Logique marchande et fonctionnement réticulaire du marché du travail
1.2.5.3. La dimension non marchande du fonctionnement réticulaire du marché du travail comme soutien à sa dimension marchande
Le réseau est donc à la fois une ressource et une garantie pour la bonne coordination d’échanges relevant certes du fonctionnement économique, mais inévitablement sociaux par nature.
Cependant, puisqu’il est question ici d’« incomplétude de la logique marchande pure », il s’agit bien de reconnaître que des éléments de la logique marchande entrent en ligne de compte.
Analysant la place de la confiance dans la relation d’emploi ou de sous-traitance22, Bernard Baudry (1994) considère effectivement la confiance comme un principe de coordination incontournable dans les transactions.
Le principe marchand pur matérialisé par le contrat stipulant les caractéristiques et le prix du bien échangé, de même que le principe d’autorité dans la perspective néoinstitutionaliste de Williamson, ne suffisent pas selon cet auteur à régler la question de l’incertitude dans les échanges.
Le principe d’autorité n’interdit pas l’initiative (inobservable) des acteurs ; il n’est pas forcément mobilisé en cas de désaccord du fait des normes de coopération en vigueur dans le milieu professionnel considéré ou de coûts de rupture trop élevés ; et enfin, malgré le prix contractualisé, l’incertitude reste entière sur la qualité du travail « achetée » par l’employeur, ce dernier ne se procurant au moment de la transaction qu’une potentialité23.
22 Qu’il considère comme équivalentes du point de vue de l’étude de ce phénomène.
23 cf. les travaux de R. Salais sur l’appréciation de la productivité au moment de l’embauche (1994, op. cit.).
Le principe de confiance est impératif quand la prestation objet du contrat n’est pas exécutable sur le champ. Baudry identifie alors deux grandes sources de production de la confiance : des signaux non visibles que sont les relations interpersonnelles et les normes de coopération et d’obligation en vigueur d’une part ; de l’autre les signaux visibles que représente le diplôme – auquel on peut rajouter le CV comme indicateur d’expérience professionnelle – c’est à dire le capital humain « visible » en quelque sorte.
- Les signaux non vbles correspondent à la rationalité marchande, qui dans le cas de la relation d’emploi renvoie à l’identification duisibles ne découlent pas d’une rationalité marchande et correspondent à la prise en compte de l’encastrement social des transactions économiques et de leur médiatisation par des réseaux relationnels ;
- Les signaux visi capital humain de l’individu dont le diplôme constitue la caractéristique formelle du bien échangé (cf. Degenne et Forsé 1994, p. 126).
Les réflexions de Erhard Friedberg sur la régulation mixte des systèmes d’action organisés (1992) permettent de pousser plus loin l’analyse dans le registre organisationnel, appliquée à l’étude des marchés. Pour Friedberg, l’organisation est un processus, et il existe des phénomènes d’organisation dans tous les champs d’action de la société.
Friedberg fait disparaître les limites de l’entreprise et réfute l’opposition entre organisation et marché, considérant qu’il s’agit de phénomènes de même nature, d’un continuum dans lequel la dimension formelle des organisations « n’est au mieux qu’une partie de la régulation d’un champ », « une caractéristique, plus ou moins forte et plus ou moins importante selon les cas, de tout champ d’action » (p. 532).
Les organisations formalisées au sens classique du terme (entreprises, administrations, universités…) sont en permanence le lieu d’interactions sociales à la base de la régulation informelle de leur action. De même les formes les plus diffuses
d’action collective, comme les marchés, ne peuvent exister sans phénomènes d’organisation plus ou moins puissants issus de normes, de conventions et d’équipements pratiques24 – un encastrement social et technique donc – ayant pour but une certaine stabilisation du système d’action sans laquelle rien n’est possible.
24 Friedberg prend comme exemple les bourses au cadran.
Structures formelles comme systèmes d’actions plus diffus sont donc de même nature, et leur fonctionnement et leur action sont traversés et tenus l’un comme l’autre par des régulations formelles et informelles en proportions certes variables, mais indissolublement présentes en même temps.
Cette analyse rejoint le point de vue d’Emmanuel Lazega (1996, cf. plus haut) lorsqu’il argumente que les structures relationnelles sont présentes et agissantes dans toutes les entités sociales quel que soit leur degré de formalisation, du marché aux organisations formelles, et considère ces entités sociales comme des articulations « de structures formelles (représentées par des arrangements contractuels) et de structures informelles (ou relationnelles) dont les premières ont besoin pour survivre » (1996, p. 447).
Nous pouvons alors en tirer ceci à propos du fonctionnement du marché du travail : la part formelle de la régulation que représente le contrat dans le cas d’une embauche ne suffit pas à assurer la régulation globale de l’action, il lui faut une part informelle, la confiance, produite par les réseaux sociaux au sein desquels se déroule la transaction.
La première régulation correspond à l’appréciation de la qualification objective de l’individu, et répond à la question : va-t-il faire l’affaire, sera-t-il en mesure d’exécuter le travail demandé ? La seconde régulation correspond quant à elle à l’appréciation de son comportement, et répond à la question : allons-nous nous entendre, va-t-il s’adapter, partageons-nous les mêmes valeurs ?
La logique marchande exprimée par les caractéristiques formelles du travail échangé et un salaire qui ne résulte plus de l’équilibrage instantané d’une offre et d’une demande conçues comme indépendantes ne peut donc exister sans la logique non marchande exprimée par la nécessité de la confiance et de la mobilisation des réseaux relationnels (respect des normes, sens des obligations, …)
Traduisant à la fois le mode opératoire concret des individus (l’usage de ressources relationnelles contextualisées et donc limitées) et le registre inévitablement social de toute transaction qu’elle soit économique ou non.