La famille et Binge-drinking : entre protection et mise à l’écart

La famille et Binge-drinking : entre protection et mise à l’écart

V/ La famille : entre protection et mise à l’écart

Ici, nous avons jugé très important de ne pas seulement nous focaliser sur le cadre festif et le(s) groupe(s) de pairs dans lesquels évoluent les binge-drinkers. Ces derniers ont également d’autres appartenances sociales comme par exemple la famille.

Et, il serait, de ce point de vue, intéressant de voir ce qui se passe dans ce monde à part qu’est la famille, d’essayer de voir s’il existe des interactions entre les différentes appartenances du binge-drinker, entre la famille d’une part et le(s) groupe(s) de pairs de l’autre. En d’autres termes, on se pose la question à savoir comment le « moi » du binge-drinker se meut à la fois dans le « nous » des pairs et dans celui de la famille ?

Ces deux mondes ont-ils quelque chose en commun, sont-ils en interaction ou sont-ils totalement étanches l’un par rapport à l’autre ?

Est-ce que le binge-drinker parle de ses faits en famille ou est-ce qu’il les cache? Pourquoi ? Mène-t-il une double « existence » ?

Il faut préciser que nous avons jugé pertinent de ne pas consacrer une partie analytique aux liens entre socialisation familiale et rapport à l’alcool par le simple fait que dans les diverses données recueillies, nous n’avons observé aucun rapport de cause à effet, aucune corrélation quelle qu’elle soit, entre le fait d’être binge-drinker et les antécédents familiaux de l’individu vis-à-vis de l’alcool.

Nous sommes donc tentés de résumer ce fait en affirmant tout simplement que de la même façon qu’on ne naît pas binge-drinker, on ne le devient pas. On fait du binge-drinking. Ainsi, le binge-drinking, dans toutes ces facettes, a plus à voir avec le modèle de l’ « expérimentation » parfois mimétique plutôt qu’avec celui de la « reproduction ». Autrement dit, dans ce cas particulier, « la culture des pairs supplante celle des pères, la transmission s’efface devant l’imitation »1.

1- Indépendance domiciliaire et dépendance financière

L’une des observations qui reviennent le plus souvent dans les différentes informations que nous avons recueillies est que la plupart de nos enquêtés résident hors du domicile parental. En effet, une grande partie d’entre eux vit seule ou en colocation dans un appartement, dans un campus ou un foyer étudiant.

1 David Le Breton, « Le corps, la limite : signes d’identités à l’adolescence » in Un corps pour soi, C. Bomberger, P. Duret, J.C. Kaufmann, D Le Breton, F. de Singly, G. Vigarello, PUF, 2005. pp. 89-111.

Néanmoins, ils continuent à entretenir des liens plus ou moins étroits avec leur famille. C’est- à-dire qu’ils voient régulièrement leurs parents et surtout qu’ils bénéficient d’un soutien de la part de ces derniers pour financer leurs études, payer leur loyer et subvenir à leurs besoins.

Ce qui les place dans une situation assez particulière : vouloir être indépendant et avoir une vie à soi tout en restant financièrement dépendant des parents. Cette situation reflète un « entre- deux » propre à la jeunesse française et que les sociologues mettent souvent en évidence quand ils la comparent à d’autres jeunesses européennes1.

Nous pouvons également y voir le processus de passage de la « culture des pères » à la « culture des pairs » qui intervient notamment pendant l’adolescence et s’accentue à la « postadolescence ». Ainsi, l’individu se voit développer une socialisation au(x) groupe(s) de pairs de plus en plus intense au détriment de la socialisation familiale :

– « C’est sûr que je partage plus de choses avec mes ami(e)s, on peut faire n’importe quoi et parler de tout sans prise de tête. Ce n’est pas le cas avec les parents parce que la plupart du temps on ne se comprend pas » (Anna, étudiante en médecine).

– « … Ce qui se fait entre potes reste entre potes, on n’a pas à en parler en famille ou à qui que ce soit… » (André, étudiant en école de commerce).

Comme le souligne O. Galland, nous observons ici que « la sociabilité familiale n’est pas aussi intense durant toute la période de la jeunesse et les jeunes ne parlent pas aussi souvent avec leurs parents de tous les sujets.

En fait, l’harmonie familiale est le résultat d’un modus vivendi qui permet aux jeunes de profiter du soutien parental tout en vivant leur vie personnelle sans que, dans ce domaine, les parents disposent d’un réel droit de regard ou d’intervention. Le maintien, dans les relations entre générations, d’un certain quant à soi, est le garant de l’entente familiale. »2

Ce qui permet aux binge-drinkers de pouvoir se défoncer en échappant au contrôle des parents car, si ces derniers étaient au courant de leurs comportements dans les soirées étudiantes, cela pourrait créer un climat de tension ou même susciter des sanctions allant jusqu’à l’interruption de l’aide financière.

