La protection des droits de l'artiste à l'ère numérique

C.- En guise de conclusion : la réponse de la gestion des risques
Pour conclure cette seconde section de notre réflexion, relative à la protection des droits de l’auteur et de l’artiste à l’ère numérique, et plus généralement pour clore toute la deuxième partie de ce travail, nous souhaiterions revenir quelques instants sur la post- modernité 63. En effet, les conséquences de cette nouvelle configuration sociétale ne sont pas négligeables du point de vue des stratégies à adopter pour répondre aux attaques de légitimité que subit le droit d’auteur du fait de la libéralisation économique – qui n’est autre, à notre sens, qu’une preuve supplémentaire de l’écartèlement des sphères traditionnelles modernes. J. De Maillard souligne le phénomène de la façon suivante : “l’aspect le plus paradoxal est que la mondialisation, qui unifie l’espace des échanges et des communications dans l’ensemble (ou presque) de la planète, se traduit sociologiquement par un éparpillement indéfini et incontrôlable des formes de socialisation” 64.
Les réflexions des sociologues sur la nouvelle donne sociale ne se sont pas limitées à dépeindre le phénomène. Plusieurs chercheurs ont tenté de voir le mode régulation des comportements émergeants, dans ce nouvel ordre mondial où il n’existerait plus une société légale d’une part, confrontée à une société criminelle d’autre part, mais bien une société “crimino-légale, dont toutes les composantes, criminelles et légales, sont imbriquées les unes dans les autres” 65. La notion de réseau rejaillit ici pour justifier cette entremêlement, et lever le paradoxe que d’aucuns verraient entre l’étirement des sphères d’une part, et l’inextricable amalgame de l’autre : c’est précisément puisque les sphères sont écartelées que des enchevêtrements sont possibles, et même nécessaires, à la construction d’identités communautaires ou sociétales.
Observateur de la post-modernité, U. Beck, cité par C. Macquet 66 , a l’intuition que la société post-moderne a pour modalité de régulation l’acceptation des risques, abandonnant ainsi l’utopie de leur suppression au profit d’une politique de gestion de ceux-ci : selon cette conception, la post-modernité serait “l’héritière des risques produits par la modernité : l’énergie nucléaire, les bio-technologies, l’isolement psychologique des individus (…), les médicaments ou les molécules chimiques psychotropiques…” 67 , liste à laquelle pourraient très bien s’ajouter l’informatique et la criminalité qui en résulte. Et C. Macquet d’ajouter : “elle [la post-modernité toujours] en est l’héritière en ceci que dès que ces innovations ont été mises au point (et cette règle est particulièrement vraie pour les innovations technologiques), la société ne sait plus faire « comme si » elle n’en connaissait pas la nature, les ressources (…). Le problème de la post-modernité dès lors est de gérer les risques puisqu’elle ne sait plus faire marche arrière quant à leurs origines technologiques ou autres” 68. La mission des autorités de répression se muerait alors en un contrôle des comportements déviants (des réseaux, des styles de vie, avons-nous écrit précédemment) : ceux-ci sont tolérés, pour autant qu’ils ne représentent pas une menace – un risque – pour les individus évoluant selon d’autres modes de socialisation plus “conformes” aux traditions.
L’apport de cette vision des choses pour notre propos est essentiel au niveau du raisonnement à adopter et de la démarche à mettre en œuvre pour lutter contre la piraterie musicale : le discours doit évoluer d’une approche globalisante et hypocrite, selon laquelle la le piratage et la contrefaçon sont autant de fléaux qu’il convient d’éliminer totalement de la société de l’information – qui ne saurait se développer et prospérer sainement avec de tels gangrènes -, vers une conception pragmatique de la réalité technologique, selon laquelle la société de l’information porterait en elle-même les germes de sa propre criminalité. Il nous semble donc impératif d’affronter le problème en ayant conscience de cet état de fait, afin de centrer l’attention et les préoccupations sur les atteintes les plus intolérables aux droits de l’auteur et de l’artiste-interprète.
Il nous apparaît que cette lecture de la réalité sociale peut s’avérer très éclairante pour comprendre l’objectif d’actions comme celles que mènent l’IFPI et les sociétés de gestion contre les violations au droit d’auteur. Nous pensons plus particulièrement à l’aspect de lutte contre la piraterie musicale au niveau macro-social : nous l’avons écrit 69 , la finalité des actions en la matière est de circonscrire la piraterie à une “zone grise” tolérable pour l’industrie musicale et les artistes plutôt que de chercher à l’éliminer, ce qui serait illusoire.
Selon nous, les actions doivent donc être centrées, dans le monde réel, sur la piraterie aux échelles micro- et macro-sociale essentiellement et, dans le monde virtuel, sur les atteintes aux droits de reproduction, de communication au public et plus généralement au droit de destination du créateur sur son œuvre : les artistes doivent conserver les droits qui leur sont reconnus de contrôler la trajectoire économique de leurs œuvres. Plus encore, il relève des droits moraux de pouvoir suivre l’évolution et la diffusion de leurs créations ; des outils et moyens doivent donc sans cesse continuer d’être déployés pour que l’auteur reste maître de son œuvre.
