Les débuts de carrière sociale et professionnelle des jeunes
1.3. Allongement de la jeunesse, insertion, socialisation, transition, mobilité : le cadre des débuts de carrière sociale et professionnelle des jeunes
1.3.1. Les débuts de carrière sociale et professionnelle des jeunes
Il s’agit ici de début de carrière sociale et professionnelle des jeunes plutôt que d’insertion. La conception classique de l’insertion repose en effet sur deux assertions simples que divers types de travaux ont largement combattu (Lamanthe Lecoutre 1994).
La conception « instantanée » n’est plus de mise : l’emploi salarié en CDI, obtenu très rapidement après la sortie de l’école, et dans lequel le jeune va rester longtemps peut dorénavant difficilement être considéré comme la norme de l’insertion professionnelle (Trottier 2000).
Et il convient d’appréhender l’insertion professionnelle des jeunes au-delà de ses seuls aspects économiques (Fournier & Bourassa 2000).
La question des modes d’accès au premier emploi après une formation et du rôle des dispositifs de formation dans ce cadre touche bien sûr principalement les jeunes sortants du système de formation en France, même si toute personne sortant d’un dispositif de formation, initiale ou continue, est aussi concernée.
Mais il s’agit bien majoritairement des jeunes débutants dans leur vie sociale et professionnelle, l’éventail des âges « jeunes » s’étalant dorénavant de 18 à 30 ans (Galland 1993 ; Fournier et Bourassa 2000).
De nombreuses réflexions ont porté sur cette période de vie depuis la fin des années 1980, autour du thème de l’insertion juvénile, même si les travaux étaient centrés essentiellement sur les « jeunes en difficultés » (Nicole-Drancourt et Roulleau-Berger 2001).
La plupart des auteurs s’accordent maintenant à reconnaître l’existence de cette période, chacun avec un point de vue différent, mais tous convergent vers l’identification d’une phase de vie particulière propre aux jeunes entrants dans la vie active, même si certaines approches théoriques peuvent aussi concerner des adultes sortant de formation à une autre période de leur vie professionnelle.
Ce moment de vie est dorénavant considéré comme une période en soi, avec son autonomie relative et ses règles, une phase d’apprentissage social, de constitution d’expérience, avec certes des variations selon les milieux sociaux d’origine mais commune à tous des jeunes par son caractère de « socialisation à distance du travail productif » (Bouffartigue 1994).
Cette période de vie constitue le cadre dans lequel prend place la question du mode d’accès au premier emploi : elle sera présentée à partir d’auteurs qui tous, de manière plus ou moins explicite, ont tenté de s’inscrire dans un point de vue qui ne soit pas exclusivement sur- socialisé ou sous-socialisé, pour reprendre l’expression de Mark Granovetter (1994).
Ces auteurs ont chacun leur angle d’attaque pour décrire et expliquer ce phénomène, leurs points de vue respectifs peuvent même parfois être en désaccord, mais chacun s’accorde à reconnaître que « l’insertion » n’est plus un phénomène instantané (s’il l’a jamais été), et s’inscrit dans un intervalle de temps qu’il importe de prendre en compte si l’on veut correctement rendre compte du phénomène.
Leurs travaux ont en commun de montrer que la majeure partie des jeunes doit d’abord vivre et recevoir une forme de socialisation d’attente, même si c’est à des degrés d’intensité divers.
Ces jeunes doivent d’une certaine manière « patienter » parce que saisir des opportunités passe aujourd’hui par une phase d’attente et de tâtonnements, qui doit être gérée socialement.
La famille y participe, mais cela ne suffit plus ; les dispositifs divers issus des mesures jeunes jouent aussi ce rôle, en fournissant par exemple une activité, même si le statut correspondant est parfois relativement dévalorisé ; les entreprises elles-mêmes interviennent dans cette période, que ce soit en subissant ou en suscitant une certaine volatilité du comportement des jeunes.
Ces points de vue révèlent que ces jeunes ne sont pas « inactifs », ou plutôt ne subissent pas forcément passivement ce qui leur arrive.
Ainsi, parler de « saisir des opportunités » les montre comme des acteurs avec leur part d’autonomie, leur capacité d’action propre dans un espace social autant ressource que contrainte, mais cela soulève aussi la question de leur rapport à l’emploi.
Sont présentés successivement les travaux de cinq auteurs. José Rose, mettant l’accent sur les logiques institutionnelles et économiques, défend l’idée que, pour les jeunes, ou plutôt les personnes inexpérimentées, le passage à l’emploi nécessite maintenant un temps particulier et socialement structuré (la transition professionnelle) organisé par les rapports entre système éducatif et système productif (1998).
Chantal Nicole-Drancourt, se centrant sur les comportements des jeunes, révèle l’existence d’une nécessaire période moratoire avant l’implication véritable dans le monde professionnel, et fait émerger la question centrale qui se pose à ces jeunes durant cette période, celle de leur engagement professionnel, et, en amont, celle de la constitution de leur rapport à l’emploi.
