Le mode de fonctionnement adopté par le responsable de formation
4.4.2. Convention académique ou professionnelle : le mode de fonctionnement adopté par le responsable de formation
Il n’est donc pas équivalent pour un dispositif de formation d’offrir une grande fluidité d’échanges et d’interactions directes aux élèves et aux professionnels, ou au contraire de centrer son fonctionnement sur les seules dimensions académiques de la formation en limitant les contacts avec le monde professionnel aux périodes de stage et en laissant aux élèves le soin de trouver eux-mêmes leur stage et d’établir leurs propres contacts avec le milieu professionnel visé.
Nous émettons ainsi l’hypothèse que le mode dominant de fonctionnement de chaque dispositif de formation, basé sur son organisation pédagogique, est en relation directe avec les centres d’intérêt, les préoccupations et le monde de référence de son responsable, en opposant, certes probablement un peu schématiquement, option académique et option professionnelle dans la conception du fonctionnement du dispositif.
Les termes de convention académique et de convention professionnelle sont employés pour désigner les deux modes de fonctionnement que peuvent adopter les responsables de formation.
Par « convention », nous entendons un accord collectif implicite et « local » plus proche de l’action que ne le sont les normes sociales fondamentales au sens de Durkheim (Eymard- Duvernay et Marchal 1997, p. 12).
Plus précisément (Robert Salais 1994, 1998), il s’agit d’accords entre des individus sur ce qu’il convient de faire dans la situation qui les engage et sur le jugement qu’ils portent sur ces actions ; ces accords leur permettent de former des attentes mutuelles considérées comme justes et légitimes lors des situations récurrentes qui constituent leur communauté d’action (ici le dispositif de formation et le monde professionnel visé) ; ils intègrent un savoir commun et des manières de faire explicites et implicites propres à un milieu donné, et prennent tout leur sens par rapport aux objectifs poursuivis et aux actions engagées par les individus, ce que Salais appelle des contextes communs d’interprétation (1994, p. 377).
Ces conventions sont ici instaurées par le responsable de formation, mais il ne les crée pas à proprement parler123. Il adopte celle retenue en la reconnaissant pour sienne et la fait exister à sa façon en la mettant en oeuvre : « une convention est performative : l’acteur qui la suit réalise en effet ce qu’elle énonce » (Salais 1998 p. 18).
Ces conventions, si elles relèvent des responsables, se transmettent à toute leur structure, imprègnent son fonctionnement global, et s’imposent aussi aux élèves. Elles peuvent être définies ainsi :
– convention académique : d’un coté, une attention soutenue est portée au contenu académique et à la norme scolaire ou universitaire des enseignements, au caractère et à la qualité académique des travaux des élèves, à la reconnaissance de la formation par le collectif scolaire ou universitaire.
Les critères de jugement de la qualité reposent exclusivement sur l’évaluation pédagogique classique à savoir la notation, les examens, les éventuels mémoires ou travaux de fin d’études.
Les élèves jugés intéressants sont plutôt ceux qui envisagent des poursuites d’études voire un engagement dans le monde professionnel propre au responsable de formation, le monde académique (enseignement, recherche, etc.).
123 Dans les approches conventionnalistes, l’unité d’analyse est en général le groupe ou le collectif. Un individu peut adopter la convention en vigueur dans le groupe ou la refuser en acceptant les risques inhérents, mais il n’a pas de prise sur le fonctionnement du groupe sur ce plan. Or nous rapportons ici une convention à un individu susceptible de jouer un rôle en la choisissant et en l’instaurant dans un collectif organisé sur lequel il exerce une certaine responsabilité. Cette posture nous rapproche alors des sciences de gestion et des questions de pilotage des organisations (pouvant éventuellement déboucher sur une attitude plus prescriptive), dans lesquelles les réflexions en terme de convention ont commencé à trouver des échos : en particulier le chapitre 2 de l’ouvrage de 1996 de Amblard H., Bernoux P., Herreros G., Livian Y.-F., Les nouvelles approches sociologiques des organisations (Seuil) ; et l’article de Pierre-Yves Gomez, Economie des conventions et sciences de gestion, paru dans l’édition de 1997 de l’Encyclopédie de gestion (Economica).
