L’incertitude sur le marché du travail
1.2.5. L’encastrement dans les réseaux sociaux comme producteur de la confiance et contrepoids à l’inévitable incertitude portant sur les transactions du marché du travail
1.2.5.1. Incertitude et marché du travail
L’incertitude est inhérente à toute transaction sur les marchés, même si c’est avec des degrés variés. En France, un auteur comme Eymard-Duvernay (1994) base aussi sa réflexion sur de nouveaux éléments par rapport à la théorie économique néoclassique.
Ainsi, dès lors qu’on s’intéresse à des transactions de nature complexe opérées sur le marché, c’est à dire dès lors que de l’incertitude se manifeste sur le bien ou le service échangé, il y a nécessité de prendre en compte ce que François Eymard-Duvernay appelle la « qualité » des produits échangés, en remontant en quelque sorte en amont du produit lui-même, et en intégrant dans l’analyse le producteur et l’acheteur identifiés.
Il abandonne donc l’idée d’acheteurs et de vendeurs anonymes, équivalents, interchangeables opérant sur un marché, et incorpore dans l’analyse les phénomènes de coordination (ou d’organisation) qui traversent les entreprises.
Ainsi, Eymard-Duvernay affirme que le bon déroulement de ces transactions de nature complexe (il prend l’exemple d’une entreprise de transport de colis ad hoc, non standardisés) nécessite un cadre relationnel construit dans la durée.
Puis, sans aller jusqu’à évoquer explicitement l’encastrement de ce type de transaction dans des structures relationnelles, il précise que :
« L’apprentissage de la relation, qui suppose la mise en relation répétitive des mêmes personnes pour parvenir à un ajustement réciproque, constitue fréquemment l’ossature de tels cadres relationnels » (1994, p. 324).
Cette question de l’incertitude sur l’objet de la transaction est aussi abordée par Philippe Steiner dans son ouvrage de 1999 sur la sociologie économique (p. 71).
Il rappelle que le problème, déjà identifié par Maurice Halbwachs dans son étude de 1913 sur les comportements d’achat des ouvriers20, a été étudié plus avant par un économiste, G. Ackerlof (1970, cité par Steiner), montrant que dès lors qu’il est impossible de connaître aisément les caractéristiques de qualité du produit échangé, son prix ne joue plus son rôle d’information.
20 Halbwachs M., La classe ouvrière et les niveaux de vie, recherche sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles, Alcan, Paris, 1913. Cité par Philippe Steiner dans La sociologie Economique, La Découverte, Paris, 1999, p. 17 et p. 71.
Steiner mobilise alors de nombreuses études montrant que l’acheteur a besoin de médiations sociales pour réduire cette incertitude marchande, ce qui selon lui ne surprend pas les sociologues.
Pour Lucien Karpik (1989, cité par Steiner), la recherche des services d’un avocat transite par le réseau de relations personnelles des individus, tandis que selon Hatchuel (1995, cité par Steiner), l’achat d’un objet technologiquement complexe pousse les acheteurs potentiels à s’entourer des conseils de leur entourage jouant le rôle de prescripteurs.
Philippe Steiner cite enfin une étude marquante de DiMaggio et Lough (1998, cité par Steiner) montrant, à propos de l’achat d’une automobile, combien la dimension relationnelle de la transaction augmente fortement avec l’incertitude croissante sur l’objet de la transaction :
- dans seulement 16,4% des cas d’achat d’automobile neuve (garantie maximum), l’acheteur et le vendeur ont un lien social ;
- c’est le cas de 32,8% des achats d’automobiles d’occasion à un professionnel (contrainte sociale de réputation, au moins) ;
- et de 52,4% des achats d’automobiles d’occasion à un particulier.
Cette incertitude peut aussi être liée à la fréquence des expériences d’achat : plus l’achat est renouvelé souvent, plus nombreuses sont les expériences que l’on en fait, et plus rapidement s’élabore le jugement par l’acheteur lui-même sur la qualité du produit, lui permettant en conséquence de maintenir ou modifier son comportement d’achat lors des prochaines opérations.
La médiation sociale n’est plus alors l’intervention d’un tiers garantissant d’une façon ou d’une autre la qualité du produit échangé, mais l’interaction marchande répétée que l’on peut interpréter comme l’apparition d’un lien entre le vendeur et l’acheteur, comme le propose Eymard-Duvernay (1994, 1997).
A l’opposé des modèles qui ne considèrent les individus présents sur un marché que comme anonymes et interchangeables, c’est la réputation née de la fréquentation régulière des mêmes individus et leur identification précise au sein des structures sociales (l’entreprise en tant qu’organisation traversée par les réseaux sociaux sur un marché en l’occurrence) qui produit la confiance, voire ou la défiance le cas échéant.
On retrouve ici encore l’importance à la fois de l’accès à une ressource relationnelle et de la dimension temporelle dans les interactions marchandes.