emprunter deux voies différentes : celle de la commutation ou celle de la distribution. Or, à ce titre, Monsieur Chénedé s’est attaché à révéler « la spécificité de l’opération de commutation »189 en premier lieu du fait de sa différence de « contenu »190 d’avec l’opération opposée de distribution.
Selon lui, « le contenu de la commutation peut être envisagé sous deux angles différents : d’un point de vue objectif, il s’agit du mouvement de valeurs réalisé par l’opération ; d’un point de vue subjectif, le contenu s’entend des relations entretenues par les parties. »191
Néanmoins, au delà, ces deux critères nous semblent liés, la nature des relations entre les parties déterminant celle du mouvement de valeurs entrainé ou opéré entre elles.
224. – Il s’agira donc ici pour nous, d’analyser à l’aune de ces deux caractères, les circonstances qui présideront à l’intervention du Droit, afin d’en déterminer les modalités eu égard à la distinction entre les commutations et les distributions.
Néanmoins, c’est essentiellement par référence au « contenu subjectif », donc aux relations entre les parties, qu’il nous faudra nous déterminer ici, du fait que s’agissant d’anticiper sur la forme de l’opération que réalisera le Droit, son « contenu objectif » ne saurait alors être analysé que de manière subsidiaire, car il en sera normalement la résultante.
225. – Or, s’agissant du « contenu subjectif » de chacune des opérations, Monsieur Chénedé propose de raisonner par référence à la notion d’« intérêts ». Si ce terme est susceptible de recouvrir plusieurs sens, celui lui paraissant le plus adapté évoque cette notion comme « ce qui importe (à l’état brut, avant toute qualification) : [une] considération d’ordre moral (affection, honneur, haine) ou économique (argent, possession d’un bien) qui, dans une affaire (contrat, procès…), concerne, attire, préoccupe une personne (ce qui lui importe). »192
Or, s’agissant de la société créée de fait, il apparait que les parties recherchent un intérêt commun (A), qui engendrera la réaction du Droit à travers un partage de valeurs communes (B).

A) La recherche de l’intérêt commun

226. – La situation donnant lieu à la reconnaissance de l’existence d’une société créée de fait présente certaines spécificités du point de vue des rapports que les personnes en présence ont entretenus dans le cadre de la relation qui était la leur. En effet, on doit ici admettre que ces différents protagonistes poursuivaient un intérêt commun, qui, une fois la qualification sociale établie, revêtira la dénomination d’intérêt social.
227. – Or, la difficulté surgit là encore, quant à l’établissement d’une définition de cette notion. Ce débat renvoie à celui lié à la nature juridique de la société. Il est en effet admis que la vision de l’intérêt social variera selon que l’on adhère à la « conception contractuelle, institutionnelle ou inspirée de la doctrine de l’entreprise »193, s’agissant du concept plus large de société.
Or, nous avons énoncé à ce sujet nous inscrire, tout au long de cette étude, dans le cadre de la conception contractuelle originelle de la notion de société (V. supra n°18 et s.). C’est donc dans cette voie que nous perdurerons s’agissant de l’explicitation de la notion d’intérêt social.
228. – Ainsi, pris en ce sens, « l’intérêt social se confond avec l’intérêt des associés visé à l’article 1833 du Code civil194 ; en matière d’acte juridique – et la société en est un – la notion d’intérêt renvoie aux parties à l’acte, en l’occurrence aux associés ; l’intérêt commun est l’intérêt de chacun des associés, identique pour tous, tel qu’il est défini dans l’acte de société ; […] il se définit par référence à la cause du contrat de société, à savoir l’enrichissement de l’ensemble des parties contractantes par la réalisation de l’objet social (C. civ, art. 1832). »195
229. – D’où, si on admet comme préalable d’adopter une conception contractuelle de la société, l’intérêt social apparait donc comme commun en ce qu’il est le même pour tous, et qu’il est formé à la conjonction des différents intérêts particuliers. Or, cette logique est de nature à imprimer une marque spécifique s’agissant de la relation entretenue entre ses différents acteurs.
En effet, la notion d’intérêt social semble de nature à isoler la situation spécifique qui donnera lieu à la reconnaissance d’une société créée de fait, en la faisant basculer au sein de la catégorie des distributions, ceci étant lié à ce que ce premier élément traduit le « contenu subjectif »196 de ladite opération. En effet, l’auteur évoque en l’occurrence cette expression par la référence à ce que, « les participants s’unissent autour d’un intérêt commun »197.
230. – On note ainsi à quel point la situation dont le juge aura à connaitre s’inscrit en rupture totale avec celle qui devrait être en l’absence de contentieux. Il sera alors en présence d’une désagrégation de cet intérêt commun, laissant ressurgir les intérêts particuliers, et parmi eux, l’intérêt de l’enrichi à conserver son enrichissement, qui justifiera l’intervention du Droit.
Il s’agit donc ici d’un premier élément de nature à déterminer la forme de l’intervention du Droit en la matière, inclinant vers une réaction distributive dont la situation soumise épouse les caractéristiques propres.
231. – Mais, ce premier point n’est pas le seul à œuvrer en ce sens, du fait qu’un second caractère nous semble lié. Celui-ci découle de l’adéquation qui paraît pouvoir être établie entre le « contenu subjectif » de l’opération analysée, et son « contenu objectif »198, ce dernier s’entendant du « mouvement de valeurs réalisé par »199 celle-ci.
En effet, cette spécificité semble s’incarner ab initio par le fait que cette relation trouve à sa source une « mise en commun »200, par l’intermédiaire des apports effectués par les associés virtuels, fondant ainsi le mouvement de valeurs opéré entre eux.
Or, il s’agit ici, à la lumière de l’analyse développée par Monsieur Chénedé, du premier aspect de l’opération réalisée par les distributions, à travers l’étape de « participation d’une pluralité de personnes à une même communauté [dont l’auteur estime qu’elle] est le point de départ de toutes les distributions. »201
232. – Ainsi, eu égard à l’ensemble de ces caractéristiques, il semble que la nature de la réaction du Droit soit toute trouvée : elle revêtira une dimension distributive, en parachevant l’opération en cours entre les parties, et interrompue par la rupture de la relation de fait, en prenant la forme d’une répartition de valeurs communes.

