Extériorité relative de l’école vis-à-vis des entreprises,
4.3.1.2. Extériorité relative de l’école vis-à-vis des entreprises, et Etat comme « tuteur » du marché du travail des jeunes débutants : une déconnexion éducation-travail marquée en France
Qu’en est-il en France de cette régulation du « marché » des jeunes débutants ? De nombreux ouvrages ont abordé la question (Agulhon 1994 ; Degenne et Lebeaux 1999 ; Jobert, Marry et Tanguy 1995 ; Rose 1998 ; Roulleau-Berger 2001 ; Tanguy 1994 ; Vasconcellos 1993 ; Verdier 1996), et il n’entre pas dans notre propos de les résumer tous. Leurs analyses convergent cependant peu ou prou.
Jusqu’à la fin des années 50, l’école a été en France traditionnellement pensée indépendamment du marché du travail (Agulhon 1994), dispensant un « enseignement de type encyclopédique, sans souci de préparer à un métier » (Vasconcellos 1993, p. 54). De nombreuses réformes ont peu à peu incorporé et développé l’enseignement de nature professionnelle (Agulhon 1994).
Cependant, le poids des académismes est tel qu’une vision scolaire-académique a continué à dominer le système éducatif, maintenant une forme de socialisation générique sans mise en relation concrète avec le monde du travail.
Ce n’est qu’avec l’apparition de l’alternance en lycée professionnel (1979)105 puis son fort développement, à la fois en apprentissage et dans ces lycées professionnels, au cours de la décennie 1980 que cette mise en relation, source de contacts et d’insertion dans des réseaux professionnels, commence à s’effectuer.
Dans le même temps, la mise en place de filières professionnalisées se développe dans l’enseignement universitaire106…, avec un succès relatif puisqu’elles constituent autant de « tentatives pour détourner les bacheliers des études générales et en inciter un bon nombre à s’engager dans des études à finalité professionnelle précise » (Vasconcellos, p. 87).
Malgré ces diverses tentatives, la professionnalisation des formations initiales menace de devoir rester éternellement un vœu pieu en France (Trouvé 1996), et la hiérarchie du système éducatif français est telle qu’il reste encore dominé par les valeurs académiques et les formes scolaires d’enseignement (Verdier 1996, Rose 1998), à l’opposé par exemple de la « relation étroite entre travailler et apprendre » qui constitue la base du système de formation allemand (Marry 1995).
Deux phénomènes concourent à éloigner les jeunes en formation ou en cours d’insertion des sphères du monde du travail (Tanguy 1994, Verdier 1996 et Rose 1998).
Tout d’abord, spécificité française, la première moitié de la décennie 90 voit une augmentation massive et sans précédent des taux de scolarisation et de la durée des études (« La quasi-totalité des jeunes de 17 ans (91,7% exactement), les quatre cinquièmes des jeunes de 18 ans (79,6%) et près des deux tiers de ceux âgés de 19 ans (64,1%) sont scolarisés à temps plein, soit dans des proportions nettement supérieures à un pays comme la Grande-Bretagne », Tanguy 1994, p.173).
Ensuite, dès le début des années 1990, tous les jeunes sortant le plus tôt du système éducatif, sans diplôme ou avec comme seul bagage un CAP ou un BEP, subissent un passage quasi obligé par les dispositifs d’insertion.
Cette importance des dispositifs publics d’insertion est née en France au milieu des années 1970, fruit du développement sans précédent des politiques d’insertion des jeunes (Rose 1998).
Il existe ainsi en France une diversité de dispositifs d’insertion qui mobilisent de nombreux acteurs liés au marché du travail et aux pouvoirs publics, comme l’ont montré les approches en terme de transition professionnelle (Rose 1984, 1996)107.
Selon Tanguy (1994) cela susciterait même l’apparition d’une nouvelle activité sociale en voie de définition, l’activité de formation, distincte de l’activité éducative traditionnelle, regroupant sous le terme d’alternance un ensemble de pratiques de « coopération entre les institutions de formation (école ou organismes spécialisés ayant des statuts divers publics ou privés) et les entreprises » (p. 181), et concernant, outre la partie des jeunes scolarisés ou en apprentissage évoqués ci-dessus, les jeunes sortants à la recherche d’un premier emploi.
Cependant, ces rapprochements restent marqués par la forte institutionnalisation du système éducatif français : « les relations établies entre les institutions scolaires (les lycées professionnels et techniques notamment) et les entreprises tendent à définir une forme d’alternance qui se différencie du système dual allemand : dans celui-ci, l’entreprise occupe une place centrale tandis que dans le système français c’est l’établissement scolaire qui occupe cette place » (Jobert, Marry et Tanguy 1995, p. 20).
105 les premières « séquences éducatives » en entreprise font leur apparition en 1979 (Agulhon 1994 ; Vasconcellos 1993).
106 Si les IUT sont apparus en 1966, ils n’ont connu le succès qu’à partir des années 1980, selon Vasconcellos (1993). C’est en 1976 qu’apparaissent les premières licences et maîtrises finalisées par leurs contenus et leurs stages obligatoires (AES, LEA, MASS, MST…) et les DESS ; en 1984, les DEUST recourant à des enseignants venus des entreprises ; en 1990, les IUP dans lesquels les professionnels issus des entreprises sont sensés constituer la moitié des enseignants.
