Capital social : le fruit d’un processus temporel autorenforçant
2.2.6. Ce capital social est le fruit d’un processus temporel autorenforçant
L’apparition et la production permanente de ce capital social, comme sa mobilisation, ne peuvent se comprendre sans prendre en compte la dynamique du fonctionnement au cours du temps de la structure réticulaire dont le dispositif de formation constitue le support organisationnel.
Ce point de vue se situe ici dans la droite ligne de ce que Lazega nomme « (…) les processus dynamiques (…) qui ont des effets (re)structurants sur un milieu social » (1998, pp. 115-117).
Il s’agit là de l’articulation entre le mode d’action des individus et l’organisation du système d’action composé du dispositif de formation et des divers acteurs parties prenantes, et du renforcement de l’un par l’autre au cours du temps, un processus temporel allant en permanence de l’individuel au collectif, et du collectif à l’individuel.
Les actions des élèves, des employeurs et plus particulièrement du responsable du dispositif dans la mesure où ses choix d’organisation sont déterminants, tendent à produire ce système d’action d’où émane le capital social collectif ; et ce système d’action sert de bases aux actions de chacun, actions à la fois favorisées par l’existence du capital social et favorisant sa production, dans un processus autorenforçant.
2.2.6.1. Du point de vue individuel
Un premier aspect de ce processus se perçoit au niveau individuel. Il correspond à la constitution, l’évolution et la transformation des ressources relationnelles des élèves au cours de leur cheminement professionnel et plus largement biographique, en fonction des milieux dans lesquels ils évoluent.
Chacun ayant accès aux ressources relationnelles du milieu qu’il fréquente, les élèves disposent à l’entrée en formation d’un réseau relationnel relativement peu étendu au plan professionnel, limité aux acquis familiaux et aux amis, en général assez peu pertinents pour l’accès au milieu da travail visé48.
Au cours de leur formation, les contacts qu’ils établissent avec ce milieu via le dispositif de formation constituent les premières relations effectivement professionnelles marquant le début de leur parcours dans la vie active et à partir desquelles vont se constituer leurs ressources relationnelles futures.
Ces relations qui étaient auparavant celles du dispositif de formation deviennent aussi les leurs. Il en résulte que leurs ressources relationnelles s’enrichissent, que leur nature se modifie, et qu’elles deviennent « accessoirement » (cf. point 2.2.5.2.) plus pertinentes pour les actions relevant de la mobilité sur le marché du travail.
48 Sauf dans les cas d’une partie de l’apprentissage menant aux métiers artisanaux traditionnels de cette voie de formation, dans laquelle d’ailleurs l’entrée en formation est en fait vécue comme une entrée dans la vie active.
2.2.6.2. L’essence collective du processus
L’essence du processus, et son second aspect, est lui identifiable au niveau collectif. Il s’agit cette fois-ci de la façon dont se constitue et s’entretient un volume conséquent de relations propres au dispositif de formation et situées dans le milieu professionnel.
Dans le système réticulaire d’où émane le capital social, composé des professionnels, du responsable du dispositif et des élèves, les élèves sont les éléments mobiles circulant de l’organisation éducative à l’organisation productive (cf. Gazier 1997). Décomposons le processus, en repartant du point précédent :
- un élève trouve son emploi par l’intermédiaire d’une relation du dispositif de formation ;
- certes cet élève a enrichi son stock de ressources relationnelles en y intégrant cette relation (cf. § précédent), mais le dispositif de formation ne l’a pas perdu pour autant, il est même possible que la qualité de cette relation professionnel-dispositif de formation s’en trouve renforcée puisqu’un lien avec ce dispositif a permis au professionnel d’embaucher ;
- et surtout, cet élève change de statut après embauche et devient un nouveau contact professionnel propre au dispositif de formation, contact qui sera mobilisable par les nouvelles générations d’élèves qui vont suivre ; le volume des liens du dispositif de formation s’est accru d’un nouveau lien, le capital social collectif a augmenté.
