Incertitude et qualité de l’information – le marché du travail
1.2.5.4. Incertitude et qualité de l’information
A diverses reprises l’idée d’un manque d’information, d’une information mal partagée, ou encore incomplète selon la stricte logique marchande a été abordée.
Mais la qualité de l’information peut elle-même s’avérer tout à fait déterminante, ce qui est une autre façon d’interroger le rapport entre logique marchande et logique non marchande.
Dans une étude sur le fonctionnement détaillé d’une agence locale de l’ANPE, Pascal Lièvre (1984, 1995) montre combien l’information mobilisée à travers des moyens relationnels peut être plus efficace dans une opération de placement (d’embauche) que celle mobilisée à travers des moyens non relationnels.
La tâche des agents de l’ANPE est d’effectuer des « mises en relation » entre des offres et des demandes d’emploi, aboutissant ou non à des « placements » (des embauches).
Ils peuvent procéder selon le principe théorique d’un appariement mécanique, c’est à dire mettre en correspondance les offres « déposées » et les demandes « enregistrées » sur la base des descriptions objectivées des emplois et des métiers résumées dans la codification fine du ROME (Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois).
Ces descriptions sont stockées dans des fichiers (supports électroniques ou papiers) selon la logique de l’appariement des boulons et des vis par taille. Il n’est a priori pas nécessaire que les individus se rencontrent et il s’agit là d’une information médiatisée.
L’autre façon de faire est de s’appuyer sur ses connaissances, ce qui permet aux agents d’identifier de façon beaucoup plus riche demandeurs et offreurs d’emploi : les agents n’agissent pas dans un vide social, et dans nombre de cas de mises en relation, agents, demandeurs et offreurs d’emploi se connaissaient, avec plus ou moins d’intensité, ou commençaient à le faire.
L’enquête a porté sur 3500 mises en relation étudiées selon cette distinction. Elles ont abouti à 1000 embauches effectives. Première chose, plus des deux tiers de ces embauches se sont produites dans un cadre relationnel ou d’interconnaissances : l’ANPE n’est donc pas qu’un moyen d’échange formel.
Mais surtout, la mobilisation d’une information échangée dans un cadre relationnel offre bien plus de chance de réussite aux opérations de mise en relation. Quand l’information transite par un canal relationnel, elle aboutit bien plus souvent à un placement (information relationnelle).
L’auteur distingue par ailleurs le cas où les individus en présence se connaissent peu (information relationnelle non signifiante) du cas où ils se connaissent déjà, dans la mesure où dans ce dernier cas l’intensité de la relation est jugée signifiante pour les deux individus (information relationnelle signifiante). Les résultats, présentés ci-dessous, diffèrent nettement selon les cas :
Tableau 1. Efficacité du placement par l’ANPE selon le canal d’information utilisé. Source enquête Lièvre 1984
Type de canal d’information utilisé pour la mise en relation (MER) | Taux de placement = nombre de MER ayant abouti à un placement / nombre de MER effectuées |
Information médiatisée : MER effectuée uniquement par un canal médiatisé, pas d’interaction | 15% |
Information relationnelle non signifiante : MER effectuée dans le cas où les protagonistes se connaissent peu | 30% |
Information relationnelle signifiante : MER effectuée dans le cadre d’une relation reconnue | 70% |
Ceci appelle trois remarques. Même des organismes considérés dans de nombreux travaux comme des moyens formels de placement (Marry 1992, Forsé 1997 par ex…) sont traversés par les réseaux et fonctionnent mieux de manière réticulaire.
La logique et la nature du support de la transaction sont déterminantes pour que celle-ci puisse aboutir : la logique marchande – l’usage d’un support médiatisé objectif – lorsqu’elle domine, s’avère bien moins efficace que la logique non marchande – l’échange d’information dans un cadre relationnel (Lesueur et Lièvre 1996).
Se retrouve ici l’articulation entre un fonctionnement informel (les relations individuelles) et un fonctionnement formel (le traitement d’annonces objectives et de fiches de description de profils individuels tout aussi objectives) telle qu’établie par Friedberg (1992), de même que l’articulation proposée par Baudry (1994) entre des signaux invisibles (information issue d’une relation interindividuelle) et des signaux visibles (information issue d’un support technique non relationnel quel qu’il soit).
Enfin, ces travaux peuvent trouver par ailleurs des prolongements dans le domaine de la gestion des entreprises, considérées comme des systèmes organisés traitant en permanence des informations circulant à travers des moyens relationnels ou non.
De fait, il n’y a pas que des questions de gestion des ressources humaines qui imposent la prise en compte des dimensions relationnelles : la création d’entreprise et les réseaux d’affaires (Granovetter 1985, 1994), les relations inter firmes (Nohria et Gulatti 1994), voire l’ensemble des activités de l’entreprise peuvent être étudiées sous cet angle.
La prise de conscience de l’importance des réseaux de relations sociales dans la gestion interne des organisations comme dans les relations interfirmes amènent ainsi à ce que les travaux de Mark Granovetter et les idées d’encastrement social du fonctionnement organisationnel trouvent des échos dans le champ des études sur la gestion des organisations ou des entreprises (Huault, 1998).
1.2.6. Conclusion. L’inscription sociale du fonctionnement du marché du travail
On peut maintenant tenter de résumer en quelques mots les points passés en revue. L’échange est donc un acte social complet qui ne peut se comprendre à partir de sa seule dimension économique, et qui met en jeu à la fois deux individus engagés dans une transaction qui a pu ou pourra se répéter, mais aussi tout le collectif des individus participant au même jeu social, c’est à dire entrés et entrant de façon récurrente dans des transactions de même type.
Les opérations qui se produisent sur le marché du travail prennent leurs racines dans des phénomènes conventionnels incluant mimétisme social ; recherche d’approbation, de statut social ou de pouvoir ; adhésion à des normes d’obligation, de coopération ou de justice ; tout ceci étant intimement mêlé à la poursuite plus ou moins égoïste de l’intérêt économique strict.
Et chaque opération contribue dans le même temps à faire exister et à maintenir la forme conventionnelle à la fois cadre, moteur et produit de la transaction.
Enfin, ces transactions ne sont ni immédiates ni instantanées, mais sont situées, encastrées, médiatisées dans des structures relationnelles qui permettent de prendre en charge une partie de l’incertitude qui les caractérise, incertitude radicale quand elle porte sur de l’activité humaine –le travail– et dont le traitement nécessite une certaine épaisseur de temps.
Ces formes relationnelles seront abordées au chapitre 2, à propos du capital social. Il s’agit cependant ici à d’un moment particulier du marché du travail, celui de l’entrée des débutants issus du système éducatif.
les significations sociales des échanges se produisant sur le marché du travail englobent les significations strictement économiques, que signifie alors entrer sur le marché du travail pour les jeunes ? C’est l’objet de la partie suivante (1.3.).