107 Cf. chapitre 1, § 1.3.2.
L’Etat, aidé en partie par les collectivités territoriales, assure donc massivement la régulation du marché du travail des jeunes, à travers le développement des politiques d’insertion et de formation professionnelle initiale.
Mais d’autres phénomènes entrent en ligne de compte : le système éducatif reste encore très centralisé, les liens école-entreprises sont toujours les plus prégnants au niveau national, et les logiques dominantes sur le marché du travail sont celles des marchés internes, organisés autour de l’entreprise, privilégiant l’expérience professionnelle et entraînant un certain déclassement à l’embauche (Rose 1998, pp. 144-145).
Ceci amène J. Rose, reprenant E. Verdier108 (1996), à identifier une « conjoncture sociétale française », définie par des caractéristiques suivantes : « poids du diplôme et hiérarchisation des savoirs, forte institutionnalisation du système éducatif et relative extériorité vis-à-vis des entreprises, rationnement de l’emploi, importance de la compétition individuelle, structuration des marchés du travail par des marchés internes fondés sur l’ancienneté » (1998, p.146).
108 Lui-même s’appuyant sur les analyses sociétales de M. Maurice, F. Sellier et J.-J. Silvestre (Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne, Paris, PUF, 1982, coll. Sociologies).
Nous retiendrons de tout cela que la régulation des processus d’entrée dans la vie active par l’Etat et les dispositifs de politique publique d’insertion intercale de fait entre les élèves sortant de l’école et les entreprises une sorte de sas au sein duquel la socialisation se réalise par tâtonnements, essais/erreurs, attentes… comme l’ont montré nombre d’auteurs (cf. chapitre 1.).
Cette organisation, ces acteurs et ces dispositifs contribuent à éloigner d’autant les entreprises de l’école. Ils assurent d’une certaine façon les processus de médiation entre école et emploi selon l’expression de Jobert, Marry et Tanguy (1995), ou encore « le lien social défaillant » tels que l’identifient certains travaux du Centre d’Etudes de l’Emploi (Baron et alii 1995 ; Bessy et Eymard-Duvernay 1997).
Le constat est net, selon L. Tanguy : « Produit d’évolutions structurelles, cette propension à un allongement des études a été largement organisée par les politiques éducatives et d’insertion des jeunes.
Aussi peut-on dire que l’entrée des jeunes au travail ne s’accomplit plus au sein et à la charge des entreprises mais au sein d’un ensemble de dispositifs dont les cadres et les modalités de fonctionnement sont définis par l’Etat (…) » (1994, p. 173).
Enfin, Degenne et Lebeaux (1999) résument à leur façon ce décalage maintenu entre logique scolaire et monde du travail en France. Cette désarticulation se manifeste dans la mesure où les employeurs se calent fortement sur le diplôme ou le niveau de formation comme signe de valeur sur le marché du travail, tandis que dans le même temps ils reportent à l’extérieur de l’entreprise la nécessaire phase de socialisation professionnelle de ces jeunes.
C’est donc aux pouvoirs publics, via les politiques d’insertion professionnelle, qu’incombe la prise en charge de cette phase de socialisation/sélection.
L’objet de cette phase est alors l’acquisition par les jeunes d’un capital social défini comme « l’ensemble des savoirs nécessaires pour être reconnu dans un univers professionnel donné et qui permettent d’y être intégré ».
En reprenant l’ensemble des points évoqués ici, deux mouvements de sens opposés se dessinent depuis le début des années 1990.
D’un côté un rapprochement s’opère entre école et entreprise (cf. introduction générale) : injonction à la reconnexion au niveau national (création du Haut Comité Education Economie, relance des Commissions Professionnelles
Consultatives) ; obligations de mises en contact au niveau des établissements à travers les formes pédagogiques de l’alternance, développement des conventions de jumelage, etc. (Agulhon 1994 ; Tanguy 1994).
José Rose (1998, pp. 102-103) repère aussi ce mouvement à travers une certaine décentralisation des négociations de branche, la création de diplômes professionnels (Bacs Pro), ou encore le développement de l’alternance sous toutes ses formes.
De l’autre, le fort développement de la scolarisation d’une part majoritaire des jeunes et l’importance des dispositifs de politique publique d’insertion associée aux différentes pratiques de l’alternance (Tanguy 1994) renvoient à l’existence d’un sas maintenant une certaine distance entre jeunes élèves sortants de formation et milieux professionnels.
De plus, si le principe de l’alternance est bien l’occasion d’un développement corrélatif de conventions ou d’autres formules d’associations entre représentants du monde éducatif et représentants du monde de l’entreprise, rien ne garantit l’existence d’engagements interindividuels réels entre les acteurs des établissements de formation ou des entreprises sur le terrain.
Toutes ces analyses sont ainsi en accord pour reconnaître que cette proximité voulue entre le système éducatif français et les milieux de travail pour la mise en relation concrète avec le monde du travail reste encore peu marquée.