Valeurs partagées et modes de régulation des relations de travail
5.1.2.2. Une coopération informelle, implicite et en confiance : valeurs partagées et modes de régulation des relations de travail
L’organisation et le fonctionnement des équipes fait une large place à l’implicite et à l’informel, le travail de chacun dépendant de celui des autres dans une relation organique, ceci s’opposant aux postes de travail objectivés et standardisés du modèle hiérarchique industriel ou des bureaucraties mécanistes évoqués ci dessus.
Mais cette absence de prescription ou de standardisation ne signifie pas que chacun fait ce qu’il veut : la coordination horizontale, essentielle pour reprendre par exemple les termes de la description du modèle coopératif d’Aoki (Bernoux 1994 ; Piotet 1992 ; Gazier 2001), passe par des interactions directes et permanentes entre membres d’une équipe ou d’équipes-métier, différentes à deux niveaux :
- Elle repose sur la reconnaissance et l’acceptation par tous d’une organisation transversale à tous les projets et basée sur les différents types de métiers impliqués, même si cette organisation est implicite et relève de conventions entrées dans l’usage sur les rôle et place de chacun dans le processus de production au sein de chaque équipe et propres à chaque ensemble d’équipes : « Les titres de métiers et la répartition implicite des tâches qu’ils supposent réduisent d’autant les temps d’adaptation nécessaires.
Bien que largement arbitraire, la répartition des tâches est ainsi difficile à modifier, car toute modification remet en cause l’ampleur du non-dit dans les relations de travail quotidiennes et les gains de temps ainsi obtenus » (Rannou 1997, p. 167).
- Elle nécessite un sentiment de confiance qui émane de relations interpersonnelles allant au- delà des stricts rapports de travail, issu d’un vécu commun de complémentarité et d’ajustement expérimentés dans des projets antérieurs (un apprentissage), et mettant en jeu autant le registre affectif vis-à-vis des collègues que le registre admiratif vis-à-vis du chef d’équipe voire du réalisateur.
Ainsi, la mobilisation et l’implication individuelle sont subordonnées à « la qualité de la relation » qui s’établit dans chaque projet, cette qualité étant largement induite par celle des recrutements effectués à tous les niveaux (cf. plus loin).
Cette forte personnalisation des liens et son corollaire, la faible formalisation des rapports interindividuels, sont une constante139. Elles se retrouvent aussi chez Chiapello dans son étude sur les rapports entre « l’artiste » et le « management » (1998) dans le cas d’éditeurs comme d’orchestres ou de sociétés audiovisuelles (pp. 138-157).
Les relations entre un éditeur et ses auteurs sont très éloignées du modèle fournisseur/acheteur : elles s’inscrivent dans « un contexte organisationnel qui entoure le travail de l’écrivain » et relèvent des « phénomènes affectifs de dons et contre-dons, de confiance, aboutissant souvent à l’amitié »140.
Et même si le contexte n’est plus celui de la relation bilatérale éditeur/auteur, le phénomène concerne aussi les entreprises du champ de la production audiovisuelle, cinématographique ou théâtrale où la confiance s’oppose au contrôle hiérarchique pour maîtriser la production de l’œuvre en cours : « Les metteurs en scène ne veulent pas se retrouver en situation d’avoir à utiliser une autorité, un pouvoir formel auxquels ils attribuent, avec raison, peu de poids.
On peut se demander en effet comment forcer un décorateur à concevoir un décor qu’il ne sent pas où n’aime pas, bref, avec lequel il ne sera pas d’accord ». Ces metteurs en scène « semblent vouloir que le contrôle s’exerce de lui-même, les gens collaborant avec confiance, en lui abandonnant la direction de la conception du travail » (1998, p. 152141).
Pour Menger, les relations qui se mettent en place entre les employeurs et les artistes (auteurs, peintres, musiciens, comédiens…) leur laissent « une autonomie variable mais assez large pour n’être qu’exceptionnellement limitée par un strict contrôle bureaucratique de l’exercice des tâches et du respect des engagements pris » (1989, p. 141).
Mais cela concerne aussi les relations avec et entre les membres des équipes techniques, au sein desquelles la polyvalence est une valeur en soi autant qu’une condition de maintien sur le marché : « (…) la production artistique s’organise selon les règles d’une action collective : les individus impliqués dans les différentes séquences de travail entretiennent entre eux des relations directes ou indirectes de coopération dont la stabilité repose sur des convention plus ou moins durables.
A cette détermination s’ajoute l’effet propre de la démultiplication de l’individu entre plusieurs fonctions, qui renforce les liens d’interdépendance entre les professionnels.
