Chassés-croisés de l’art et du design

Chassés-croisés de l’art et du design
3.4- Chassés-croisés de l’art et du design

(titre emprunté à Catherine. Millet1)

L’analyse précédente peut être complétée, en ayant un regard sur les différents événements, sur les initiatives mises en place au cours des dernières décennies, par des artistes visant à la création d’objets utilitaires.

a) L’artiste à la place du designer

Ce qu’on appelle la « société de consommation » met les artistes au pied de l’avalanche des objets. Le « déjeuner en fourrure » de Méret Oppenheim est un rebut qui laisse notre esprit en suspens, tandis qu’un interrupteur démesurément agrandi d’Oldemburg nous colle vraiment le nez sur un objet à la fois banal et tout puissant du monde moderne, et qu’une compression de César nous expose le destin exact de l’un des principaux fétiches de ce monde.

Cette attention portée aux objets ne produit pas que des gestes qui les détournent de leur fonction; elle suscite aussi l’envie de les maîtriser dès leur conception, de répondre en quelque sorte au défit de la créativité industrielle.

Témoin d’un prise de conscience, les premières tentatives sont un peu confuses. François Mathey organise en 1962 une exposition au musée des Arts Décoratifs intitulée : « Antagonismes 2, l’objet ». C’est un véritable bric-à-brac, que le catalogue appelle inventaire, de projets d’architecture (collaboration de Parent, Klein, Tallon) de prototypes d’objets dont on imagine mal la fabrication en série (lit en bois sculpté de Mathieu) ou de choses énigmatiques entre l’œuvre d’art et le bricolage (épouvantail à moineaux de Chaissac). En fait, ceux dont les réalisations répondent le mieux à l’espoir exprimé dans la préface du catalogue, de voir ces objets multipliés  » à des milliers d’exemplaires », sont des personnalités aujourd’hui bien connues du monde du design, tel que Bertoia ou Charlotte Perriand.

Quatre ans plus tard, François Mathey à nouveau, présente à la galerie Laroche l’exposition « L’objet 2 ». Le même mélange s’y trouve : artistes (Arman, Rancillac…) et designers (Tallon, Patrix…). Les intentions ne sont pas claires : s’agit-il d’encourager les artistes à rivaliser avec les designers ( Antagonismes 2 évoque l’hostilité du créateur à l’égard des « ingénieurs stylistes ») ou de soupçonner les designers de piller les artistes(dans « L’objet 2 », il est dit : « Le styliste repense un objet, mais l’artiste le métamorphose ».

1 Texte intitulé « ratages et chassés-croisés », Design français, trois décennies, Paris, APCI- Centre G. Pompidou, 1987.

b) vers le public

Assez vite, dans les années qui suivent, parce qu’aux alentours de 68 les artistes éprouvent le besoin de redéfinir leur rôle dans la société, les options vont se préciser. L’idée que l’artiste aurait pour mission de corriger esthétiquement un environnement visuel pollué s’efface peu à peu.

Ce qui prime, c’est de redonner aux gens les moyens d’appréhender le monde moderne. L’artiste se veut un éveilleur des consciences et des sensibilités. Il lui faut aller à la rencontre du public, dans la rue mais aussi dans ses espaces privés : lui faire toucher des objets usuels ou non. Vasarely, par exemple mise sur le contact direct, dans Plasti-cité, l’œuvre plastique dans votre vie quotidienne, il écrit :

« Puisqu’il n’est pas permis à tout le monde d’étudier profondément l’art contemporain, à la place de sa compréhension nous préconisons sa présence. »

En 1969, François Arnal ne pouvant se remettre à peindre comme si de rien n’était, fonde l’Atelier A qui édite des objets, principalement du mobilier et des luminaires, conçus par des artistes. L’objectif est de toucher un nouveau public, de sortir de l’atelier tour d’ivoire.

L’Atelier A était animé d’une volonté pédagogique : par exemple les objets étaient vendus accompagnés d’une fiche d’information sur le créateur. Mais ceux qui acquéraient ces objets appartenaient déjà, pour la plupart, au groupe des amateurs convaincus de l’art contemporain. En dépit d’une activité intense (environ 150 objets dus à des artistes tels que César, Arman, Annette Messager, Télémaque, Venet…),l’Atelier A ne réussit pas à survivre financièrement et ferma en 1975.

c). Liberté d’artiste et contraintes de marché

Depuis les années 80, les images circulent beaucoup plus facilement entre le domaine de l’art et celui des arts appliqués. Les artistes de la figuration libre se sont d’abord inspirés de la BD et du graphisme. Ils mènent des carrières de peintres mais ne dédaignent pas de renvoyer leurs images dans les circuits plus médiatiques de la mode et de l’industrie.

