La reconnaissance d’une vie personnelle du salarié

La reconnaissance d’une vie personnelle du salarié – Paragraphe 2 :
La notion de vie privée fut et demeure très utilisée par les justiciables. Mais elle ne saurait englober la totalité des situations conflictuelles entre employeur et salariés et qui ont pour objet des ingérences dans la vie extra-professionnelle de ces derniers. Les juridictions eurent beau essayé de l’étendre, le domaine de la vie privée « ne rend pas compte de toute l’autonomie dont jouit le salarié aussi bien dans sa vie extra- professionnelle que dans sa vie professionnelle45 ». C’est pourquoi nous nous efforcerons de démontrer les insuffisances de ce concept (A) afin de mettre en lumière par la suite l’idée de vie personnelle du salarié (B).
A – Les insuffisances de la notion de vie privée
La définition de la vie privée que nous tentions de donner n’est pas exhaustive. Elle a en effet un caractère attractif qui a conduit le juge, et même le législateur, a y inclure des éléments de vie davantage soumis à une publicité.

44 J. SAVATIER, « La protection de la vie privée des salariés », Dr. soc., 1992, p. 329.
45 P. WAQUET, « Vie personnelle et vie professionnelle du salarié », C.S.B. Paris, 1994, n° 64, p.289.

Pour preuve, la Déclaration des libertés et droits fondamentaux adoptée par le Parlement européen le 12 avril 1989, à l’article 6, garantit à chacun le respect et la protection de son identité ainsi que le respect de sa vie privée et familiale, de sa réputation, du domicile et des communications. Cela dépasse largement l’intimité de la vie privée.
Ensuite la Cour de justice des Communautés européennes a reconnu, dans un arrêt du 5 octobre 1994, le caractère fondamental du droit au respect de la vie privée à l’occasion du test de dépistage du sida imposé lors de la visite médicale d’embauche : la personne qui s’y soumet a le droit de tenir secret son état de santé. C’est bien un élément de vie personnelle mais y va-t-il réellement de la vie privée stricto sensu ? A propos d’un colloque intitulé « Travail, libertés et vie personnelle du salarié », le professeur VERDIER justifiait le refus de traiter de la vie privée par le fait qu’on a souvent donné à cette notion une compréhension plus large qui englobe des éléments de la vie « publique », ostensibles mais personnels46.
La décision de la Chambre sociale du 22 janvier 1992 est à ce titre particulièrement frappante puisque, pour la première fois, le juge s’est appuyé sur l’article 9 du Code civil pour contrôler la cause réelle et sérieuse d’un licenciement. Une salariée, secrétaire d’un concessionnaire Renault, avait été licenciée pour avoir acheté un véhicule de la marque Peugeot. Les juges ont retenu que « dans sa vie privée, le salarié est libre d’acheter les biens, produits ou services de son choix » pour déclarer illégitime le licenciement de la secrétaire. S’il est certain que l’employeur n’avait pas à s’immiscer dans les choix automobiles de ses employés, le visa de l’article 9 du Code civil est cependant contestable. Le professeur SAVATIER a fort judicieusement critiqué ce fondement en remarquant que « la Cour de cassation paraît ainsi assimiler vie privée et vie extra-professionnelle alors que, dans l’interprétation de l’article 9, on a plutôt l’habitude d’opposer vie privée et vie publique47 ». En effet quoi de plus public que de circuler dans une automobile d’une marque quelconque ? Les faits reprochés à la salariée étaient extérieurs à la relation de travail et échappaient au lien de subordination. L’employeur a donc porté atteinte à un élément de la vie publique.

46 J.M. VERDIER, « Interaction entre vie personnelle et vie professionnelle à l’intérieur et à l’extérieur de l’entreprise » in coll. Travail, libertés et vie personnelle du salarié, Gaz. Pal.,1996, 2e sem., p. 1419.
47 J. SAVATIER, op. cit., p. 330

