Les ressources relationnelles et l’encastrement social
2.2. Ressources relationnelles et encastrement social : le capital social des dispositifs de formation à caractère professionnel sur le marché du travail
Qu’en est-il de cette approche générale du capital social vis-à-vis de notre préoccupation ? Les points développés ici seront utilisés dans le chapitre 4.
Aucune approche ne suffit tout à fait pour rendre compte de ce qui est en jeu en terme de capital social du point de vue de cette mobilité particulière sur le marché du travail, le passage de l’école à l’emploi, mais chacune propose des éléments.
Il s’agit en fait des relations qui s’établissent entre un dispositif de formation dont sont issus des élèves et le milieu professionnel qu’il vise, ce qui s’apparente à la troisième catégorie de travaux identifiée par Borgatti, Jones et Everett (1998) commentée au § précédent.
La limite de l’unité étudiée est définie par les trois types d’acteurs engagés dans le fonctionnement du dispositif de formation : le responsable et ses enseignants33, les intervenants extérieurs, et les élèves.
Pour ces élèves, le passage de leur dispositif de formation au milieu de travail qu’ils visent met en jeu le responsable du dispositif et ses enseignants, les élèves eux-mêmes, et des professionnels qui les recrutent.
Lorsque ces professionnels sont régulièrement impliqués et en nombre dans le fonctionnement du dispositif, au moins au niveau pédagogique, il y a apparition de capital social dans la mesure où les interactions répétées entre ces trois types d’acteurs et les réseaux relationnels qui en naissent sont source de confiance, génèrent des attentes partagées, des expérimentations interindividuelles, etc.
Et permettent in fine aux employeurs potentiels de trouver des candidats comme aux élèves de trouver un emploi, en se rencontrant dans un cadre significatif du point de vue du processus de rencontre entre offreur et demandeur sur le marché du travail.
La connexion particulière qui s’établit avec le milieu professionnel définit un système d’action composé de ces trois types d’acteurs et du dispositif de formation qui devient alors le support organisationnel du capital social.
33 Auxquels on peut raccrocher les éventuels personnels administratifs spécifiques à ce dispositif.
Ainsi, à partir des points précédents, le capital social est défini comme l’ensemble des relations qui se nouent autour du dispositif de formation, au sein desquelles circulent confiance, normes partagées, inter-reconnaissances et possibilités d’embauches, c’est à dire une production collective à usage individuel, correspondant à une configuration sociale particulière à un moment donné impliquant tels groupes de personne, prenant sa valeur de capital social pour telle action spécifique, à la fois intentionnelle et contingente, résultant d’un processus temporel et organisant le passage d’un milieu social, au sens du « petit monde » ou de cercle social34 (Degenne et Forsé 1994), à un autre.
Du point de vue du fonctionnement des dispositifs de formation et du marché du travail, le sens de ces caractéristiques est précisée dans la suite.
2.2.1. Ce capital social est une émanation collective (Coleman, Bourdieu)
Il résulte de l’action combinée des responsables du dispositif de formation, des élèves et des professionnels, chacun y trouvant son compte dans un objectif général de perpétuation de ce lien « collectif » particulier qu’établit le dispositif de formation entre école et milieu professionnel favorisant les processus de rencontre candidats / employeurs.
S’il est utilisable au plan individuel par chacun des acteurs (§ 2.2.2), il échappe à l’action isolée de la plupart d’entre eux, sauf du responsable de la formation qui en est à l’origine (§ 2.2.5.1.).
2.2.2. Il comporte une dimension individuelle
Si ce capital social est bien une production du collectif d’individus engagés dans le fonctionnement du dispositif de formation, il est perceptible dans l’usage qu’ils en font au niveau individuel.
Il est la ressource contextuelle de l’individu agissant, et définit sa capacité d’action ; il permet de spécifier son mode opératoire et d’identifier le processus en cours dans l’action engagée. Pour que les choses se fassent dans la vie sociale, chacun doit entrer en relation avec d’autres personnes.
Comme cela a été vu au chapitre 1, les employeurs mobilisent leurs réseaux relationnels pour trouver des candidats, comme les élèves mobilisent les leurs pour trouver un emploi : ce sont les réseaux qui procurent la grande majorité des occasions de rencontre entre employeurs et candidats (Degenne et alii 1991).
Quant au troisième type d’acteurs, le responsable du dispositif et ses enseignants, ceux-ci mobilisent leurs réseaux pour entretenir cette faculté du dispositif de formation d’offrir un capital social collectivement disponible pour les élèves comme pour les employeurs, autrement dit, assurer la reproduction du système d’action35.
2.2.3. Ce capital social trouve son existence dans une configuration structurelle (Granovetter, Burt)
Il apparaît quand un dispositif de formation est positionné comme un pont ou un articulateur entre un monde éducatif et un monde du travail a priori peu connectés, entre des sphères éducatives et des milieux de travail peu liés par des relations interindividuelles.
Bien que l’approche soit située au niveau d’un dispositif de formation dans son entier et non pas au niveau strictement individuel36, cette caractéristique découle de l’idée de pont entre cercles sociaux étudiée par Granovetter (1973, 1974, 1985), et plus encore du capital social selon Burt, c’est à dire cette capacité à être « entre » des individus (1995), ici en l’occurrence, des milieux37.