– Convention professionnelle : de l’autre, l’attention se porte plutôt sur les formes d’organisation du milieu professionnel visé, ses règles et ses normes de fonctionnement, en particulier de recrutement, sur l’instauration de contacts réguliers avec des professionnels, leur invitation récurrente dans les instances du dispositif de formation (jurys de sélection, interventions, conférences, séminaires, travaux dirigés, stages…).
Les critères de jugement de la qualité sont plus larges : ils s’appuient certes en partie sur l’évaluation pédagogique classique ; mais ils intègrent surtout l’appréciation de l’apparition d’embryons de comportements professionnels chez les élèves et la sanction du marché matérialisée par les bonnes conditions d’accès à l’emploi pour les élèves et les jugements en retour des professionnels fréquentés sur leurs embauches.
L’objectif est plutôt de mettre sur pied une organisation et un fonctionnement congruents avec ceux du milieu professionnel visé, c’est à dire, en quelque sorte, de faire « sienne » la convention du milieu visé.
Ces deux conventions rejoignent certaines des distinctions opérées par François Eymard- Duvernay et Emmanuelle Marchal dans leur ouvrage sur les différentes formes de jugement des compétences mises en oeuvre sur le marché du travail (Façons de recruter, 1997), sans toutefois y correspondre totalement.
Eymard-Duvernay et Marchal, distinguant quatre types de conventions de compétence, les classent selon deux axes (pp. 24-26). Un premier axe oppose les jugements s’exerçant au sein de collectifs ou sur un individu seul. S’il présente un intérêt en soi, il n’est pas retenu ici.
Par contre, « Voir un candidat en face à face, engager un dialogue avec lui produit pour le recruteur une information de nature différente de celle qui figure sur le CV » (p. 28).
Ce second axe oppose d’un coté les jugements guidés et encadrés par des règles préétablies, objectivées, planifiées et formalisées, ne nécessitant à la limite même pas la rencontre entre l’employeur et l’employé, et de l’autre les jugements émergeant dans le cours d’interactions dans des réseaux relationnels ou au cours d’entretiens. Dans le premier cas, « le recruteur est en relation non avec des candidats, mais avec des candidatures » (p. 19).
Les supports de la mise en relation sont les plus anonymes possibles et les critères sont « planifiés », c’est à dire énoncés et définis à l’avance : des courriers, des CV, des annonces, des tests d’aptitude… On perçoit bien ici le caractère formel de la mise en relation, s’appuyant sur des moyens médiatisés.
Dans le second cas, le recruteur a en face de lui des individus avec qui il ébauche une relation de confiance ; l’entretien « permet de valoriser des expériences locales non traductibles », l’avis du recruteur s’élaborant à partir de la « convergence d’indices qui émergent au cours de l’entretien » (p. 20).
Il peut aussi se fier « à des réputations propagées dans des milieux professionnels, et apprécier l’expérience d’un candidat en rentrant dans le détail concret d’activités spécifiques » (p. 26), le réseau relationnel offrant alors des garanties sur les candidats. La mise en relation s’effectue alors dans un cadre informel, s’appuyant sur des moyens relationnels.
Cette opposition recoupe la distinction que nous opérons entre convention académique et convention professionnelle.
Dans la convention académique, l’accent mis sur la norme scolaire et une évaluation strictement pédagogique écarte toute possibilité de mise en relation sur le marché du travail autrement que par le diplôme, norme objectivée et formelle (dans les deux sens du terme…) de la qualité individuelle ; la conception du fonctionnement du marché du travail qui y règne est celle de la qualification objective identifiée par le diplôme124, renvoyant à l’élève et à l’employeur le soin de s’ajuster hors du dispositif de formation selon les canaux médiatisés traditionnels.
A l’inverse, dans la convention professionnelle, l’irruption du monde professionnel et du marché, via les interactions permanentes organisées au sein du dispositif de formation par son responsable, instaure le face à face informel et l’échange relationnel comme sources du jugement des uns sur les autres, tout en permettant au recruteur de ne pas ignorer les critères d’évaluation académiques.
124 et éventuellement une forme de réputation du dispositif de formation, mais dont on peut se demander quelle en serait l’origine…
Enfin, les conventions identifiées ici ont un objet plus large et vont au-delà de la seule opération de recrutement puisqu’elles mettent en jeu le fonctionnement d’un milieu professionnel donné (y compris celui des responsables de dispositif de formation qui suivent la convention académique, qui n’est finalement qu’un type, certes particulier, de convention professionnelle).