B) Le partage de valeurs communes

233. – Trouvant à sa source une mise en commun génératrice d’un mouvement de valeurs, la réaction du Droit, enseigne Monsieur Chénedé, consistera dans l’instauration d’une répartition202. Celle-ci sera donc distributive, dans le prolongement de l’intérêt commun qui animait auparavant les parties en présence, et qui a disparu avec la rupture de la relation de fait.
234. – Or, il s’agit là d’une description très exacte du mécanisme qui est à l’œuvre postérieurement à la qualification de société créée de fait : à travers elle, le Droit opère un partage de valeurs communes. En effet, la reconnaissance de l’existence de la société créée de fait donne immédiatement lieu à sa disparition à travers les opérations de dissolution.
235. – Il sera d’abord question de désintéresser les titulaires de créances liées à l’exercice de l’activité203. Or, par principe, si n’est engagé à leur égard que l’associé qui a directement traité avec eux, ils auront la possibilité d’agir contre d’autres associés, s’ils parviennent à démontrer que ceux-ci ont également souscrit un engagement envers eux, soit qu’ils leur aient laissé croire qu’ils entendaient s’engager vis-à-vis d’eux, soit que l’engagement ait « tourné à leur profit »204.
Si ces conditions sont réunies, les créanciers pourront alors actionner également ces autres membres de la société, qui seront tenus « avec solidarité si la société est commerciale, sans solidarité dans les autres cas. »205 C’est donc en liaison avec la nature de l’objet social que se déterminera la substance exacte du droit des créanciers.

203 La situation spécifique de la société créée de fait commande ici encore des dérogations à la procédure classique de liquidation, qui voit sa logique axée autour du maintien de la personnalité morale du groupement le temps nécessaire au déroulement des opérations afférentes. Or, la société créée de fait en est dépourvue. Ainsi, de l’avis d’un auteur, il y a ici « impossibilité de mise en œuvre de la procédure de liquidation » (S. Vacrate, th. préc. n°451). Il ajoute que « la satisfaction des créanciers se fera dans les conditions posées à l’article 1872-1 du Code civil et les juges se contenteront de fixer la durée de la société liquidée. » (Ibid.) Ainsi, malgré la lettre de l’article 1844-8 du Code civil, la nomination d’un liquidateur ne s’imposera pas par principe, s’agissant de la société créée de fait, du fait de l’absence de patrimoine social à liquider.

