Le capital social dans l’articulation école-entreprise
4.4.3.2. La création d’une « niche sociale » comme solution intentionnelle d’organisation préservant les formes d’ajustement contingentes ou spontanées
Pour préciser la posture de ces responsables de dispositifs de formation, il est possible de s’appuyer sur l’idée de « social niche » telle que la développe E. Lazega (2001).
Cette idée de niche avait été évoqué de façon tout à fait générale au § 4.3.2.1. pour faire un parallèle entre la situation d’un responsable de formation qui crée son dispositif et celle de l’entrepreneur qui identifie une niche de marché sur laquelle il souhaite se positionner.
E. Lazega développe un concept de niche au plan structural (pp. 24-28) en lui donnant un contenu et une forme relationnelle, ce qu’il appelle la niche sociale.
Son contexte d’analyse est assez différent, puisqu’il étudie le fonctionnement des entités collégiales (par opposition aux entités bureaucratiques), comme par exemple des cabinets d’avocats, sociétés de consultants, cabinets d’architectes, agences publicitaires, etc.
C’est à dire des organisations composées d’experts reconnus, a priori égaux en pouvoir, et nécessairement engagés dans des actions communes du fait de leur appartenance à une structure collective. Dans ces organisations, ces experts spécialisés ont besoin les uns des autres pour exercer au mieux leur activité.
Il s’agit alors pour eux d’établir leur petite sphère de partenaires habituels, avec lesquels les transactions sont fluides, rapides, efficientes, peu coûteuses, agréables, gratifiantes et exemptes de conflits, ce qui amène Lazega à les qualifier de « niches seeking entrepreneurs » sélectionnant ceux qui vont devenir leurs partenaires durables.
La niche sociale d’une personne se compose donc d’un sous-groupe de membres de l’organisation avec lesquels elle entretient des relations denses et très régulières et échange préférentiellement des ressources très variées, nécessaires à la réalisation de son activité professionnelle, à un coût relatif faible.
Ces niches présentent quelques caractéristiques. Elles rassemblent des individus aux profils relativement similaires, ressentant une communauté identitaire qu’on pourrait qualifier de « légère », ayant le sentiment de partager les mêmes intérêts à long terme, facilitant la reconnaissance, une certaine cohésion et des comportements moins opportunistes.
Si la recherche ou la création de niches représentent un investissement stratégique dans des relations, elles délimitent cependant une fois créées un espace protecteur dans lequel les comportements purement calculateurs sont, au moins partiellement et momentanément, suspendus.
Au plan dynamique, l’entrée en relation se fait par étapes et nécessite une répétition des contacts et des interactions d’échange (spot interactions) qui permet aux uns et aux autres d’évaluer les comportements appropriés (appropriatness judgements) et de repérer les valeurs et normes partagées par leurs interactants, et autorise ainsi la sélection des partenaires avec lesquels les interactions de long terme, constitutives de la niche, seront maintenues.
Les acteurs cherchent ainsi dans ces niches une forme de solidarité limitée (« bounded solidarity ») qui, une fois créée, garantit les perspectives d’échanges de long terme.
Cette conception peut être en partie transposée aux responsables de dispositifs de formation. Le contexte n’est pas tout à fait le même : enseignants, responsable, élèves et employeurs ne sont pas des « experts » égaux « au moins formellement » en pouvoir, et la configuration de l’activité de formation limite le principe de sélection volontaire : il peut s’appliquer aux échanges entre enseignants et professionnels, mais plus difficilement aux relations concernant les élèves128.
128 Encore que les jurys de sélection à l’entrée en formation, comportant des professionnels, puissent être considérés dans cette optique, mais à sens unique…
Ils partagent en revanche tous une implication dans la même activité (la formation), présentent une certaine communauté identitaire si le responsable du dispositif a adopté la convention professionnelle, ont un intérêt commun à maintenir l’existence du dispositif de formation. Le dispositif représente une façon d’économiser le temps, l’énergie, etc., dans les opérations de mise en relation.
L’intérêt principal de telles niches, créées à partir de la perception commune d’intérêts ne se limitant pas aux seuls aspects économiques (« Economic cooperation and returns, while serving interest, are not entirely motivated by it.
Social processes of exchange, recognition, control, and socialization are also involved », Lazega 2001, p.21) est d’offrir un lieu où une densité particulière de liens favorise la production de processus sociaux.
A ce titre, les responsables dont les dispositifs de formation fournissent les meilleures conditions d’insertion sur le marché du travail sont ceux qui réussissent à se créer une niche sociale réunissant leurs enseignants, les élèves et un certain nombre de professionnels d’entreprises impliqués dans le fonctionnement de leur dispositif de formation.
Cela revient à dire qu’ils mettent en place finalement une sorte de cellule sociale spécialisée129, définie par une densité particulière de liens aux objets circonscrits, intensifiant les rencontres pertinentes pour l’objectif d’accès à l’emploi, favorisant une socialisation rapide, garantissant des perspectives de long terme, et limitant au mieux les coûts de maintien de la niche pour le responsable du dispositif et les coûts d’accès aux ressources relationnelles – le capital social collectif – pour les élèves et les employeurs.
Entre intention et contingence, l’activité consciente de ces responsables de dispositifs de formation est finalement de constituer la niche, et de laisser ensuite les processus relationnels qu’ils ont ainsi rendu possible produire leurs effets vis-à-vis des élèves et des employeurs le plus « naturellement » possible.
129 Lazega parle de « quasi-groupe », mais cela nous paraît un peu trop fort pour désigner ce qui se passe dans les dispositifs de formation « nichés ».