Il ne s’agit pas non plus d’opérer une scission infranchissable entre ces conventions. Eymard-Duvernay et Marchal insistent bien sur le caractère inévitablement normatif de leur propre jugement sur les différentes conventions en présence : pour eux, un jugement équilibré, c’est à dire légitime, justifiable, crédible et efficient, doit pouvoir s’appuyer tour à tour sur chacune des conventions, « considérant qu’un jugement équilibré superpose les différentes façons de juger, maintenant la tension entre elles » (p. 26).
Si les conventions académique et professionnelle ne sont pas incompatibles, elles sont cependant sources de tensions, d’autant que la plus légitime des deux selon les spécificités du système éducatif français, la convention académique, peut être considérée comme dominante vis-à-vis de la convention professionnelle, qu’on peut qualifier alors de dominée.
Cela nécessite pour les responsables des formations d’affronter cette dualité de mondes de référence non spontanément concordants et hiérarchisés, les obligeant en permanence à articuler d’un côté reconnaissance par le milieu éducatif et leur institution d’accueil, et de l’autre reconnaissance par les employeurs de la sphère professionnelle visée.
La convention professionnelle est bien sûr à relier avec ce qui a été défendu au point précédent sur l’apparition d’un capital social collectif dans l’articulation de certains dispositifs de formation professionnelle aux milieux de travail qu’ils visent, associée à un objectif de placement des élèves reconnu comme légitime.
De l’autre, la convention académique ne doit pas être assimilée au fonctionnement des dispositifs de formation à portée générale, non centrés explicitement sur un milieu professionnel donné ou ne se référant pas à un métier ou à une profession.
Si nous opposons ici analytiquement les deux types de fonctionnement, ces deux dimensions coexistent en permanence dans le cadre des dispositifs de formation à caractère professionnel, et les qualifier de ce point de vue relève de l’identification de leur tendance dominante.
Au sein de chaque dispositif de formation, c’est la différence dans les poids respectifs accordés à l’une et à l’autre de ces deux dimensions, le choix donc d’un type de convention, qui sera à l’origine de l’apparition d’un capital social collectif ou non.
Et cette différence dans le capital social effectivement détenu par le dispositif de formation sera source de variations quant aux conditions plus ou moins bonnes d’accès au premier emploi après la sortie du dispositif de formation. Ce sont bien les différences contextuelles, liées ici aux dispositifs de formation, qui sont source d’inégalité entre les élèves.
Dans un cas, lorsque le responsable de formation adopte une convention de fonctionnement de type « professionnel », il y a apparition de capital social collectif à l’usage de tous et facilitant particulièrement l’entrée dans les milieux professionnels125 ; dans l’autre, lorsque la convention adoptée est de type académique, il n’existe pas de capital social collectif mobilisable par tous et constituant une ressource pour l’entrée en emploi.
On peut peut-être déceler une forme de capital social, mais collectivement limité et uniquement utile pour les responsables de formation, et les élèves qui se destinent à rester dans la sphère professionnelle de ces responsables, le monde académique.
125 Comme le dit Damien Brochier dans le cas de formations professionnelles par alternance (1992, pp. 61-67), les partenariats ne sont effectifs en la matière que lorsque les individus s’engagent réellement dans des relations suivies, et cela fonctionne d’autant mieux que certains de ces acteurs sont « porteurs d’une double légitimité éducative et professionnelle » qui contribue à en faire « de véritables acteurs d’interface ». Nous retrouvons ici l’intérêt de la présence des deux dimensions.
Ces dispositifs de formation sont centrés sur un milieu professionnel donné, certes plus ou moins bien identifié et autonome ; si l’un d’entre eux ne se préoccupe pas des réseaux professionnels et se centre exclusivement sur sa convention académique, l’articulation avec le milieu professionnel est moins forte, et son efficacité dans l’accès à l’emploi s’en ressent, au moins relativement aux autres dispositifs de formation spécialisés sur le même champ avec lesquels il entre en concurrence.
Il se distingue alors de moins en moins d’autres types de dispositif de formation à spectre plus large et perd sa capacité à être un point d’entrée spécifique à son champ de spécialité.