236. – Dans les rapports entre associés, interviendra ensuite l’opération de partage. Elle repose d’abord sur la reprise par chacun, des apports qu’il avait pu mettre à disposition de la société. Une exception doit être introduite s’agissant des apports en industrie, dont on connaît l’importance au sein de la société créée de fait, qui ne peuvent faire l’objet d’aucune reprise, ni d’aucun remboursement206.
237. – Une fois cette étape menée à bien, le bénéfice subsistant, s’il existe, pourra lui-même faire l’objet d’une répartition entre les associés. Or, si ceux-ci pourraient par principe décider par avance des modalités de partage susceptibles d’intervenir dans leurs rapports, cela n’adviendra pas au sein de la société créée de fait, eu égard à l’ignorance des associés quant à cette situation.
C’est donc la règle supplétive posée par l’article 1844-9 du Code civil en son alinéa premier qui trouvera application en la circonstance. D’après lui, « après paiement des dettes et remboursement du capital social, le partage de l’actif est effectué entre les associés dans les mêmes proportions que leur participation aux bénéfices. »
238. – Cette répartition intervient donc via une logique d’ « égalité géométrique »207. Il s’agit, des mots mêmes de l’auteur, de « respecter la règle proportionnelle : chaque participant devra recevoir une part proportionnelle à sa participation dans la communauté. »208
Or, cela se vérifie au cas concret, en ce qu’à défaut d’accord contraire, la part de chaque associé dans la répartition des bénéfices dégagés par l’exercice de l’activité, est fonction de « sa part dans le capital social »209, donc du montant de ses apports, supports de la « mise en commun » qui déterminera la forme de l’action du Droit210.
Néanmoins, du fait des difficultés quant à l’établissement de la participation respective des différents associés au sein de la société créée de fait, c’est souvent à un partage par parts égales qu’il sera procédé en l’espèce.
239. – Ce faisant, on constate que l’intervention du Droit n’a pas ici pour objet de compenser l’appauvrissement de la partie injustement appauvrie au bénéfice de l’autre. En effet, cela ne vaut que pour les mécanismes commutatifs, et non distributifs tels qu’incarnés en l’occurrence par la société créée de fait.
Dans ce cas, il s’agit uniquement de répartir certaines valeurs communes. Cette institution a donc vocation à traiter une situation de fait passée, mais pas dans le but d’effacer purement et simplement les mouvements de valeurs qui ont pu en résulter.
Ainsi, la justice ici recherchée prend les traits d’une justice distributive : celle-ci « impose la répartition des valeurs mises en commun : chacun des participants doit recevoir une partie du capital commun et une partie des revenus de la communauté. »211
240. – Néanmoins, si ce n’est pas là son objet, c’est bien l’effet indirect auquel elle conduit. En effet, par cette intervention, il s’agit de répartir entre les associés, le bénéfice, ou la charge des pertes qui ont pu être liés à l’exercice de l’activité.
C’est donc ainsi la garantie pour la partie demanderesse à l’action, de ne pas conserver à sa charge la totalité des pertes qu’elle devait auparavant supporter, ou bien d’obtenir une fraction des bénéfices, à laquelle elle pouvait légitimement prétendre. C’est alors indirectement que le demandeur obtiendra la compensation de son appauvrissement lié soit à la perte subie, soit au manque à gagner, et c’est bien dans ce but que l’action sera intentée par lui.
Pour autant, force sera alors de constater que l’associé appauvri ne transfèrera pas forcément sur autrui la totalité de la charge d’appauvrissement. Il sera en effet envisageable qu’il en supporte une partie, si l’exploitation de l’activité s’est avérée déficitaire.
241. – On peut alors remarquer que de ce fait, la société créée de fait ne peut être envisagée comme un mécanisme de rééquilibrage des patrimoines, qui aurait supposé l’existence d’un équilibre préexistant. Or, par son biais, il ne s’agit pas de revenir sur le passé, mais de tirer les conséquences actuelles de la rupture d’une relation de fait antérieure.
Néanmoins, on peut concéder aux auteurs défendant cette thèse212, que c’est bien un équilibre qu’il est question d’instaurer ici. Mais celui-ci résulte alors de l’application d’un mécanisme de justice distributive, et non de justice commutative comme c’est le cas s’agissant de la gestion d’affaires.
Lire le mémoire complet ==> (Gestion d’affaires et société créée de fait, essai de convergence à propos d’un antagonisme)
Mémoire de fin d’études – Master 2 Contrat et Responsabilité
Université de Savoie Annecy-Chambéry

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