4.5. Pour conclure
Le capital social dans l’articulation école-entreprise entre coopération et concurrence : une construction sociale « localisée » et conventionnelle du lien formation emploi, mais aussi une organisation de la concurrence entre les acteurs éducatifs pour l’accès aux débouchés, et entre les employeurs pour l’accès aux candidats
Terminons sur ces deux points, coopération et concurrence. Tout d’abord, nous avons précisé ici la place et le rôle du capital social des dispositifs de formation dans les processus de passage de l’école vers l’emploi sur le marché du travail, dans une analyse centrée sur la coopération qu’il engendrait entre les acteurs.
Des liens se tissent entre les parties du système éducatif les plus proches du monde du travail, les organisations éducatives ayant un objectif professionnel, et les entreprises au sens large.
La densité de ces liens n’est pas homogène, et il apparaît à certains endroits un capital social composé d’un ensemble de liens particulièrement dense associé à un dispositif de formation, et constituant un articulateur entre le système éducatif et le milieu de travail visé par ce dispositif de formation. Sa fonction est d’assurer au mieux le passage des élèves vers les entreprises.
Mais, fruit de la composition des comportements plus ou moins intentionnels et contingents des divers acteurs parties prenantes du processus (responsable du dispositif, enseignants, élèves, employeurs), ce capital social organise aussi un espace de coopération, d’intercompréhension, d’attentes communes et d’ajustement mutuel rapide entre les divers protagonistes vis-à-vis des candidatures des élèves à l’entrée dans le monde du travail, une sorte d’espace conventionnel de reconnaissance de la « qualification » des élèves étendu à la niche sociale qui s’est constituée.
En ce sens, il constitue bien une forme de construction sociale du lien formation emploi, localisée dans la mesure où elle est circonscrite à cette niche sociale.
Cependant, second point, on peut élargir le champ de vision aux enjeux de ces niches sur l’ensemble de la structure de marché qui les concerne, et en particulier aux phénomènes de concurrence laissés dans l’ombre jusqu’à présent.
Qu’en est-il de l’intérêt de la constitution de telles niches sur le marché du travail, pour les responsables de dispositifs de formation comme pour les employeurs, au-delà des formes de coopération recherchées en interne ?
Selon Lazega (2001), ces niches sociales ont, entre autres, pour caractéristique de limiter la concurrence qui s’exerce entre ses membres en allégeant le poids des comportements purement calculateurs. La concurrence s’exerce en effet à l’extérieur.
Chaque responsable de dispositif de formation est en concurrence pour les débouchés de ses élèves avec, au moins a priori, les responsables d’autres dispositifs revendiquant les mêmes objectifs de certification, voire de certifications voisines130.
130 Deux remarques : adopter des intitulés et/ou des contenus voisins pour la spécialisation de son dispositif de formation est une manière de se démarquer, mais ce n’est pas toujours possible ; la concurrence s’exerce aussi au sein de l’ensemble éducatif dans d’autres registres comme l’accès aux crédits financiers, les volumes d’heures de cours octroyés, les labellisations, etc.
Il s’agit alors pour lui de limiter au maximum la concurrence possible en contrôlant ou en en captant en quelque sorte une part du marché. La création d’une niche sociale est alors une forme de réponse.
Certes elle permet au responsable d’un dispositif de formation de raccourcir les délais de placement des élèves, de fournir rapidement des lieux de stage, d’être rapidement informé des évolutions liées aux métiers visés par son dispositif, voire de se constituer une réputation, etc.
Mais elle permet tout autant au responsable de s’assurer les contacts nécessaires pour aider au placement de ses élèves auprès des lieux d’emploi, et de limiter les tentations opportunistes de la part des employeurs (recruter des jeunes sortant d’autres dispositifs de formation) du fait de leurs investissements relationnels.
De même, un employeur, dans la mesure où sa recherche de candidat s’effectue sur un marché un tant soi peu concurrentiel, peut chercher à limiter cette concurrence avec d’autres employeurs en investissant dans une niche sociale pour s’assurer d’un accès rapide, éprouvé, sûr et en confiance aux candidats à l’embauche.
Nous venons de développer notre approche du capital social de l’école comme articulateur entre organisations éducatives et entreprises, selon les trois niveaux individuel, structural et organisationnel.
Ce dernier point a permis de voir en quoi la présence d’un tel capital social favorisait le passage des élèves de la sphère éducative aux milieux de travail.
Le chapitre suivant s’attache à mettre en évidence ces phénomènes à partir d’une enquête empirique menée auprès de dispositifs de formation à caractère professionnel dans le secteur culturel.
Chapitre 5 :
Etude sur des formations de 3° cycle à l’administration et à la gestion dans le secteur culturel
Ce chapitre est consacré à une étude de terrain sur des formations du secteur culturel. Il s’agit de dispositifs de troisième cycle à caractère professionnel, spécialisés en administration et en gestion dans le secteur culturel. Ils sont présentés en détail dans la première partie, au point 5.2.
Nous commençons par identifier le mode de fonctionnement de ce secteur d’activité, dont les caractéristiques, si souvent perçues comme singulières, s’avèrent in fine correspondre aux segments innovants du système productif.
Ceci permet de mettre en valeur le rôle essentiel des dimensions relationnelles qui lui sont propres (5.1.) et de mieux saisir la nature générale de la convention « professionnelle » susceptible d’être adoptée par les responsables des dispositifs de formation enquêtés.
Puis les résultats de l’enquête qui a servi de base à nos analyses sont déroulés dans la seconde partie (5.3.-5.6.) : caractéristiques des élèves, spécificités de fonctionnement des dispositifs de formation, conditions d’accès au premier emploi par dispositif et confrontation d’ensemble la composent.