Toujours selon l’auteur, la Chambre sociale a voulu délimiter les abandons possibles de liberté du fait du contrat de travail en posant en principe la liberté du salarié pour ce qui relève de sa vie extra-professionnelle. Mais le recours à l’article 9 du Code civil ne se justifiait pas.
Par la suite, la jurisprudence va prendre garde à ne pas viser l’article 9 dès lors qu’un salarié est menacé dans sa vie extra-professionnelle. Ainsi le 1er juin 1994, la Chambre sociale évite-t-elle l’écueil en se contentant d’une formule plus laconique : à propos de l’employé d’un hôtel blâmé pour avoir garé sa voiture sur le parking public destiné aux clients, elle relève que « l’interdiction litigieuse apportait aux libertés individuelles et collectives une restriction injustifiée ».
Il existe donc des atteintes intolérables aux libertés du salarié et qui ne peuvent être sanctionnées comme attentatoires à la vie privée. Il est donc nécessaire de retenir concept plus large. Le professeur Michel DESPAX avait retenu, en 1963, l’appellation de vie extra-professionnelle. L’expression est certes plus vaste mais elle n’est pas heureuse car elle ne définirait l’être humain qu’en fonction de l’alternative basée sur ce qui relève du professionnel ou de l’extra-professionnel. Cette perspective est centrée sur le travail, or il convient de mettre l’accent sur l’individu doté de libertés et de droits fondamentaux inhérents à sa personne. De plus cette expression néglige une part de l’autonomie qui doit être reconnue au salarié pendant ses heures de travail et sur son lieu de travail car, même dans ces circonstances, l’abandon de certaines libertés n’est jamais total.
C’est pourquoi le Conseiller Philippe WAQUET, souhaitant rendre compte de toute l’autonomie dont jouit le salarié aussi bien dans sa vie extra-professionnelle que dans sa vie professionnelle, a proposé la dénomination de vie personnelle.
B – La substitution du concept de vie personnelle
1 – La proposition doctrinale
La vie privée proprement dite ne protège que l’intimité de l’individu sans prendre en compte la partie extra-professionnelle de son activité. Après avoir mis en exergue ces défaillances, M. WAQUET a défendu le concept de vie personnelle du salarié « pour désigner les questions posées à l’entreprise par des paroles ou par des actes du salarié ne relevant pas directement de la vie professionnelle48 ».
Ce concept ne remplacerait pas celui de la vie privée. Cette dernière s’y trouve incorporée, constituant le « noyau dur » de la vie personnelle, aux côtés d’autres secteurs qui font du salarié un homme libre. L’auteur y ajoute donc l’exercice des libertés civiles, c’est-à-dire liberté de mariage, de propriété, de consommation ainsi que les droits qui garantissent au salarié la qualité de citoyen, tels le droit de vote, le droit d’expression politique ou religieuse, bref le droit de participer à la vie sociale, culturelle et sportive. De manière générale, tous les faits et gestes du salarié en-dehors de son activité professionnelle relèvent de sa vie personnelle et ne sauraient être sanctionnés par l’employeur. La majeure partie de ces libertés est, qui plus est, garantie par le bloc constitutionnel.
Cet élargissement de la protection des libertés du salarié peut être mis en parallèle avec la volonté du législateur de mettre un terme à des abus commis par les entreprises, et l’on pense notamment à la création de l’article L.120-2 du Code du travail à l’occasion de la loi du 31 décembre 1992. Donnant suite au rapport de M. LYON-CAEN sur « les libertés publiques et l’emploi 49», l’article L.120-2 est une innovation majeure puisqu’il généralise à toute la relation de travail l’interdiction des restrictions injustifiées prévue à l’article L.122-35 pour le règlement i
ntérieur : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Le rapprochement entre l’article L.120-2 et le concept de vie personnelle du salarié, nés dans un intervalle proche, est de ce point de vue remarquable. Les seules restrictions légitimement portées à la vie personnelle doivent s’expliquer par la nature du travail effectué et doivent être proportionnées au but recherché.
La subordination est donc cantonnée au temps et au lieu de travail, lorsque s’exerce le pouvoir de direction de l’employeur. Dès lors, les mesures prises par celui-ci à l’encontre de ses salariés ne se justifient que par l’inexécution ou la mauvaise exécution du contrat de travail. Le professeur FROUIN va jusqu’à envisager un renversement des logiques : « le respect de la personne du salarié est la règle. Et la subordination est strictement cantonnée à sa vie professionnelle50 ». Cette dernière est, toujours selon l’auteur, conçue par opposition à la vie personnelle mais selon M. WAQUET, la situation n’est pas aussi radicale que cela. En réalité la vie personnelle se superposerait à la vie professionnelle, créant ainsi des zones d’interférences. Nous aurons l’occasion de revenir ultérieurement sur les interactions entre ces deux facettes de la vie.

48 P. WAQUET, « Vie personnelle et vie professionnelle du salarié », op. cit., p. 289.
49 G. LYON-CAEN, Rapport Officiel « Les libertés publiques et l’emploi », Documentation Française, 1992

2 – Les premières applications jurisprudentielles
Avant d’employer le vocable de vie personnelle, la jurisprudence s’est attelée à faire respecter les libertés du salarié pendant et hors du travail. Après l’arrêt déterminant du 17 avril 1991, la chambre sociale eut notamment à se prononcer sur l’illicéité d’un système de vidéo surveillance installé à l’insu des salariés51. Dans un registre différent, les salariés ne sont pas obligés de participer à une activité ludique extra-professionnelle organisée par l’entreprise52.
La liberté devient la règle et la contrainte, l’exception. Les juridictions recherchent donc si le comportement des salariés provoque des nuisances inacceptables pour l’entreprise. Avec le temps, leur formulation s’est affinée. Les atteintes aux libertés ont d’abord été autorisées « dans des cas très exceptionnels où les nécessités des fonctions l’exigent impérieusement53 », puis l’on s’est intéressé au « trouble objectif » causé dans l’entreprise54. La formulation de l’article L.120-2 du Code du travail, qui reflète la conception de la vie personnelle, est issue de l’arrêt Corona rendu par le Conseil d’Etat le 1er février 1980 relativement au règlement intérieur55 et qui fut reprise dans la loi du 4 août 1982 à l’article L.122-35.
Le concept de « vie personnelle » est finalement entré dans le vocabulaire de la chambre sociale lors d’une décision du 14 mai 1997. Un gardien d’immeuble s’était violemment querellé avec un locataire mais en-dehors de ses obligations professionnelles.

