Structuration du marché du travail par les réseaux relationnels
5.1.2.3. La structuration du marché par les réseaux relationnels : l’importance de l’interconnaissance dans les opérations de recrutement
Mode de production par projets, interdépendance des individus et coordination horizontale par la confiance définissent des formes de recrutement aux options parallèles et éminemment stratégiques seules à même de garantir la nécessaire flexibilité des organisations.
Ainsi, comme l’énonce P.-M. Menger (1991, p.68), en insistant sur les aspects économiques de la contrainte s’appliquant aux employeurs, « (…) il est essentiel pour un employeur de tisser avec des artistes et des techniciens intermittents des liens qui dépassent le cadre limité d’un engagement ponctuel sur un projet et qui déboucheront ultérieurement sur le réengagement de ceux qui apparaîtront compétents (…) » et qui manifesteront les signes d’intégration les plus évidents du point de vue du fonctionnement des équipes (Rannou 1997 ; Paradeise 1998), c’est à dire le fait de s’entendre et d’éprouver le partage des mêmes enjeux créatifs et des mêmes choix artistiques.
Jeanine Rannou (1997) dans son étude sur les carrières des intermittents techniques de l’audiovisuel et des spectacles révèle bien le phénomène en citant les réponses des personnes interrogées sur les capacités attendues chez un professionnel et qui spécifient abruptement les deux registres professionnel et affinitaire en jeu : « En tant que régisseur, je réunis les équipes techniques : je les choisis à 50% au moins pour des questions d’affinité plus que pour des questions de qualification.
A la limite, je préfère travailler avec quelqu’un d’un peu moins compétent, mais avec qui je m’entends » (p. 173, un régisseur général) ; « Tu bosses parce que tu bosses bien et que tu es sympathique » (p. 172, un opérateur de prises de vue).
Mais fidélité et découverte doivent aussi s’articuler : les meilleures équipes s’usent et la rotation est aussi une façon de dynamiser les appétits créatifs de chacun, de même qu’on estime qu’une carrière d’un salarié traditionnel est bonne s’il entre en mobilité assez régulièrement, comme par exemple dans le cas des cadres et des ingénieurs sur le marché du travail plus classique.
Pour l’employeur, il s’agit donc de constituer rapidement des équipes de spécialistes dont il n’a le temps d’évaluer ni les compétences ni la capacité à s’intégrer dans le collectif, et qui doivent être opérationnels, et socialisés…, immédiatement sans temps d’apprentissage.
Cela met en jeu des mécanismes de délégation ou de décentralisation du recrutement en cascade dans laquelle chacun joue à chaque fois une partie de sa réputation, donc de sa carrière sur la qualité des choix effectués, dans la mesure où chaque recruteur est le garant de ses recrutés vis à vis de son propre recruteur !
Ce phénomène est très net par exemple dans les domaines des spectacles vivants, de l’audio-visuel ou du cinéma (Rannou 1997, p. 176-180) : le producteur choisit ou accepte un projet d’un réalisateur et choisit un directeur de production ; le réalisateur et le directeur de production choisissent les collaborateurs (assistants, scriptes…) et les chefs d’équipe ; et chacun de ces chefs d’équipe constitue ensuite son équipe (image, son, montage, régie…).
Symétriquement, pour le salarié, il s’agit autant d’une condition de survie professionnelle dans un régime de contrats courts dans lequel l’important est d’être très rapidement informé des opportunités qui se présentent, que de pouvoir construire sa réputation ou son image professionnelle en choisissant ou se constituant une famille partageant les mêmes enjeux artistiques, le tout dans un environnement dominé par l’incertitude.
S’inscrire dans une « famille » (Paradeise 1998), c’est appartenir à un sous-ensemble du milieu de travail défini par une densité de relations particulières et des « affinités électives construites par une communauté de destin, une formation commune, une même génération, la participation aux mêmes spectacles, etc. » (p. 40), ou encore (p. 69), « un espace de confraternité, de filiation, d’interconnaissance, de connivence (..) »142 : c’est surtout un moyen de maintenir à jour son niveau d’information sur les sources d’engagements possibles à venir (surveiller les agendas des productions) tout en générant des possibilités de recommandation.
Chaque contrat est à la fois le moyen d’acquérir une nouvelle expérience, de faire valoir ses compétences et d’entretenir la chaîne des contacts pourvoyeurs d’emplois futurs143, sur un marché sans mémoire (Rannou 1997, p.204), et de se constituer une réputation correspondant peu ou prou à la somme des contacts eux-mêmes réputés avec qui on a travaillé (Rannou 1997).
Recommandation, réputation et renommée sont alors des phénomènes très proches, et deviennent les étapes d’un processus d’auto renforcement résumé par Menger (1991, p. 69) :
« L’embauche engendre l’embauche »144… Il s’agit enfin de se constituer un « portefeuille d’employeurs » (Rannou et Vari 1996, pp. 110-111 ; Paradeise 1998, pp. 40-41) seul à même de garantir le maintien dans une chaîne de propositions, et de développer des savoirs faire d’animation de réseau (Rannou 1997, pp. 201-204) qui, lorsqu’on ne les pratique pas, entraînent une inévitable éviction du secteur à terme (Menger, Rannou, Paradeise…).
142 Un petit monde ou un cercle social dans le langage des réseaux (Degenne et Forsé 1994.)
143 « Chaque tournage est un rendez-vous d’embauche », extrait d’entretien avec Didier, cadreur (Rannou 1997, p. 186)
144 Il y aurait à développer une analyse structurale des phénomènes de réputation
Enfin, il s’agit de retenir que cette forte personnalisation des relations de travail et l’importance correspondante des dimensions relationnelles dans le fonctionnement du marché du travail ne sont pas les symptômes d’une domination exclusive des processus de recrutement par les stratégies de séduction et les phénomènes de mise en scène de soi, même s’ils jouent inévitablement un rôle.
Ces caractéristiques particulières correspondent plutôt à un mode de production hyper flexible qui requiert fluidité, rapidité et réactivité de mouvements sur le marché du travail pour des emplois relativement spécifiques et peu substituables les uns aux autres (Menger 1989, 1991 ; 1997, p. 386).
Après avoir caractérisé le mode de fonctionnement du secteur culturel et l’importance des dimensions relationnelles dans l’organisation de son marché du travail, nous présentons les grandes lignes de l’étude menée sur cinq dispositifs de formation à vocation professionnelle dans ce secteur.