Les activités, loin de s’articuler selon une simple succession d’interventions nettement séparées, tirent parti de la polyvalence des compétences acquises par les professionnels dans un univers où la grande variété des situations de travail et de création favorise une culture de la flexibilité et du défi, en même temps qu’une plus grande proximité entre des artistes qui cherchent à récuser les spécialisations professionnelles et qui trouvent dans la polyvalence un des moyens de réduire les risques professionnels attachés à des carrières incertaines » (1997, p. 176-177).
139 Notre participation antérieure à des travaux sur la création d’entreprise, et en particulier dans le secteur culturel (Lièvre Lecoutre 1989) montrent que cette personnalisation des rapports est aussi essentielle dans la phase de démarrage et d’apprentissage de la jeune entreprise, et concerne autant les rapports au sein de l’organisation avec les premiers collaborateurs que ceux noués avec les personnes (souvent des amis) fournissant les services et conseils dans tous les registres de l’activité de l’entreprise, de la comptabilité aux relations avec les banquiers en passant le montage de dossiers de subvention ou la recherche des premiers « clients », c’est à dire ici les premiers lieux de diffusion, d’exposition, etc.
140 Le travail de Eve Chiapello (1998, pp. 200-203, 212-222) est une autre façon de montrer les caractéristiques du secteur culturel. Son analyse, à partir d’enquêtes auprès de quatre maisons d’éditions, cinq orchestres ou ensembles musicaux et une société de production audiovisuelle, des conflits historiquement marqués entre les acteurs du secteur culturel et les gestionnaires (« managers »), l’amène à identifier les pratiques managériales à l’œuvre dans le secteur. Elle montre que les tentatives prescriptives de la gestion classique traditionnelle, correspondant peu ou prou au fonctionnement du modèle de type hiérarchique ou mécaniste, sont soit maintenues à la périphérie des organisations, soit amendées, transformées, adaptées au fonctionnement du secteur. Les types de dimensions managériales qu’elle identifie (en évoquant par exemple « (…) leurs relations amicales et leur vie quotidienne au service d’un projet artistique ambitieux (…) » ou « (…) l’amour de l’art ou de l’amitié qui les unit à des créateurs ou des collègues (…) ») apparaissent révélatrices des principes à l’œuvre. Elle constate qu’il existe encore des difficultés à reconnaître les pratiques observées dans les organisations étudiées (le « management indigène ») comme du management, mais montre que celles-ci prennent en fait un sens dans les formes managériales issues des nouveaux modèles d’organisation évoqués dans cette partie (organique de Burns et Stalker, coopératif d’Aoki ou innovateur de Mintzberg…) : « Un siècle plus tard, le management s’efforce toujours de se déprendre de son modèle industriel paradigmatique. La nouveauté est qu’il commence à y arriver, mais parce que l’industrie elle-même a changé ». Enfin, l’auteur, qui est enseignante à HEC, signale dans la conclusion de son ouvrage que ces nouveaux principes de management sont d’ores et déjà pris en compte dans l’enseignement du management (pp. 212-222).
141 Eve Chiapello (1998) citant les travaux de Laurent Lapierre : 1984, Le(la) metteur(e) en scène de théâtre : un(e) gestionnaire, Doctoral Dissertation, University of Montréal, 498 p.
Et bien sûr tout ceci ne peut fonctionner qu’avec un ciment solide, ce qu’ont relevé de nombreux auteurs à propos du secteur culturel.
Il s’agit des motivations fortes repérées sous l’expression du sentiment de la vocation chez Rannou (1997, pp. 125-130) : « Pour moi il s’agit d’une stratégie de vie plutôt que d’une stratégie de carrière. Je suis fier de mon travail ; je n’ai jamais vécu en travaillant, ce n’est pas un boulot.
Je n’arrive pas à dissocier le travail de mon mode de vie » (extrait d’entretien avec Thierry, éclairagiste, p. 123) ; il s’agit encore de la recherche de l’adhésion fusionnelle à chaque fois renouvelée à un projet artistique incarné par un réalisateur, un metteur en scène, etc., source des « bénéfices non monétaires de la vie d’artiste » chez Menger (1997, pp. 203-204, 270-278, 367-377), expliquant une partie de l’acceptation d’un risque élevé de rémunérations faibles pendant une longue période de vie dans l’hypothétique espoir de la reconnaissance de son talent, même si, l’âge venant, les considérations monétaires peuvent prendre le dessus dans la décision ; ou encore des « valorisations symboliques » chez Paradeise (1998, chapitre III), certes combinées avec des « valorisations matérielles », et obtenant leur maximum d’effet dans l’idéal d’un accomplissement de soi qui peut tarder à venir.