50 J.Y. FROUIN, « Lien de subordination et vie personnelle du salarié », liaisons soc., mars 1999, p. 52.
51 Cass. Soc., 20 novembre 1991, Neocel c/ Spaeter, R.J.S., 1/92, n° 1.
52 Cass. Soc., 8 octobre 1996, R.J.S., 11/96, n° 1149.
53 Cass. Soc., 19 mai 1978, D. 1978, p. 541, concl. Schmelck.
54 Cass. Soc. 17 avril 1991, précité.
55 C.E., 1er février 1980, Dr. soc., 1980, p. 310, concl. Baquet.

La solution de la cour d’appel est confirmée en ce qu’elle considère ces agissements du salarié comme relevant de sa vie personnelle et ne constituant pas une cause de licenciement56.
La Haute juridiction marque sa préférence pour la dénomination de « vie personnelle » encore plus nettement dans un arrêt du 16 décembre 1997 relatif au licenciement pour faute grave d’un clerc de notaire57. Cette faute est née de la publication dans la presse locale d’une condamnation pénale de l’intéressé pour « aide à séjour irrégulier d’un étranger ». La cour d’appel a retenu l’existence d’une faute grave pour établir la cause réelle et sérieuse du licenciement en raison des répercussions publiques de l’information « de nature à nuire à la bonne réputation de l’office notarial ». La chambre sociale casse au motif que « le fait imputé au salarié relevant de sa vie personnelle ne pouvait constituer une faute ». Elle fixe ainsi des limites au pouvoir de direction de l’employeur à travers son pouvoir de sanction. Mais cela n’exclut pas la possibilité de licencier sur un motif inhérent à la personne du salarié lorsque ce dernier est à l’origine d’un trouble qui menace les intérêts de l’entreprise. En l’espèce, cela était exclu du fait que le trouble causé – le retentissement public de la condamnation – échappait à la volonté du salarié.
Plus récemment, la Cour de cassation a censuré un arrêt d’appel qui jugeait légitime le licenciement d’un employé de banque. Celui-ci, à force de contracter des crédits, se retrouvait dans une situation financière désastreuse. Malgré les avertissements de son employeur, il persévéra et devint insolvable. Pour la Cour de cassation, le motif soulevé par l’employeur empiétait de manière illicite sur la vie personnelle du salarié et aucun trouble objectif n’était caractérisé dans l’entreprise58. Ce n’est pas parce qu’un salarié travaille dans le milieu bancaire que l’employeur peut surveiller la gestion de son patrimoine propre. On peut être banquier et mauvais gestionnaire !
Le concept de vie personnelle semble désormais adopté par la jurisprudence qui trace ainsi une zone d’autonomie plus complète en faveur du salarié. Pour Philippe WAQUET, il s’agit « d’une liberté essentielle, d’un droit fondamental constituant un rempart contre l’envahissement, qui s’effectue aussi insidieusement que constamment, des exigences de l’entreprise59 ».

56 Cass. Soc., 14 mai 1997, R.J.S., 6/97, n° 758.
57 Cass. Soc., 16 décembre 1997, sem. jur., 1998, n° 25, p. 1119, note Escande-Varniol.
58 Cass. Soc., 16 décembre 1998, Bull. civ., V, p. 417, n° 559.
59 P. WAQUET, « Les libertés dans l’entreprise », op. cit., p.340.

Cette terminologie nouvelle pourrait bien dissimuler un véritable renversement des perspectives dans la relation contractuelle de travail. Le lien de subordination serait strictement délimité par les obligations professionnelles de façon à restaurer une plus grande autonomie au salarié dans sa vie hors de l’entreprise.
La notion de vie personnelle s’inscrit dans la continuité d’une volonté de restituer aux Droits de l’homme et aux libertés fondamentales une place prépondérante dans un rapport de force particulièrement déséquilibré : le contrat de travail. Cela augure un rééquilibre de la relation entre les parties puisque le contrôle judiciaire du respect par l’employeur de la vie personnelle du salarié amène à poser des bornes au pouvoir de direction.
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Mémoire de Droit Social – D.E.A. de Droit privé
Université de Lille 2 – Droit et Santé – Faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales

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