La question de l’engagement professionnel (Ch. Nicole-Drancourt)
1.3.3. La question de « l’engagement professionnel » (Ch. Nicole-Drancourt)
Laurence Roulleau-Berger et Chantal Nicole-Drancourt ont publié en 1995 un ouvrage sur l’insertion des jeunes en France. Outre un état des recherches actuelles en la matière, elles font le point, dans la lignée des travaux de C. Nicole-Drancourt, sur leur façon d’analyser « l’insertion des jeunes ».
Leur objectif est toujours de renverser la perspective sur le phénomène d’insertion et elles posent ainsi la question du rapport entre « socialisation professionnelle » et « socialisation » tout court.
Pour elles, le phénomène de socialisation est ou bien trop exclusivement rapporté à l’emploi, considérant que ne pas avoir d’emploi c’est forcément être exclu, ou bien trop renvoyé à une culture « jeune » qui serait spécifique.
Pour elles, ce phénomène est bien plus global et concerne la société dans son ensemble. Leur objectif est de « dépasser une définition univoque du processus d’insertion juvénile en rendant compte de sa complexité, sa multidimensionnalité ».
Ainsi, lorsqu’on change de point de vue, « apparaissent alors des jeunes « en galère », mais aussi des jeunes capables d’être actifs, de se mobiliser, et pas seulement de subir des situations de précarité ».
Et elles critiquent l’assimilation encore largement répandue entre « accès à l’emploi » et « accès à l’existence sociale » : pour elles, en accord avec les travaux d’Olivier Galland, l’emploi ne joue plus le rôle de passage à l’état adulte.
Ces réflexions s’appuient sur une recherche fondatrice menée par Ch. Nicole-Drancourt (1991a, 1992) dont elle rend compte dans un ouvrage de 1991, Le labyrinthe de l’insertion, paru à la documentation française.
C’est une approche empirique et pragmatique, basée sur une enquête longitudinale menée dans le bassin de Chalon/Saône auprès de 115 jeunes ; les observations ont porté sur des jeunes faiblement ou moyennement diplômés, c’est à dire de niveaux VI, Vbis, V et IV (hors enseignement supérieur donc), et d’âge équivalent, 30 ans en 1990 (génération née en 1960).
Que se passe-t-il donc, d’un point de vue plus « individuel », pendant cette période ? Comment se positionnent ces jeunes par rapport à l’idée d’activité ou d’emploi ? L’auteur s’est trouvée confrontée à ces questions lors de ce travail, sans que cela ait fait partie de ses préoccupations à l’origine.
Ses travaux ont porté le niveau d’analyse à l’ensemble du processus d’intégration des jeunes dans la société à leur sortie de l’école. Qu’a-t-elle constaté ?
Partie de l’idée d’observer les effets de la crise économique sur l’insertion sociale et de la désarticulation du système d’emploi sur le processus d’insertion des jeunes, elle a abouti en fait à mettre en évidence la nécessité de distinguer les effets liés à cette crise – rationnement des emplois, transformation des formes d’acquisition des qualifications, etc. – de ceux liés à l’évolution propre des comportements des jeunes générations.
En effet, selon elle, il n’y aurait pas de connexion évidente, de lien direct et causal entre la crise économique et les changements de comportement de ces nouvelles générations.
Les transformations qui affectent les rythmes et les modalités d’insertion des nouvelles générations ne se réduisent ainsi pas uniquement aux tensions sur le marché du travail, et aux pénuries d’emploi. Il semblerait en fait qu’on assiste à une sorte de dilution des normes de comportement individuel qui fondaient le rapport au travail.
Pour l’auteur, le rapport à l’activité ou au travail correspond à la position de l’individu en vue de l’option professionnelle », c’est à dire ce qui conditionne la possibilité de « l’engagement professionnel ».
La question qui s’est posée à la suite de ce travail, c’est finalement celle des conditions et du moment dans la vie d’un individu où l’idée de s’engager – ou pas – dans la vie professionnelle se dessine et prend corps.
Ici, plus que d’insertion ou de trajectoire d’emploi, c’est la question « de l’engagement professionnel qui s’est affirmée, afin de saisir à quel moment de vie cette question apparaît, et à quelles et dans quelles conditions il y a passage à l’acte ou [au contraire] renoncement » (1991b, p.3).
Or ce rapport à l’activité, et ses modalités de construction, joue un rôle important dans l’insertion professionnelle, puisque selon que celui-ci sera positif ou détaché, l’activité volontaire du jeune ne sera pas orientée vers les mêmes buts, ne le rendra pas sensible de la même façon aux éventuelles opportunités d’emploi, ou plutôt d’activité prise dans un sens large.
En d’autres termes, la quête de l’emploi stable est assimilée, ou liée, à celle de l’entrée dans la vie adulte. On rejoint ici certains phénomènes évoqués plus haut avec les travaux de Galland sur la transformation du passage à l’âge adulte : la construction d’un rapport positif au travail peut demander du temps, comme le fait de se préparer à la vie adulte.
Ces travaux ont bien entendu bousculé bien des idées reçues, et ont montré des choses parfois étonnantes, tant du côté des différences de comportement garçons/filles que du point de vue des significations du chômage.
Un comportement jeunes-hommes/jeunes-femmes nettement distinct
Le comportement de rapport à l’activité des nouvelles générations se transforme donc, et il se distingue en particulier entre les jeunes hommes et les jeunes femmes.