Combas, Blais, Blanchard, Garouste ou Ben ont dessiné sur les robes de Castelbajac; Boisrond imagine des motifs pour les tissus Boussac, les frères Di Rosa des jouets pour Strarlux.

Les échanges entre les différentes catégories de la création artistique s’opèrent aussi à présent dans les systèmes de références. R. Guidot1, dans le numéro d’Art Press consacré au design dit ceci : les arts plastiques, dans leurs avant-gardes de la première moitié du siècle, semblent avoir plus d’influence que les arts appliqués, dans leurs innovations de la même époque, sur les expériences qui s’adressent aujourd’hui à la production d’environnement utilitaire. Par exemple, la table triangulaire d’Elisabeth Garouste et Mattia Bonetti est plus proche d’une toile de Kandinsky des années 25-30 comme Accent en rose, que d’une table Art Déco.

Et parallèlement, on enregistre dans le domaine de la peinture, de la sculpture, des installations un afflux de références au design et à la décoration !

L’intérêt des artistes pour le design est passé de l’ordre de l’utopie à celui d’un registre de signes. David Salle, comme Catherine Millet l’a souligné, fait figurer dans le descriptif technique de certains de ses tableaux, l’expression « chaise de Eames », au même titre que « encre de chine » ou « papier japon », la chaise en question devient alors un terme générique désignant une catégorie de matériel.

Pour autre exemple citons les porte-manteaux « 50 » et chaises de cuisine dont Patrick Saytour fait usage; en s’intéressant au kitsch, il dénonce par ces objets signes les principes du modernisme.

Si un certain nombre d’artistes ont choisi ou choisissent spontanément l’objet utilitaire comme moyen d’expression, dans le même temps, des firmes productrices d’objets industriels font parfois appel à eux. Ainsi, la société italienne Artémide a demandé à quelques artistes (Pistoletto, Kosuth, Paladino, Chia…) d’imaginer meubles, sièges et luminaires.

Le résultat de cette tendance appelée Métamemphis fut la création d’œuvres uniques, vendues à des prix élevés et qui ne répondent pas forcément aux qualités fonctionnelles requises. Il semble que Artémide ait conçu Métamemphis comme un moyen promotionnel, une forme de publicité2.

Il existe tout un courant artistique qui semble entretenir délibérément une ambiguïté entre art et design : d’une part, en systématisant le principe du ready-made (appropriation de l’objet usuel), c’est-à-dire en renonçant aux critères du Beau et en signant les effets plastiques des objets qui lui servent de matière première, d’autre part, parce que les réalisations d’artistes, mieux diffusées grâce au développement des institutions muséographiques, à l’attention que leur portent les médias et à un marché spéculatif de plus en plus large, modifient le statut de sa production : Les œuvres sont devenues, au même titre que n’importe quel objet usuel, des marchandises.

1 Des goûts et des « ismes », à l’heure du design, Art Press, hors série n°7, 1987.

2 Propos de Gillo Dorflès, recueillis par JC. Conesa et V. Lemarchands, Caravelles 2, Lyon, Totem, 1991.

Catherine Millet lance : « il y a de quoi gloser, par exemple, sur l’icône warholienne, issue de l’imagerie commerciale et retournant au statut d’objet de consommation. »

Pour synthétiser, nous citerons à nouveau C. Millet :

« Ce que l’art a raté dans son aventure au pays du design, il réussit à le penser dans sa relation à la jungle du marché, et ce que le design rate en renonçant à l’économie des moyens et à la fabrication standardisée, lui permet de réussir là où l’art a raté. » ( Elle fait ici référence aux « nouveaux designers » qui revendiquent une liberté d’artiste)

Les avant-gardes du début du siècle, rêvaient d’un art total. Ils ont tenté de réaliser ce rêve dans la réconciliation de l’art et de la quotidienneté, en cherchant à établir un dialogue avec leurs semblables, par l’embellissement de l’environnement.

Si les échanges qui se sont établis entre le domaine des arts et celui du design (pris au sens large d’une structuration de l’environnement), se sont révélés parfois en échec, la fracture entre l’art et le design, l’art et la société s’atténue peu à peu.

« Le design vient d’un désir utopique de changer le monde (…) La qualité n’est pas dans la richesse formelle, mais dans le fait qu’il discute toujours de la réalité et de l’utopie. » Enzo Mari.

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