Claude Dubar renouvelle l’approche de la socialisation des jeunes, en particulier professionnelle, en montrant comment la construction de l’identité professionnelle se réalise, à l’écart des catégories officielles, lors d’un processus temporel articulant logique biographique individuelle et structures sociales, basé sur des transactions permanentes autant avec soi-même qu’avec autrui, et aboutissant à des identités
Encadré 1. L’âge des possibles ?
L’âge des possibles ? »Parce que ce diplôme, c’est quoi? C’est un truc qui censément vaut quelque chose. En fait, c’est comme un bon. Un bon pour l’intégration sociale. (…) C’est deux, trois facilités pour rentrer dans le rang. Donc, bon, un jour tu te réveilles et tu dois choisir entre exercer ton petit commerce – et sourire à la dame – ou bien mettre la clé sous la porte.
Eh ben, j’ai choisi, ça y est, j’ai choisi. C’est pas la peine de faire semblant. (…) Victimes de dressage abusif, voilà ce qu’on est. On nous dit… Qu’est-ce qu’on nous dit? On nous dit: « Y a rien, alors tenez-vous à carreau! » Et c’est quoi se tenir à carreau? Pas compliqué. Oh, pas compliqué, c’est rentrer dans le moule de ceux qui disent: en présence de rien, privilégier la structure, le cadre. Y a rien, donc qu’au moins le moule nous tienne debout… Mais en fait, tu te rends compte que tu peux très bien changer de vie du jour au lendemain. Y a même pas besoin de sas. (…) Leur truc… Tu veux que je te dise leur truc? C’est le terrorisme de la mesure!… On a tellement peur qu’on s’amourache de n’importe quoi qui pourrait ressembler à une borne: un boulot, quelqu’un, et hop, on s’y amarre. Moi, je n’ai fait que ça. Au début par manque d’imagination, et ensuite par habitude. (…) Tu sais quoi? Ce qui me vient en tête, tout le temps, c’est cette envie de me désolidariser. Pourtant, en soi, c’est pas un truc bien. Mais je veux reprendre mes billes, ça va bien là! Je veux pouvoir penser à un truc même si c’est utopique et pas me dire que j’y arriverai jamais, ou que: à quoi bon. Parce que si tu y réfléchis deux secondes, nous, tout ce qu’on a le droit de faire, en ce moment, c’est assister à la faillite générale. Eh ben, ça va bien comme ça maintenant, je propose! Tu vas me dire que c’est parce que Jacques et Denise se sont barrés chacun dans leurs trucs que je réagis comme ça, mais non non non… (…) Il faut se bâtir un truc, un endroit où tu es inatteignable, comme Jacques, comme Denise. Je dis pas inventer ou improviser, je pense que ça vient ou que ça vient pas. Mais si tu attends assez longtemps, y a un moment où il y a un truc qui te remplit. Moi, j’y crois à ça. Et jamais se dire que les choses sont des formalités. Rien n’est insignifiant. Se dire qu’à chaque étape, y a une alternative. Forcément. Donc regarder à droite, regarder à gauche, et choisir. Ou trouver une autre voie. En tout cas, pas faire semblant. Croire à un truc et y travailler, même si c’est naïf, même si c’est utopique. D’ailleurs, c’est ça mon programme, je propose, j’en vois pas d’autre: la naïveté, voilà. C’est un assez joli programme, franchement, non? Si? T’es pas d’accord? » Frédéric à Agnès, dans L’Âge des possibles, film de Pascale Ferran, 1996, publié par Arte Edition dans la collection Scénars |
sociales et professionnelles toujours « provisoirement stabilisées »25. François Dubet part du constat de l’éclatement du système social moderne imposant à l’individu un travail de reconstruction du sens qui n’est plus donné et qu’il nomme expérience sociale ; il défend ainsi le point de vue que les jeunes doivent dorénavant faire l’expérience de leur propre vie en tentant d’articuler trois logiques conflictuelles du système social entre lesquelles ils sont tiraillés, le désir d’intégration, la nécessité d’un comportement stratégique et la revendication d’un engagement subjectif porteur de valeurs morales.
25 « Aboutissements toujours précaires bien que très prégnants de processus de socialisation (…) » (Dubar, 1991, p.262), les « formes identitaires » qu’il repère restent indissolublement marquées par leur contexte et leur époque.
Olivier Galland, pour sa part, mobilise une expression proche, mais est plus centré sur les mécanismes de classement et la dimension temporelle de la socialisation : il défend l’idée que la socialisation de la jeunesse serait aujourd’hui passée d’un modèle de l’identification, immédiate et fortement normée, à un modèle de l’expérimentation, étalant dans le temps et de façon moins normée la construction des positions sociales adultes.