L’insertion sociale des jeunes et l’expérience individuelle
1.3.5. L’insertion sociale et professionnelle des jeunes comme fruit de l’expérience individuelle (F. Dubet)
L’expérience sociale de l’individu, ici du jeune en phase d’insertion, devient une piste de réflexion très intéressante, qui permet entre autres de sortir aussi de l’alternative stérilisante entre les modèles sur-socialisés (déterminisme macro-social) et sous-socialisés (ceux de l’économie néo-classique par exemple, ou des sociologues de l’action trop individualistes). Deux auteurs mobilisent cette idée, François Dubet (1994) et Olivier Galland (1997).
François Dubet est donc lui aussi à la recherche d’une voie entre les approches sociologiques « hyposocialisées » et « hypersocialisées ».
Il réfute le strict point de vue d’un déterminisme macrosocial réducteur dans lequel la socialisation n’est qu’un programme d’inculcation et les conduites sociales une simple occupation de rôles sociaux, de même que l’identification des comportements individuels à la stricte poursuite d’intérêts égoïstes et stratégiques.
La piste de réflexion majeure de F. Dubet est celle d’expérience sociale, qu’il développe dans son ouvrage de 1994. Il la définit ainsi (p. 93) : « l’expérience est une activité cognitive, c’est une manière de construire le réel et surtout de le « vérifier », de l’expérimenter ».
Pour Dubet, la modernité est caractérisée par un système social éclaté qui n’existe plus comme principe régulateur total en soi. L’acteur est alors tout aussi divisé et écartelé entre plusieurs registres de la vie sociale, et ceci lui impose un travail de combinaison de plusieurs logiques d’action dont les tensions, les oppositions ou les articulations sont à l’origine de cet écartèlement :
- Une logique d’intégration : c’est le désir d’appartenance communautaire ;
- Une logique de stratégie, dans laquelle l’espace d’action est vu comme un « marché » organisé par des principes de concurrence ou de compétition ;
- Une logique de subjectivation, dans laquelle l’individu « s’engage », animé par un projet et par un désir d’authenticité et de valeurs morales.
Ce travail (politique selon Dubet) de combinaison et d’articulation dont le sens procède de l’individu constitue en soi l’expérience sociale de chacun et devient dorénavant l’objet central de ses travaux.
F. Dubet a travaillé sur divers publics, et comme il l’indique dans son ouvrage de 1994 (ib. id., page 19), la notion d’« expérience sociale » concerne tout les individus et constitue l’expérience même de la vie moderne.
Ces travaux ne sont donc pas centrés spécifiquement sur les questions relevant de l’insertion des jeunes ; il a cependant étudié les jeunes en difficulté (Dubet 1987) ainsi que les jeunes au sein de l’institution scolaire prise au sens large du collège à l’université (Dubet 1991, 1996).
Par ailleurs, sans être explicite sur cet entre- deux école-emploi, en mobilisant cette notion d’expérience sociale, il participe aussi à l’identification de cette phase de vie spécifique entre l’école et l’activité.
Point central de son approche rejetant le principe d’une socialisation par « clonage », F. Dubet défend l’idée que l’individu devient dans nos sociétés modernes acteur de sa propre socialisation à travers l’expérience qu’il fait de la vie sociale.
La forme de la socialisation a changé : tout n’est plus donné immédiatement, il ne s’agit plus d’un processus d’inculcation de normes, de valeurs, pour devenir conforme aux attentes d’un système social unifié.
Celui- ci ne l’est plus, il s’agit de se construire son expérience de façon active, celle-ci transformant en retour l’individu et contribuant à constituer le cadre de ses actions ultérieures.
Ainsi, pour Dubet, les jeunes n’adoptent pas spontanément et tout d’un bloc ce qui leur est proposé par la société, en terme de statut, de travail, d’activité…, et nécessité leur est faite de construire leur action propre.
Devant en permanence jouer sur plusieurs registres, en dehors des modèles hérités de la famille dont le poids est très affaibli, ou d’un environnement qui est plus questionné que valorisé, les jeunes préfèrent vivre leur expérience, c’est à dire « expérimenter » leur propre vie.
Ce faisant, ils sont tiraillés entre plusieurs mondes de référence, ce qui les amène à combiner plusieurs « répertoires » d’action.
Leur expérience « plurielle », en quelque sorte, engendre alors chez eux un détachement, une distance critique vis à vis d’eux-mêmes, qui les installe dans un quant-à-soi les empêchant d’être totalement dans leur rôle ou leur position sociale.
Poursuivant une pluralité d’intérêts, parfois contradictoires, ils ne peuvent, pour s’insérer, totalement se conformer au rôle que la société attend d’eux, tout en le désirant pourtant… ce qu’on pourrait tenter de traduire par l’expression « on y croit tout en n’y croyant pas ».