Synthèse  :
Il nous est apparu, tout au long de cette réflexion, ce qui semble à présent constituer une évidence : le présent travail de fin d’études n’est rien d’autre qu’un portail, une fenêtre ouverte, à la fois sur l’univers du droit d’auteur, dominé par l’arsenal légistique ou par la pratique, et sur la transposition d’une grille de lecture socio-criminologique à cet espace juridique sans réel croisement des deux.
Le champ d’expression ainsi dégagé présente pour nous l’intérêt de concilier la technicité d’une matière qui fait l’objet de toutes les attentions juridiques de ce début de millénaire, avec des principes sociologiques et criminologiques nés de l’observation et de la recherche d’explications de phénomènes sociaux, qui bouleversent ou changent les habitudes instaurées par la loi au cours du temps. Car si la loi peut se révéler le moteur de l’évolution sociale, il ne fait aucun doute que le changement de la configuration sociétale entraîne des modifications législatives – des ajustements, pourrait-on dire. Entre les deux tendances, l’équilibre est fragile, irrégulier et non constant ; l’homéostasie temporairement acquise ne fait probablement qu’appeler une nouvelle forme de rupture de stabilité. Nous touchons au débat récurrent autour de ce que la terminologie actuelle désigne sous l’expression “balance des intérêts” 1. A ce propos, pour ce qui relève du droit d’auteur, A.C.Renouard rapportait déjà qu’“une loi sur cette matière ne saurait être bonne qu’à la double condition de ne sacrifier ni le droit des auteurs à celui du public, ni le droit du public à celui des auteurs” 2.
C’est dans ce contexte que s’inscrit ce travail ; il oscille entre, d’une part, l’aspect strictement juridique de la protection du droit d’auteur (première partie), qu’il s’agisse de l’évolution des grands principes qui gouvernent la matière (section première) ou de leur organisation, traduite en Belgique par la loi du 30 juin 1994 (section seconde) et, d’autre part, la réalité sociologique, économique et criminologique des atteintes qui lui sont portées (deuxième partie). Au sein de cette réalité, les transgressions au droit de l’auteur, les contrevenants et leurs motivations prennent une dimension plus perceptible car, croyons- nous, plus pragmatique (section première). Cette approche concrète permet, en perspective, de penser l’étude des organismes chargés de la protection du droit d’auteur et la transposition des stratégies prophylactiques à cette discipline en termes plus proches de la réalité de la problématique (section seconde).
Par-delà ces considérations, nous espérons avoir pu transmettre l’idée que, quel que soit sa forme, le droit d’auteur mérite fondamentalement d’être protégé car, comme le rappelle M. Del Castillo : “quand tout devient marchandise, quand tout se vaut, quand tout s’achète et se vend, crier qu’il y a dans chaque homme une part irréductible de liberté et qu’elle fonde notre dignité, c’est protester que l’esprit existe et qu’il se manifeste par la capacité d’inventer et de créer” 3.
Lire le mémoire complet ==> (Piratage et contrefaçon : Approche socio-criminologique des violations au droit d’auteur et aux droits voisins en matière musicale)
Travail de fin d’études en vue de l’obtention du diplôme de licencié en criminologie
Université de Liège – Faculté de Droit – École de Criminologie Jean Constant
Table des matières
Première partie : du droit d’auteur
Section première – Principes et fondements du droit d’auteur p. 1
A.- Droit d’auteur et propriété intellectuelle p. 1
§ 1. Introduction — Brève évolution historique des conceptions p. 1
§ 2. La propriété intellectuelle dans sa configuration actuelle et la localisation du droit d’auteur en son sein p. 2
a. La propriété industrielle p. 2
b. La propriété littéraire et artistique p. 3
c. La propriété sui generis p. 3
B.- Attributs du droit d’auteur – Absence de formalité préalable à la protection de l’œuvre p. 3
C.- Caractéristiques générales de l’œuvre susceptible d’être protégée p. 5
§ 1. Notion d’originalité p. 6
a. A la recherche de l’originalité… p. 6
b. Originalité et nouveauté p. 7
§ 2. Nécessité d’une mise en forme de la création p. 7
a. Mise en forme de l’œuvre musicale p. 7
b. Critères d’appréciation relatifs à la forme de l’œuvre musicale p. 8
Section seconde – Organisation de la protection des droit d’auteur et voisins en Belgique p. 9
A.- La traduction des grands principes du droit d’auteur dans la loi belge du 30 juin 1994 relative au droit d’auteur et aux droits voisins p. 10
§ 1. Droits patrimoniaux p. 10