- sous la condition que le responsable organise son dispositif de formation en conséquence, ce phénomène se produit alors pour de nombreux élèves ;
- et il se renforce au cours du temps, chaque nouvelle promotion annuelle d’élèves circulant de l’école au monde professionnel générant son lot de nouveaux contacts potentiels.
- enfin, les systèmes relationnels sont soumis à une certaine entropie49. Pour être complète, la description du processus demande de prendre en compte un phénomène d’érosion naturelle : si les acteurs peuvent entrer dans une relation, ils peuvent aussi en sortir. Ceci nécessite alors un travail de maintenance de la part du responsable du dispositif de formation.
Tout d’abord, à court terme, la présence en permanence d’un nombre conséquent de relations de type professionnel centrées sur le dispositif de formation n’a rien de spontané et les liens demandent à être entretenus.
Enfin ces liens ne sont malgré cela pas éternels et une certaine déperdition se manifeste sur la durée : ils peuvent en effet disparaître pour des motifs très divers et indépendants d’une préoccupation de maintien ou de suppression de capital social (mutations, changements de poste voire de milieu professionnel, usure « naturelle », etc..). Il s’agit alors de les renouveler, ce travail de « recréation » de liens par le responsable du dispositif s’appuyant sur la récurrence des flux annuels d’élèves.
49 Comme le montre a contrario la nécessité des rituels symboliques pour les entretenir (Lazega 1998, p. 117).
2.2.6.3. Un processus cumulatif
Ainsi le capital social apparaît comme le résultat d’un processus de production/reproduction des liens entre le dispositif de formation et le milieu professionnel visé, entretenu par le responsable du dispositif, avec plus ou moins d’efforts selon son stade de développement.
Chaque élève issu du dispositif de formation et entré dans le milieu professionnel visé augmente le nombre de liens existant entre ce dispositif et le milieu en question.
Pour reprendre les termes de Coleman, il se produit une sorte de mouvement d’aller et retour qui fait que le capital social collectif est mobilisé par l’individu à partir du moment où il y a accès, et que dans le même temps, cette mobilisation de capital social par l’individu renouvelle et crée du capital social avec sa part de nouveauté, de spécificité, etc.
Qui va venir alors s’incorporer à la ressource collective, devenant à son tour un bien collectif pouvant faire l’objet d’une utilisation par de futurs élèves ou par les personnes assurant le fonctionnement du dispositif de formation.
Le processus est cumulatif, sa position est autorenforçante, et son effet ne se fait pas seulement sentir sur le stock de ressources relationnelles mobilisable, mais aussi dans la création d’une réputation au sens d’être connu des professionnels qui se rencontrent et en parlent, ou dans l’accroissement de la légitimité du dispositif de formation.
Ceci renforce d’une part la position du dispositif vis à vis de du milieu professionnel visé (effet de réputation, “ d’évidence ”, de fourniture de stage, etc.) et d’autre part le nombre de canaux d’accès pour les élèves, ce qu’il est possible de nommer comme un effet global d’amélioration de la position structurale du dispositif vis à vis du milieu professionnel visé.
Bien que non essentiel dans ses travaux, Granovetter (1973) avait perçu une part de cet aspect processuel du développement des systèmes réticulaires.
Selon lui, si les liens faibles sont une ressource importante au plan individuel pour effectuer une mobilité professionnelle ou sociale, ils jouent au plan macroscopique un rôle de cohésion sociale dans la mesure où, quand une personne change d’emploi de cette façon, elle crée un nouveau lien faible entre des « réseaux » peu connectés et renforce ainsi la cohésion d’ensemble.
Ainsi, si l’on veut bien considérer chaque contact du dispositif de formation avec un professionnel comme un lien faible, chaque nouveau lien établi renforce la cohésion entre le système éducatif et le monde du travail.
Enfin, le processus qui vient d’être décrit ne prend tout son poids qu’au cours du temps, d’où l’importance de l’ancienneté et de l’histoire du dispositif de formation pour en percevoir les effets.