Sous cet angle, il s’agit bien d’une approche relevant du troisième type de travaux sur le capital social identifié par Borgatti, Jones et Everett (1998) vu plus haut (§ 2.1.3.) : l’étude des relations d’un acteur collectif (un dispositif de formation à caractère professionnel) avec son environnement, ou plus exactement ici une partie de cet environnement (le milieu professionnel visé), et ceci dans le cadre des actions des individus qui constituent les processus du fonctionnement du marché du travail.
34 Le nombre total de personnes avec qui nous sommes en mesure d’entretenir une relation a sa limite, comme le souligne A. Moles (1963) qui indique « qu’il existe toujours une limite supérieure aux possibilités communicationnelles qui requièrent toujours du temps… Aussi suggère-t-il d’admettre l’existence d’un <>, les individus possédant une sorte de < > variables d’un individu à l’autre. Ce potentiel communicatoire d’un individu est ce qu’A. Moles appelle sa <>. De fait, chaque relation établie par un individu prélève sur ce potentiel et conduit à une saturation de ses valences communicationnelles qui suffit à altérer l’intensité et l’égalité des échanges lorsque le groupe croît en nombre », in Henry Bakis, 1993, Les réseaux et leurs enjeux sociaux, PUF, Que sais-je ?, p. 92.
35 On remarquera qu’en prenant en compte les deux dimensions collective et individuelle, nous appliquons un principe de la méthode systémique, « observer le système alternativement de l’intérieur [le niveau individuel] et de l’extérieur [le niveau collectif] » (Daniel Durand, 1987, La systémique, PUF, Que sais-je ? p. 68, 3ème éd. mise à jour).
36 Ce point sera développé plus longuement au chapitre 4. Nous aurions pu être tenté de ramener ce capital social au responsable et créateur du dispositif de formation, mais cela aurait été trop réducteur des phénomènes analysés ici. Il est bien un acteur jouant un rôle très particulier, comme le montre sa faculté d’être à l’origine ou à la disparition de ce capital social (cf. § 2.2.5.1.) ; et son parcours, ses valeurs, sa vision du monde ne sont pas indifférents à l’apparition de ce capital social.
2.2.4. Ce capital social n’a de valeur que s’il est pertinent par rapport à l’objectif des actions individuelles
La valeur du capital social est toujours relative au type d’actions engagé par les individus. Cette pertinence se perçoit aussi bien du point de vue de la forme du réseau que de la nature des liens.
Pour Emmanuel Lazega (1998), des réseaux de types différents résolvent des problèmes différents dans les organisations ; des réseaux ouverts (Burt) ou fermés (Coleman) procurent des avantages pour des buts différents, une carrière rapide ou une socialisation des enfants réussie ; et les travaux de Granovetter montrent que tous les liens ne sont pas équivalents dans une perspective de recherche d’emploi.
Degenne et Forsé (1994, p. 137) citent de nombreuses études montrant qu’il n’existe pas de relations entre la taille du réseau des individus et la fréquence avec laquelle ils trouvent un emploi ou des informations sur des emplois disponibles. Ainsi, la quantité ne fait rien à l’affaire, ce qui compte, c’est la pertinence du réseau vis à vis de l’action envisagée.
En ce qui concerne les dispositifs de formation, à partir du moment où des contacts récurrents sont établis avec le milieu professionnel visé par le dispositif lui-même, même si l’objectif officiel de la rencontre reste l’activité formative38, la pertinence est optimale.
37 On retrouve ici l’idée de “ marginal sécant ” de M. Crozier et E. Friedberg (1977, L’acteur et le système, Paris, Seuil) ; c’est aussi ce qu’exprime l’expression anglosaxonne de “ go between ”.
38 Bien entendu, l’objectif « secondaire » de recherche d’emploi n’est jamais très loin dans la tête des individus, cf. le § 2.2.5. suivant.
Cependant, si la nature des liens ne pose pas de problèmes, il s’agit bien que ces liens soient effectifs, ce qui ne va pas forcément de soi.
Un dispositif de formation à visée professionnelle peut ne pas être particulièrement connecté au milieu qu’il vise ; dans ce cas, il n’y a pas d’effet de structure, le capital social est inexistant et les élèves comme les employeurs ne sont pas en mesure de bénéficier des avantages de rapidité, de confiance, etc. qui lui sont associés.
Remarquons qu’ici comme au point précédent, il s’agit de la pertinence du réseau du dispositif de formation dans son ensemble, et non pas directement de celle du réseau de chacun des élèves.
Il y a un aspect « transmission » de capital social dans la situation étudiée, propre à la spécificité du fonctionnement d’un dispositif de formation : les élèves ne font qu’y passer, et perdent ensuite leur qualité « d’élève » en entrant sur le marché du travail.
Nous y revenons plus loin. Ainsi, selon la position structurale du dispositif de formation qu’il fréquente, la partie du réseau de l’élève qui dépend de ce dispositif est plus ou moins pertinente, son mode opératoire peut trouver à s’exercer avec plus ou moins de chance de réussite pour l’action envisagée.