a. Droit de reproduction p. 10 b. Droit de communication au public p. 11
§ 2. Exceptions légales aux droits patrimoniaux p. 12
§ 3. Droits moraux p. 14
a. Droit de divulgation p. 14
b. Droit de paternité et droit au nom p. 14
c. Droit à l’intégrité ou au respect de l’œuvre et de la prestation p. 15
B.- Les sanctions prévues par la législation belge p. 15
§ 1. Dispositions pénales : le délit de contrefaçon p. 15
a. Contours de la contrefaçon p. 16
b. Éléments constitutifs du délit p. 16
c. Peines prévues pour les contrefacteurs p. 17
d. Autres peines p. 17
§ 2. Dispositions civiles p. 18
a. Dispositions ordinaires relevant du droit commun p. 18
b. Dispositions introduites par la loi du 30 juin 1994 p. 18
§ 3. Autres dispositions p. 19
a. Action en cessation commerciale p. 19
b. Mesures douanières p. 19
C.- En guise de conclusion p. 20
Deuxième partie : droit d’auteur & criminologie p. 21
Section première – Quelles délinquances pour quelles atteintes au droit d’auteur ? p. 22
A.- Quelles sont les atteintes concrètes aux droits de l’auteur et de l’artiste ? p. 22
§ 1. Piraterie et contrefaçon p. 22
a. Approche globale du phénomène p. 22
b. Clarifications terminologiques p. 22
c. Détermination du préjudice p. 24
d. Piraterie musicale – Importance de l’enjeu p. 26
§ 2. Incidence des nouvelles technologies p. 27
a. Présentation générale de la problématique p. 27
b. Numérique et Internet p. 28
c. Illustration de la piraterie musicale sur l’Internet : le cas Napster p. 30
B.- Quels sont les auteurs des violations au droit d’auteur ? p. 31
§ 1. Qui pirate, contrefait ou copie ? – Typologie à trois niveaux p. 32
a. Niveau individuel p. 32
b. Niveau micro-social p. 33
c. Niveau macro-social (global) p. 34
§ 2. Quelles sont les motivations des infracteurs ? p. 35
a. Absence de motivation réelle – la musique, un “bien culturel universel” p. 36
b. Motivations économiques – le commerce au service du droit d’auteur ? p. 38
c. Piraterie et mafias – la musique, nouveau marché p. 39
C.-Quelles sont les hypothèses susceptibles d’orienter l’explication du passage à l’acte ?
§ 1. La post-modernité et la théorie structuro-fonctionnaliste de T. Parsons p. 41
a. Notions : le système et ses quatre sphères p. 41
b. L’interaction par le réseau p. 42
c. Transposition à la piraterie musicale p. 42
§ 2. La théorie du choix rationnel et des opportunités p. 43
a. Le choix rationnel en criminologie p. 43
b. Choix rationnel et opportunité criminelle p. 43
c. Transposition à la piraterie musicale p. 44
§ 3. Les techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité p. 45
a. La justification du passage à l’acte p. 45
b. Les cinq techniques de neutralisation du sentiment de culpabilité – Transposition à la piraterie musicale p. 46
Section seconde – Quelle protection efficace pour le droit d’auteur à l’ère numérique ? p. 49
A.- Les organismes chargés d’assurer la protection du droit d’auteur en matière musicale p. 49
§ 1. Les organismes nationaux de gestion collective des droits d’auteur ou voisins (– la SABAM) p. 49
a. Notion de gestion collective — Raison d’être p. 49
b. Une société de gestion collective parmi d’autres : la SABAM – Aperçu général p. 50
c. Rôle de la SABAM – Justes rémunérations ou tarifications aléatoires ? Conséquences sur le respect de la loi p. 51
d. Évolution due à la nouvelle loi : le contrôle des sociétés de gestion p. 53
§ 2. Les organismes internationaux qui luttent contre la piraterie musicale (– l’IFPI) p. 53
a. Le droit d’auteur dans le spectre international p. 53
b. L’IFPI – Aperçu général p. 54
c. Rôle de l’IFPI – Idéalisme anarchisant contre réalisme commerçant ? Conséquences sur le respect de la loi p. 55
B.- Quelles sont les stratégies prophylactiques susceptibles d’être appliquées à la protection du droit d’auteur et des droits voisins ? p. 56
§ 1. Prévention situationnelle – Pour une protection accrue des créations p. 57
a. Objectifs de la prévention situationnelle p. 57
b. Douze techniques de la prévention situationnelle appliquées au droit d’auteur et aux droits voisins pour lutter contre la piraterie musicale p. 58
c. Effet pervers : le déplacement p. 61
§ 2. Prévention sociale et prévention développementale – Pour une meilleure conscientisation du public et une responsabilisation accrue des acteurs p. 62
a. Présentation de la prévention sociale et de la prévention développementale p. 62
b. Application au droit d’auteur p. 63
C.- En guise de conclusion : la réponse de la gestion des risques p. 64
Synthèse

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