Donc, la barrière instaurée par les binge-drinkers entre leur famille et leur(s) groupe(s) de pair(s) constitue une stratégie qui leur permet de négocier des règles, d’obtenir des faveurs et enfin de les conserver. Cette barrière permet donc aux binge-drinkers de se mouvoir aussi bien dans le monde des pairs que dans celui de la famille tout en gardant la distance et la discrétion nécessaire entre les deux d’autant plus que le passage des « pères » aux « pairs » n’est pas complètement effectué.

1 Cécile Van de Velde, Devenir adulte, sociologie comparée de la jeunesse en Europe, PUF, 2008

2 Olivier Galland, Les jeunes, 6ème édition, collection Repères, la Découverte, 2002, p. 213

Cependant, pour certains binge-drinkers, il ne s’agit pas seulement de maintenir un « quant à soi » plus partagé avec les « potes » qu’avec la famille, mais de développer ainsi une volonté de « protéger », d’ « épargner » l’entente famille, de « ne pas décevoir » les parents :

– « C’est comme tout le monde, si tu dis à tes parents que tu t’es défoncé, ils vont vite croire que t’es alcoolo. Donc non. » (L., 20 ans, étudiant en 2ème année de médecine).

Ce qui semble être en total désaccord avec la logique de subjectivation dont l’une des caractéristiques fondamentales est, chez le binge-drinker, le fait de ne pas vouloir suivre le chemin balisé par les parents.

C’est pour cette raison que le souci d’épargner l’entente familiale, surtout en ne décevant pas les parents, s’observe peu chez les binge-drinkers désireux d’affirmer et d’afficher leur subjectivité. Néanmoins, il peut arriver, dans certains cas, qu’ils (les binge-drinkers-Sujets) manifestent implicitement le désir de ne pas frustrer les parents.

C’est l’exemple de ce binge-drinker qui dit, « se défoncer les week-end, c’est ma façon de vivre. Chacun fait ce qu’il a envie de faire du moment que ça porte atteinte à personne… ». Et, voici ce qu’il nous dira plus tard quand nous aborderons avec lui le thème de la famille :

– « … en même temps j’aimerais pas confronter ma mère à tout ça, elle serait choquée si elle me voyait faire, donc je préfère qu’elle soit pas au courant ».

Ces propos qui semblent plutôt contradictoires ne font que conforter le constat théorique qui fait de la subjectivation « une tension plus qu’un être déjà là »1, une « envie » qui ne cesse de se heurter aux « valeurs » institutionnelles d’autant plus que son objet (la défonce) est contradictoire à ces mêmes valeurs.

Le fait est que certains binge-drinkers n’ont aucune volonté de « rompre les amarres affectives – qui sont aussi souvent des amarres économiques »2.

2- La confusion vie privée/ sociabilité des pairs

La tendance est donc non seulement d’opposer la vie en famille et la vie avec les pairs et aussi d’ériger une haute barrière entre ces deux mondes aux exigences très contradictoires, mais surtout de considérer « ce qui se passe entre potes » comme relevant hautement de la vie privée.

1 François Dubet, L’expérience sociologique, La Découverte, 2007, p. 103.

2 Monique Dagnaud, La teuf. Essai sur le désordre des générations, Seuil, Paris, 2008, p. 142

En effet, une grande partie des binge-drinkers, lors qu’on leur demande pourquoi ils ne parlent pas de la défonce dans le cadre familial et surtout en présence de leurs parents, nous répondent que c’est surtout parce qu’ils ont le droit d’avoir une vie privée :

– « … c’est ma vie privée. Je crois que chacun a un truc qu’il fait et dont il ne voudrait pas parler à certaines personnes, c’est juste un choix » (L., 21 ans, étudiant en droit).

Or, le grand paradoxe c’est que le binge-drinking ne se fait jamais dans un cadre privé (soirées, boites, bars, en groupe); d’autant plus qu’une grande partie des étudiants se défoncent pour « s’ouvrir aux autres » et « se créer des liens », des réseaux sociaux.

Nous pouvons dire, dans ce cas, que l’espace privé se laisse coloniser par la vie publique entre pairs. Cette confusion serait-elle l’effet pressant de la solitude (abordée dans une autre partie) qui pousserait certains étudiants à vouloir se créer des liens à tout prix avec un ou des groupes plus ou moins restreint(s) ? Des liens qui, à force de s’actualiser et de se vivre au quotidien, finissent par se confondre « naturellement » avec le cadre privé ou même prendre entièrement sa place.

Ce qui, à son tour, ne cesse de renforcer la haute barrière déjà érigée entre le cadre familial d’une part et de l’autre, le cadre des « potes », c’est-à-dire celui des fêtes et des beuveries de week-end.

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