Il existerait deux mondes, masculin et féminin, garçon et fille, quasi imperméables entre eux, avec des attentes et des comportements très différents et finalement peu conformes à l’idée qui prévalait jusqu’ici.
Le rapport à l’emploi apparaît ainsi plus fort pour les femmes, tandis qu’il se différencie pour les hommes : « Les filles courent après l’insertion professionnelle, les garçons la fuient » (1991b, p.20).
Contrairement à ce qui était admis auparavant, toutes les femmes, même les inactives, se sont un jour ou l’autre posé la question de l’engagement professionnel.
En fait ces jeunes femmes affichent une dévalorisation du travail familial qui s’accompagne d’une valorisation du modèle de la femme active, et qui provoque du désir pour l’engagement professionnel.
Les espaces sociaux de ces jeunes femmes se diversifient, ce qui, pour Ch. Nicole-Drancourt, « exclut d’autant les éventualités de retour au foyer ou de baisse d’activité féminine » (1991b, p.22).
A l’inverse, pour de nombreux garçons, même si ce n’est pas pour tous, la norme qu’est le devoir de travailler est devenue vacillante. Il leur apparaît moins « naturel » de travailler, et ils ne sembleraient pas ressentir aussi spontanément l »évidence de travailler »…
Ces jeunes hommes ne peuvent plus « se jeter » dans le travail « comme leur père et leur grand-père l’ont fait ». Ils ont besoin de temps pour apprendre, comprendre et intégrer une société dans laquelle ils se retrouvent seuls, et vont devoir se mettre en scène eux-mêmes « sans règle et sans filet » (1991b, p.22).
Pourquoi ces changements ? Chantal Nicole-Drancourt propose quelques explications : pour elle, le sens de l’activité est différent selon le sexe, car ce qui détermine l’engagement professionnel des hommes et des femmes ne relève pas des mêmes enjeux.
Elle fait remonter le déficit dans le rapport à l’activité à la socialisation primaire de ces jeunes (1992). Les transmissions familiales et les arbitrages entre les options « domestiques » ou « professionnelles » se trouvent bouleversés dans les espaces familiaux, et ces transmissions familiales ne se font plus forcément sur le mode de la reproduction à l’identique.
Ceci n’est pas sans effet sur le processus d’insertion et son issue : « les garçons pour qui « travailler est évident » s’en sortent mieux et plus vite » (1991b, p. 17).
Le déficit dans le rapport à l’activité des autres, ceux ayant hérité d’une faible motivation, exigera alors un temps d’apprentissage des modes d’accès à la vie active et à la vie adulte en général, ce que Ch. Nicole-Drancourt appelle une phase de « moratoire ».
Pour les filles, le rapport à l’emploi très positif qu’elles manifestent signifie souvent prendre rapidement un emploi à la sortie de l’école : mais cela peut aussi se traduire par le fait d’accepter plus facilement des emplois dont les caractéristiques ne correspondent peut-être pas tout à fait à ce à quoi elles auraient pu prétendre en fonction de leur formation.
Des significations différentes du chômage
Du coup, les travaux de C. Nicole-Drancourt révèlent des significations du chômage qui peuvent être différentes pour les uns ou les autres.
Elle repère ainsi un chômage d’intégration, dans lequel le facteur personnel « couvre » l’économique : il ne s’agit pas de nier l’existence de difficultés économiques, mais de reconnaître qu’elles ne sont pas « premières » ; il ne s’agit pas non plus d’imaginer un quelconque refus de travailler de la part de ces jeunes, mais d’admettre que bon nombre d’entre eux ne sont pas prêts à s’engager fermement et tout de suite après l’école dans une vie professionnelle.
A titre d’exemple, c’est ce que peuvent traduire paradoxalement des démissions ou non reconductions volontaires de contrats courts, associées parfois à une mobilité forte entre les emplois, constituant autant d’essais ou d’expériences. Ch. Nicole-Drancourt repère par ailleurs un chômage d’exclusion correspondant au sens plus classique qu’on lui donne.
Parmi les personnes enquêtées dans son étude (de niveau de formation inférieur au bac rappelons-le), le chômage d’intégration est apparu le plus répandu, et concerne surtout les garçons, ceci ne sous-estimant pas pour autant l’importance du chômage d’exclusion minoré ici du fait de la construction de l’échantillon (Nicole-Drancourt 1992).
Ainsi, de plus en plus de jeunes ne sont pas socialement prêts à s’intégrer dans la vie professionnelle à la sortie du système scolaire (surtout chez les garçons) et un processus d’apprentissage doit se mettre en place, qui retarde et désorganise d’autant la phase d’insertion.
Même si les tensions sur le marché du travail et une rareté relative des emplois accentuent les difficultés professionnelles, celles-ci ne sont pas à l’origine de ces changements, le malaise et la perplexité dans les comportements des jeunes jouent en premier lieu.
Pour Ch. Nicole- Drancourt, dans un autre contexte ou à une autre époque, ces difficultés professionnelles auraient tout à fait pu prendre d’autres formes.
Avec ces travaux, on assiste à un renversement de la perspective : des mutations sociales sont à l’origine de « problèmes d’insertion » des jeunes, les difficultés économiques ne sont pas premières.
Enfin, ces phénomènes montrent l’affaiblissement des normes sociales pesant sur la jeunesse contemporaine, fruit d’un processus d’individuation croissante mais s’estompant cependant avec l’âge, ce qui laisse bien sûr plus de place à l’expression des décisions individuelles à cette période de la vie, quelles qu’elles soient.